samedi 3 mai 2014

Je de dupes

Aujourd’hui, j’ai le sentiment que je vais mourir.

 Il règne autour de moi une sorte d’agitation frénétique parfaitement inhabituelle. Quelque chose se passe à l’extérieur mais je n’ai aucune idée de ce que ça peut être. Je suis cependant confiante car je ne crois pas vraiment à ce pressentiment morbide.
Quand je me suis levée ce matin, j’avais encore des étoiles plein les yeux. En fait, je me suis mariée hier. De façon très confidentielle, juste le prêtre et nos témoins. Lui portait un bel uniforme et moi une jolie robe bleue. Petite, bien sûr, j’avais rêvé d’un grand mariage, de ceux qu’on peut voir dans les contes de fées. Mais ce qui m’importe aujourd’hui, c’est surtout d’avoir enfin épousé l’homme que j’aime depuis toutes ces années. La journée ayant si bien commencé, je ne vois donc vraiment pas ce qui pourrait en entacher la douceur. J’ai alors pris la décision, après avoir avalé un bon petit déjeuner, d’aller faire une petite apparition surprise dans le local où j’étais à peu près sûre de trouver mon nouvel époux. Un rapide coup d’œil dans le miroir, et me voilà en train de descendre les escaliers menant au sous-sol.
C’est en jetant distraitement un œil par la fenêtre que j’ai été saisie par cette étrange impression, alors que la lumière du jour s’effaçait peu à peu, laissant place à la froideur de la fée électricité. Je me suis demandé si c’était la dernière fois que je voyais briller le soleil et qu’il m’enveloppait de sa chaleur, si c’était l’ultime baiser du dieu Râ sur ma peau claire. Cette folle idée a cependant vite quitté mon esprit, tout affairé qu’il était aux souvenirs de ma nuit de noces. Un léger sourire est resté accroché à mes lèvres jusqu’à ce que j’atteigne les dernières marches.

C’est le fourmillement de tous ces hommes et femmes courant en tous sens qui m’a sortie de ma rêverie. Ce n’est pas la première fois que je les vois préoccupés mais là, ça semble différent de d’habitude. Soudain je comprends, en les observant, ce qui me paraît aller de travers.

La peur.

C’est la peur que je peux lire sur chacun de leurs visages trop blafards de n’avoir pas vu le jour depuis longtemps.
Je presse alors involontairement le pas, espérant que mon mari va bien, que je me suis trompée et qu’il n’y a rien de grave à l’horizon. Il est vrai que depuis quelques jours sourdent des bruits de couloirs. Je sais bien que je n’étais pas censée les entendre, mais il y a tellement de monde ici qu’il arrive que l’on ne soit pas toujours sur ses gardes. J’ai récemment évoqué, tout à fait innocemment, les propos que j’avais pu intercepter au cours d’une conversation banale avec mon époux mais il m’avait assuré, l’air de rien, que cette rumeur ne l’inquiétait pas.
Et pourtant, en cet instant précis où je traverse l’un des couloirs menant à la salle de réunion, je la sens enfler de toutes parts. Elle envahit l’espace de manière invisible et enserre la gorge de chaque individu croisant ma route, jusqu’à m’étouffer moi aussi. Cet étau immatériel oppresse ma poitrine et les symptômes de la suffocation commencent à apparaître. Je ralentis et respire profondément afin de calmer mon angoisse naissante.
Après quelques instants, mon rythme cardiaque s’apaise et l’air pénètre à nouveau mes poumons normalement. Mais je la sens toujours. Elle rôde, poussant le vice jusqu’à murmurer à mon oreille que la fin est proche. Je ne veux pas y croire. Bien sûr, j’ai écrit à ma meilleure amie que l’avènement de ce monde nouveau pour lequel nous fondons tant d’espoir ne resterait qu’une douce utopie, mais ce n’était somme toute qu’un moment d’abattement, une simple petite baisse de moral. On va mettre ça sur le compte de mon obsession pour le mariage. S’il y avait eu à s’inquiéter, mon valeureux mari m’en aurait parlé, il nous aurait mis à l’abri.
En arrivant devant la porte de la salle de réunion, le souvenir de la maudite rumeur refait surface et retient mon bras alors que je m’apprête à abaisser la poignée de la porte. Cette incertitude va me tuer si je ne me décide pas maintenant à entrer et obtenir des réponses claires à mes questions.
Je découvre une scène de chaos en franchissant le seuil de la pièce. La banale salle d’ordinaire plutôt vide s’était muée en une sorte de quartier général d’urgence, où foisonnaient tout un tas de machines et de planisphères. Je me suis sentie telle une mouche importune au milieu de cette ruche au bourdonnement latent et à l’agitation frénétique, alors que mes craintes prenaient corps et que mes espoirs commençaient à perdre vie.
Je sens que l’on me saisit le bras pour m’entraîner dans la pièce adjacente. Les bruits s’assourdissent et je regarde, hébétée, l’homme qui me fait face.

- Addie, qu’est-ce qui se passe ?
- Le moment approche, ma chérie.

Par cette simple phrase, mon mari me plonge dans le désarroi le plus complet. Dois-je me réjouir et faire mentir la rumeur ou au contraire m’affoler, mon intuition matinale faisant foi ?
Mon profond trouble doit être palpable car Addie me prend dans ses bras et commence à me bercer. Cet homme est mon miracle. Il dépose un baiser sur mon front avant de quitter la salle, me précisant qu’il serait de retour dans quelques minutes. De trop longues minutes pour moi qui suis en cet instant si fébrile et qui me raccroche à l’infinie tendresse que j’éprouve pour lui.
Je repense à ce que je viens de voir de l’autre côté de la porte, un impensable maelström anarchique emportant cette communauté d’hommes et de femmes qui du matin au soir ne jurent que par l’ordre et la discipline. Cela n’a aucun sens, aucun fondement rationnel. Qu’y a-t-il de si crucial que l’on doive me cacher ? A-t-on peur que je compromette une opération décisive en disant une bêtise ou en faisant un faux pas ? Un affreux tourment s’empare de mon esprit, Addie étant resté très évasif dans la réponse qu’il a fournie à ma question.

Je ne remarque que maintenant qu’il y a un vieux canapé derrière moi, trop occupée que j’étais à me noyer dans mes réflexions. Je décide de m’y installer en languissant après le retour de mon mari.
Je n’avais que dix-sept ans quand je l’ai croisé la première fois.
Depuis le jour de notre rencontre, je ne vis que pour son amour, j’ai juré de le suivre où qu’il aille… même dans…

Des larmes envahissent mes yeux et je refoule cette horrible pensée. Après tout, je ne sais pas de quel côté penche la balance. Addie revient et dépose sur la petite table un verre d’eau et un calmant. Il sait que de fortes émotions ne sont pas bonnes pour moi. J’esquisse un sourire en avalant cette pilule ; Addie est vraiment le plus attentionné des maris.
Je m’allonge sur le canapé en attendant que le médicament se diffuse dans mon organisme, et je me mets à rêver. J’imagine notre futur après la victoire de nos idées, je vois de jolies têtes blondes gambader et rire, je nous imagine heureux et confiants.

Un premier frisson me parcours l’échine. Le cachet doit commencer à faire effet.
Un deuxième, puis un troisième frisson font tressaillir mon corps.
C’est étrange, je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà eu de telles réactions avec mes calmants.

Je tremble à présent, la salle a dû se rafraîchir. Je me pelotonne dans le canapé et je ferme les yeux car je suis fatiguée… si fatiguée…

Et puis, plus rien.

Fondu au noir.

Et puis à nouveau des sons, des secousses, des voix desquelles transpirent le doute et l’urgence. Et la nuit s’empare de mon être pour la seconde fois.

Alors que la lumière traverse de nouveau mes paupières depuis ce qui me semble une éternité, je ne décèle dans le décor qui m’entoure aucun élément familier. Un homme en face de moi étudie avec beaucoup d’intérêt une sorte de classeur vert, vierge de toute information extérieure. Il ne porte pas l’uniforme réglementaire, plutôt une sorte de blouse. Un médecin ? Impossible, je connais tous les membres du corps médical autorisés à circuler ici et celui-là n’en fait pas partie. Je sens monter en moi une violente vague de panique. Mon instinct de survie me pousse à remuer bras et jambes afin de vérifier qu’ils sont bien libres de toute entrave. C’est alors que l’homme en blouse lève la tête, tout à sa surprise de constater qu’un élément de la pièce vient de s’animer. Ses yeux croisent enfin les miens. Ses lèvres s’entrouvrent mais aucun son ne les traverse. Après quelques secondes de flottement, il se rue sur une des portes de cette pièce qui m’est toujours inconnue. Il revient accompagné d’une femme, elle aussi en blouse, qui entame une auscultation sous toutes les coutures. Son inventaire achevé, elle commence à me raconter tout un tas de choses que je comprends à peine. La voix qui parvient à mes oreilles semble nimbée de coton et je ne perçois que quelques bribes du flot de paroles que déverse cette femme en blanc. J’entends « surdose, médicament, coma, morte, ramenée, chance, hors de danger ». Les images se brouillent dans ma tête et je me sens soudainement épuisée. Je ferme les yeux et plonge dans un profond sommeil alors que s’éloignent les voix des deux blouses.

Ce n’est qu’au milieu de la nuit que je m’éveille à nouveau, en sueur, et l’esprit bien plus alerte que quelques heures auparavant. Une angoisse sourde ceint ma poitrine et m’empêche de respirer. Car il y a quelques heures, j’étais dans un bunker, un verre d’eau à la main, en train d’avaler un cachet de cyanure pour mettre fin à mes jours.
Il y a quelques heures, nous étions en pleine guerre, et je découvrais que mon camp était en train de perdre la bataille.
Il y a quelques heures, nous étions le trente avril mille neuf cent quarante-cinq, j’avais trente-trois ans, j’étais allemande, et je m’appelais Eva.
Eva Anna Paula Braun, épouse Hitler.
Mais en cet instant présent, dans cette pièce que je comprends être ma chambre d’hôpital, alors que mon cœur se serre d’effroi, je sais.
Je sais que nous sommes en deux mille quatorze et qu’il vient de se passer un événement incroyable.
Je sais que j’ai fait ce qu’on appelle une expérience de mort imminente et que j’ai revécu la vie de celle que j’étais il y a près de soixante-dix ans, avant que je ne sois moi… et que j’ai fait partie de l’Histoire.
Je sais que j’ai aimé l’un des plus abjects personnages de tous les temps, et que j’ai sans doute cautionné, au nom d’une admiration béate engendrée par cette foutue phényléthylamine, le massacre de mon peuple.


Car aujourd’hui je m’appelle Dinah, j’ai quinze ans et je suis juive… et maintenant, je me souviens de tout.

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