Winston H. se leva de bonne heure, bien
qu’il sût que cela ne changerait rien. Rien au fait qu’il resterait toute la
journée dans son vétuste appartement de Paris. Rien au fait qu’il ne mettrait
pas le pied dehors. Calfeutré. Confiné.
Il s’assit à la table.
Son regard se posa un instant sur les
murs gris et sales.
Les rideaux rapiécés.
Le mobilier triste.
La cafetière depuis longtemps hors d’usage ;
depuis si longtemps qu’elle faisait partie du décor, maintenant. Il faudrait
faire sans.
Il se leva.
Winston se regarda dans le miroir. Il
lui renvoyait l’image d’un homme grand, maigre et laid. Un genre de fantôme en
costume sombre, comme sorti d’un vieux film du début du siècle, comme arraché à
« l’enterrement à Ornans » de Courbet ou tiré de la Comédie humaine.
En fait, l’image qui lui était renvoyée n’était même pas vraiment nette.
De toute façon tout était trouble, ici. Trouble
et brumeux.
Oui, il ne s’agissait que d’une journée
de plus dans le brouillard. Une journée de plus à vaincre l’ennui. Vaincre,
vraiment ? Non… S’il y a un ennemi que Winston n’avait jamais vaincu,
c’est bien celui-là. Il allait perdre encore. S’abandonner dans ses bras… jusqu’à
désirer abandonner la vie. Mais après tout, quelle importance ? Car bientôt
il gagnerait : Winston avait un secret, et ce secret, lorsqu’il retentirait,
il en profiterait au plus profond de son être.
« Le rire, le rire, son
Sauveur : Rédemption.
Dieu, déesse, patrie, amour et
seigneur : vénération.
Lorsqu’il pourrait quitter son
appartement, à la nuit tombée, il serait temps de profiter enfin…
Tout devient net, tout devient
clair, et surtout tout devient certain. Il est temps de profiter de la beauté
cachée de ce monde. D’observer la Splendeur avec des yeux pleins d’admiration.
La pièce, souvent large et haute de
plafond, se retrouve tapissée de mille et une teintes de rouge, de vermeil à
bordeaux, de carminé à pourpre. Cet étrange rire est rouge. C’est l’unique
couleur que l’on voit ici. C’est une orgie sublime, aux relents psychotiques.
Lorsqu’il fera nuit, tout son corps s’y abandonnera. Le Rire après tout, est
une fantaisie aux lèvres carmin. »
Dire qu’il ne sortirait pas de chez lui
était tout de même un peu présomptueux. A 8h30 sonnantes, il quitterait son
appartement, descendrait les 5 étages, pousserait la lourde porte de
l’immeuble, arriverait sur le trottoir, ouvrirait la boîte aux lettres,
constatera qu’elle est vide, se rendra alors au kiosque du coin de la rue,
achètera le journal, puis reprendra le chemin en sens inverse avant de s’enfermer
chez lui à double tour. Non pas qu’il craignait quoi que ce soit : il ne
possédait rien qui pût être volé, n’avait pas d’ennemis (ni d’amis en fait) et
se fichait de tout ce qui pourrait lui arriver comme de sa première chemise.
Winston n’était simplement pas homme à laisser sa porte ouverte aux imprévus,
et c’était donc simplement par habitude qu’il la fermait systématiquement.
Aussi loin que remontaient ses
souvenirs, cela avait toujours été comme cela. Aussi triste, aussi sombre et
aussi sale. Aussi froid.Mais peut-être était-ce différent, des années plus tôt.
C’était difficile de savoir, car son esprit embrumé ne lui offrait que quelques
réminiscences d’odeurs de fleurs, de bannières bariolées ou de musiques sentimentales.
Son journal, il le lirait tout-à- l’heure.
Lorsque l’ennui ne serait plus supportable et qu’il hésiterait entre la corde
et le grand saut par la fenêtre. Non pas que lire un journal était la plus
divertissante des occupations, mais cela donnait l’impression d’avoir un but.
Autrement, il restait assis à la table à regarder la grande pendule égrener
lentement les heures.Il ne pouvait se résoudre à rester dans son lit, il ne
pouvait se résoudre à sortir plus d’une fois par semaine (pour faire les
courses), et le peu d’argent qu’il gagnait ne lui permettait ni de boire, ni de
fumer ou d’acheter autre chose que le journal, pour passer le temps. Une
décennie plus tôt, il avait reçu un héritage, d’un parent éloigné et inconnu.
La somme, quoique conséquente, était à peine suffisante pour être rentier, mais
Winston préférait vivre dans la misère avec sa maigre rente que de… faire autre
chose. Autrement, il n’y aurait plus d’ennui. Donc plus la possibilité de
retrouver le rire la nuit.
« Comme dans une vision
divagatrice ou éthylique… Un rêve aérien…
L’horloge se dérèglera, s’il y en a
une, bien sûr. S’il n’y en a pas, eh bien, le temps s’arrêtera, ce n’est pas
plus compliqué.
Animaux chimériques déifiés et
démons mirifiques. Jabberwocky, homme-phalène ou fée
verte. Peut-être un délire aliéné ou dément mais certainement une psychose, une
Psychose, une Terrible Psychose. »
Que le temps passait lentement… Il
fallait pourtant attendre encore au
moins deux heures avant de sortir. Winston prit le journal. Il le lut
entièrement deux fois, comme à son habitude. Fait peu commun, un article en
particulier retint son attention, et le laissa rêveur, même après trois
lectures consécutives. Une fois n’est pas coutume, Winston sourit. Puis il prit
son chapeau (un peu aplati, certes), enfila un manteau usé par le temps et prit
son gros sac. La pendule sonna 21h.
Il se faisait tard, déjà. C’était bien le
moment d’y aller.
« Alors le rire retentit,
incontrôlable, incontrôlé. Splendide.
La noirceur s’évanouit encore dans
une orgie brûlante de couleurs chaudes. Joie au goût âpre, et il s’en gorgeait
jusqu’à plus soif : un trop plein d’hydromel, de saveurs exquises, à
crever de délice. La beauté dégoulinante de ce tableau horrifique, où tout
n’était que joie d’âme, Winston s’en couvrait, s’en recouvrait, et le monde
transfiguré resplendissait. Puis du chaud liquide naquit un être chimérique,
une bête humaine défiant les lois du possible, un phénix rouge et or. La bête
s’élevait et Winston, transcendé, tentait de hurler de bonheur.
Et le rire s’élevait,
incontrôlable…
Les êtres de cette œuvre satanique
(car il s’agissait bien du diable, oui, du Diable) revêtaient mille masques
aussi extravagants que terrifiants, mais cette peur qu’ils auraient
naturellement inspirée piégeait le pauvre envoûté dans une fascinante
folie. Hypnotisé, il jouissait de cette
fête diabolique. Et plus le sol de la petite pièce se couvrait de larmes d’un
rouge doucereux, plus il semblait s’étendre, et le taudis devint palais, et les
murs resplendissaient de tentures démesurées. C’était fabuleux. Pour le moins
fabuleux. Merveilleusement fabuleux.
« Absurde déséquilibre,
inconsciente Fantaisie »
Et le rire, le rire…
« Délire égaré, pernicieuse Démence »
Et le rire, le rire…
« Vision délétère, psychotique
Aberration »
(Peut-être
est-il temps de se réveiller, maintenant…)
Encore quelques secondes… Adieu. »
Matin sale ; matin gris ;
matin d’hiver : matin comme les autres…
Mais… Winston ne sortirait pas acheter
le journal aujourd’hui. Il ne sortirait plus. Jamais. La sortie de cette nuit
était un adieu, ça c’était passé trop de fois, déjà, et le journal d’hier lui
avait fait comprendre que c’était terminé. Cette vie devait finir. Il était
grand temps de faire ce qu’il projetait depuis longtemps : il était temps
d’en finir. Il choisirait la corde : c’était plus discret, moins tapageur,
moins… « Excentrique ». De toute façon, son corps serait découvert
avant le soir, il n’exhalerait pas d’odeur nauséabonde.
Winston prépara une cravate, fit un nœud
coulant. Mais avant de monter sur le tabouret, il se ravisa, alla à la commode,
et en sortit le journal de la veille. Il découpa l’article en Une et le posa
sur la table. C’était presque bon, maintenant. Il lui fallait tout de même
relire cet article, une dernière fois.
« Avancée
determinante dans l’affaire de l’égorgeur de Paris : Une véritable chasse
à l’homme est engagée. »
« Le
tueur en série qui terrorise tout Paris depuis plusieurs mois a encore
frappé ; et sa victime n’est pas des moindres : il s’agit de la comtesse
de C., domiciliée dans un appartement du boulevard Saint-Michel. Mais rappelons
d’abord quelle est cette affaire qui fait grand bruit dans notre capitale. Cela
fait bientôt 6 mois qu’un meurtrier non-identifié égorge de manière sanguinaire
et cruelle près d’une personne par semaine, puis disparait sans laisser de
traces en abandonnant derrière lui un cadavre atrocement mutilé. Tuant des
femmes de tout âge et catégorie sociale, si tant est qu’elles fussent seules
dans une maison ou un appartement dont la porte ne soit pas fermée à double
tour dans les heures les plus avancées de la nuit. « C’est à croire qu’il
a voulu repeindre les murs avec le sang de cette pauvre femme. » Nous
avoue un des policiers chargés de l’enquête. « Il l’a saignée entièrement,
je vous dis. Un vrai carnage. » Confirme le second. D’après ces mêmes
policiers qui ont accepté de nous fournir des détails sur l’avancement de
l’enquête, il se trouve que tuer une comtesse dans un quartier aussi fréquenté
que celui-ci était sa dernière erreur. En effet, un vagabond ayant élu domicile
dans l’ombre d’une ruelle affirme avoir vu le meurtrier sortir de
l’appartement. Grâce à ce précieux témoin oculaire, la police a pu constituer
un portrait-robot de l’égorgeur et lancer un avis de recherche. C’est dans le
XIIe qu’un marchand de journaux affirme que ce même homme vient chaque matin
acheter le journal, à pied. Le tueur est donc identifié : Il s’agirait en
fait d’un homme très discret, vivant certainement enfermé chez lui. A cause de
cela, son lieu de vie n’a pas encore été localisé, mais cela ne saurait tarder.
« On va l’avoir, termine le premier policier. Dans les deux jours qui
viennent, on le trouvera et on lui fera un procès digne de ce nom ! C’est
un fou, certainement. Vous savez, le vagabond qui l’a vu a dit que ce qui
l’avait déconcerté chez ce passant nocturne, c’était qu’il riait aux éclats...
» »
Winston éclata de rire. Le rire retentit
dans cette pièce sombre et humide qui sembla alors s’illuminer. Les policiers
seront bien contents, tiens, de trouver un cadavre à la place de l’homme qu’ils
traquaient depuis tant de temps ! Il monta sur le tabouret. Lança un
dernier regard sur l’appartement sublimé par les derniers échos du rire qui
s’éteignait. Il était prêt maintenant.
Fin…
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