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Vingt-cinq minutes venaient de s’écouler. Il pleuvait
toujours. Des trombes d'eau giflaient les vitrines des magasins, ruisselaient
sur les trottoirs puis dévalaient la rue. Le tonnerre grondait au loin, roulant
d'un coin du ciel à l'autre, et des éclairs zébraient la nuit. Les automobiles
avançaient au pas.
Dès les premières gouttes, je m'étais réfugié dans le
renfoncement obscur d'un porche et j'étais toujours là, à attendre, les yeux
rivés sur ses fenêtres éclairées au deuxième étage. Son ombre apparaissait par
moments derrière les rideaux.
J'ai regardé l'heure à ma montre. Pour la dixième fois au
moins... Le temps s'engluait autour de moi de façon terriblement existentielle.
Le doute s'installait. Ma tentative me paraissait dérisoire et inutile. Je
n'étais plus sûr de rien.
C'est comme si la pluie et la violence des bourrasques de
ce printemps pourri avaient miné peu à peu l'idée géniale que j'avais eue
quelques jours plus tôt : faire un détour par Nevers pour revoir Ma Ville, les
rues familières de mon enfance, retrouver les traces de ma jeunesse. Le col de
ma veste relevé pour éviter les vents coulis, je battais la semelle au pied
d'un vieil immeuble du centre ville à quelques encablures du palais ducal et
j'hésitais à monter, prenant le froid et l’obscurité comme alibis.
Je n'avais jamais pu mener au bout toutes les grandes
idées, toutes les grandes émotions que j'avais eues dans ma vie. Je m'en suis
rendu compte à cet instant précis et ça m'a donné un sacré coup de cafard...
S'engager, se passionner, prendre partie, être pour ou être contre, je n'avais
jamais su faire cela. Je m'étais toujours arrangé pour déguiser mes sentiments.
Le blues du solitaire confronté à l'usure du temps, dans
la ville où il a grandi, il n'y a rien de tel pour vous déchirer le cœur et
vous ronger l'âme. Ah, quelles terribles neuf heures du soir !…
9
Encouragé par les
spectres du souvenir, j'ai fini par me décider. J'ai profité de la sortie d'un
locataire pour me glisser dans l'immeuble et à partir de là, tout retour en
arrière est devenu impossible.
Après avoir gravi silencieusement les marches du vieil
escalier, j'ai pu l'entendre qui bougeait à l'intérieur de l'appartement. Par
moments, elle fredonnait quelque chose de doux, de mélodieux. Sa voix a ravivé
en moi un flot de vieilles images, des pans entiers de nostalgie et je suis
resté plusieurs minutes, sur le palier, l'oreille collée à la porte.
Ensuite,
j'ai frappé. Trois petits coups discrets et familiers...
Le silence s'est fait instantanément, le refrain s'est
arrêté. Il y a eu une longue pause puis j'ai entendu le glissement léger de ses
pas sur le sol.
J'ai frappé trois nouveaux petits coups, plus vifs, plus
alertes et cette fois la porte s'est entrebâillée.
- Franckie !?
- Bonsoir Célia, ai-je dit.
Elle a ouvert le battant en grand et m'a regardé. Ses
yeux d'un bleu profond, comme des piscines entourées de parasols, reflétaient
une immense incrédulité. Ses longs cils clairs pointaient vers moi comme autant
de questions muettes.
Elle avait coupé ses longs cheveux blonds et ses
joues s'étaient un peu creusées. Cela donnait plus de finesse, plus de gravité
à la beauté délicate de ses traits. Un peignoir de satin sombre la moulait si
étroitement qu'il ne laissait aucun doute sur l'équilibre toujours aussi
harmonieux de ses formes. Il ne laissait non plus aucun doute sur sa nudité.
8
Naturellement, sans qu'elle m'y invite, j'ai franchi le
seuil et pénétré dans l'appartement.
Elle a
refermé la porte doucement. Elle s'y est appuyée, les deux mains à plat
derrière son dos. Cela a mis son buste encore plus en valeur. Je me suis trouvé
tout bête avec mon gros bouquet de fleurs multicolores et mon regard envieux
pointé sur le grand huit de sa poitrine à peine dissimulée sous le satin
entrouvert...
J'ai fait quelques pas dans la pièce pour me donner une
contenance, feignant de m'intéresser à la décoration et au mobilier.
- C'est drôle, Célia, je ne te croyais pas
aussi bien installée que cela.
Elle respirait à petits coups contrôlés. La colère
montait en elle, cela se voyait. Ses mains ont bougé dans son dos, elle a donné
un tour de clé rageur à la serrure. Elle a arraché la clé, l'a mise dans la
poche de son peignoir et s'est avancée lentement.
- Si Fabio te trouve ici, il te tuera !
Sûr de moi, j'ai souri.
- Il n'y a pas lieu de
s'inquiéter ! Personne ne va me trouver ici. Fabio ne rentrera pas avant
vingt-deux heures trente, j’ai pris quelques renseignements avant de venir...
Je sais tout de lui, ce qu'il fait, où il travaille, avec qui... Je connais parfaitement
ses horaires, il n'y a rien à craindre. Nous avons devant nous tout le temps
que nous voulons pour bavarder.
Elle a empoigné le
dossier d'une chaise qui se dressait entre nous et l'a serré comme si elle
allait briser le bois.
- T'as pas changé, a-t-elle dit d'une voix
sourde. Toujours le même vieux Franckie, méthodique, précis et calculateur.
7
Galamment,
j'ai posé mes fleurs au beau milieu de la table et je me suis laissé tomber sur
le canapé de cuir fauve. Les ressorts ont grincé d'étrange façon comme s'ils
allaient me sauter au visage, eux aussi.
- Et toi ?... Toujours la même Célia, aussi
belle, aussi désirable... Le mariage semble t'avoir réussi. En te voyant là, je
pense même qu'il t'a fait du bien, qu'il t'a épanouie.
Elle est venue vers moi, les poings serrés, les bras
raidis le long de son corps comme un boxeur prêt à démarrer en trombe le
premier round.
- Fous le camp, Franckie ! Fous le camp !...
Tu n'as plus rien à faire chez moi et il vaut mieux, pour toi, que Fabio ne t'y
trouve pas. Tout beau parleur, tout malin que tu sois, tu ne pèserais pas lourd
devant ses quatre-vingt dix kilos de muscles. Il pourrait te démonter la tête
d'un seul geste... Te faire regretter amèrement d'avoir remis les pieds en
ville !
- J’imagine sa réaction, Célia… Son manque de
recul, sa colère, sa violence explosive de jaloux possessif. Je crois qu'il
essaierait de nous tuer tous les deux s'il me trouvait ici !
J'ai montré l'espace libre sur la banquette.
- Ne reste pas debout,
viens t'asseoir, ai-je dit d'une voix conciliante. Il n'est que neuf heures
sept, nous n'avons aucune crainte à avoir... Je suis là en ami. En vieil ami,
simplement... Nous pourrions faire la paix... C'est une date anniversaire
aujourd'hui, cela fait exactement vingt ans qu'on se connaît. Vingt ans, tu te
rends compte ! Tu n'as quand même pas oublié le bon vieux temps, j'espère, tous
nos...
6
Elle ne m’a pas laissé le temps de
finir :
- Ton
bon vieux temps, Franckie ! Pas le mien ! La tendre, la douce,
l'innocente petite Célia, c'est fini ! Terminé ! J'ai trop souffert...
Dire que j'ai été assez folle pour te croire, pour gober tout ce que tu me
disais, tout ce que tu me promettais... Je t'ai vraiment cru, Franckie, et je
l'ai payé cher !
Elle a
tourné la tête vers une étagère où se blottissait la petite boule bleue et
blanche d'une peluche un peu ternie. Je l'avais gagnée pour elle, il y a
longtemps, dans le stand de tir d’une fête foraine.
- Tu oublies que tu as disparu la veille de
notre mariage sans donner la moindre explication. Sans la moindre excuse... Il
a fallu tout décommander, renvoyer les cadeaux à ceux qui les avaient offerts.
Ce qui aurait dû être un magnifique jour de fête s'est transformé en un
effroyable gâchis ! Mon père s’est rendu malade de honte, lui qui se faisait
une joie de célébrer notre union en tant que premier adjoint... A la mairie, il
a eu droit à des tas de plaisanteries pas toujours très fines. Il en a fait une
affaire personnelle ! Peu à peu, il s'est complètement fermé, replié sur lui ;
il est devenu inaccessible. Tous les médicaments qu’il a pris pour soit disant
réguler son humeur n'ont pas arrangé les choses. Bien au contraire !
- J'ai appris ce qui lui était arrivé,
Célia... J'étais à l'étranger quand on me l'a dit. Son suicide m'a fait de la
peine. Beaucoup de peine... Vraiment.
- Pendant longtemps, je n'ai eu qu'une seule
pensée : te détruire le jour où je te reverrais !
- Tout n'est quand même pas entièrement de ma
faute. Rappelle-toi... Ce sont tes parents qui voulaient à tout prix que l'on
se marie et si je t'avais épousée, tu n'aurais jamais été aussi heureuse que tu
l'es maintenant. Tu as un homme solide, avec un emploi stable... Un mari
fonctionnaire qui ne gagne pas trop mal sa vie. Moi, tu sais, je vis au jour le
jour, un peu à droite, un peu à gauche...
- Il m'aime vraiment et a su prendre ses
responsabilités, lui ! Mais, bien sûr, tu ne peux pas comprendre.
- Et toi, tu comprends
? ai-je demandé. Est-ce que tu comprends pourquoi je suis là, ce soir, après
tout ce temps ?
5
- Avec
ces fleurs...
Elle
n'a rien trouvé à répondre, elle s'est contentée de me regarder intensément,
debout, face à moi. Dieu que l'emportement lui allait bien ! Et aussi ce
peignoir sombre.
J'ai tendu la main pour saisir son poignet et je l'ai
faite asseoir près de moi, sur le canapé.
- Tu n'as plus rien à faire dans cette ville,
Franckie. Tu n’as aucun respect... Tu me dégoûtes !
Je l'ai prise dans mes bras de façon maladroite. La
petite voix au fond de moi avertissait : "Reste calme... T’emballe pas.
Garde la tête froide, le contrôle de la situation... Attention de ne pas trop
jouer avec le feu ! Tu n'es là que pour revoir une vieille amie, une amie
d'enfance et fêter un anniversaire avec elle... Simplement... Pour parler un
peu du passé, régler tes comptes avec un vieux coup de blues, une grosse
bouffée de nostalgie." Mais la chaleur de son corps a pénétré au
travers de mes vêtements aussi bien que s'ils n'avaient pas existé.
- Au tout début... Tu te rappelles ce que tu
avais l'habitude de me dire, Célia ? Est-ce que tu t'en souviens ? Moi, je n'ai
rien oublié... Et pourtant vingt ans, c'est long !
J'ai essayé de l'embrasser mais elle a rejeté sauvagement
la tête en arrière. Sa voix a grimpé dans les aigus, saturée de colère
insupportable.
- Arrête, Franckie ! Tu es ignoble !
- Tu m'as manqué, tu sais, Célia chérie...
C'était formidable, toi et moi.
Elle me regardait toujours aussi fixement. Ses immenses
yeux bleus restaient braqués sur moi comme si j'étais une cible ou une piste
d'atterrissage.
- Ignoble et répugnant, a-t-elle murmuré en
baissant les paupières.
J'ai fini par trouver ses lèvres entrouvertes. En même
pas cinq secondes, sa résistance a vacillé, faibli, fondu lascivement comme
neige au soleil... Elle s'est collée à moi. Ses mouvements sont devenus aussi
troublants qu'une visite guidée au paradis.
Quand j'ai avancé la main, que j'ai touché la peau nue de
sa cuisse, j'ai senti mon sang faire un bond en avant et mes nerfs et mes
muscles s'étirer comme des fantômes vers l'avenir.
4
...
3
Nichée dans les draps, le visage détendu, la
respiration régulière, elle était allongée sur le dos, les yeux mi-clos. On
pouvait imaginer qu'elle dormait. D'un seul coup, elle s'est assise sur le lit.
- Franckie !
- Je suis là, Célia,
ai-je dit tout en me rhabillant.
Tandis que je finissais de boutonner ma chemise, elle
s'est levée en souriant. Elle s'est attardée quelques secondes devant la glace
pour inspecter son visage, les rides légères autour des yeux. Elle a saisi son
peignoir abandonné sur le plancher et,
avec beaucoup de grâce, a enfilé les manches et noué la ceinture étroitement
autour de sa taille.
Elle est venue derrière moi, a mis ses bras autour de ma
poitrine en appuyant doucement son front contre mon épaule.
- Célia, il est plus de vingt-deux heures ! Il
faut que je parte maintenant.
- Nous avons encore le temps. Cette semaine,
il ne rentre jamais avant onze heures.
- Vingt-deux heures trente, exactement. A deux
ou trois minutes près... Ce n'est pas un homme que tu as épousé, c'est un
chronomètre !
Je me suis dégagé et j'ai regagné la pièce principale
pour me rapprocher de la porte. Elle m'a suivi, docile, puis brusquement s'est
à nouveau collée contre moi. Dérouté, j'ai essayé de l'éloigner mais ce que mes
mains ont rencontré était plus fait pour les caresses que pour la brutalité. La
rondeur d'un sein... La peau douce d'une hanche... Comme par hasard son
peignoir s'était ouvert.
- Tu es folle, voyons...
Elle a pris ma nuque et a tiré ma tête vers elle, jusqu'à
ce que nos lèvres entrent en contact. Sa langue s'est glissée le long de ma
langue comme un morceau de verre chaud.
2
C’était magnifique d’être tous les deux seuls au monde,
là, à nouveau...
J'ai entendu le grondement assourdi de la lourde porte
d'entrée qui se refermait, en bas, dans le hall de l'immeuble. J'ai repoussé
Célia et regardé l'heure à ma montre.
- C'est sûrement Fabio, ai-je crié.
J'ai saisi la poignée de la porte mais elle a résisté.
J'ai tiré de toutes mes forces. Impossible d'ouvrir, même en m'y prenant à deux
mains.
- Célia, la porte est fermée à clé !
J'ai collé mon oreille contre le bois et j'ai entendu les
pas qui approchaient. De plus en plus nettement à mesure qu'il gravissait les
étages...
J'ai secoué la serrure frénétiquement.
- La clé, Célia ! Vite !
Elle riait.
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Et le rire s’élevait, incontrôlable… alors
que tout son visage se transformait en un masque de haine, de mépris.
Elle a levé une main pour agripper le col de son
peignoir. D'un geste brusque, elle l'a déchiré largement, dénudant tout un côté
de son corps jusqu'à la taille.
Les
pas, maintenant, étaient tout proches. C'étaient des pas lourds, assurés,
menaçants... Ceux d'un fonctionnaire de police fort heureux de rentrer chez
lui, ayant hâte de ranger dans le meuble de l'entrée ses soucis de la journée
et son arme de service.
Elle riait toujours quand elle a fouillé dans sa poche
pour prendre la clé et me l'a lancée.
Je l'ai attrapée au vol, machinalement.
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A cet instant précis, Célia s'est mise à hurler...
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