Les
premiers temps
Cette rumeur ne
l’inquiétait pas. Déjà enfant il avait pris l’habitude de se fermer aux autres
lorsque, assis seul sur une chaise du premier rang, il entendait des rires
étouffés et des bribes de phrases qui le mettaient en scène dans des situations
vulgaires et humiliantes. Ainsi s’était-il accoutumé à l’indifférence, non par
défi, encore moins du fait d’une inclination de l’âme qui le porterait loin de
ses congénères. Il lui semblait simplement que les agitations ambiantes ne
devaient pas avoir d’emprise sur lui. Peut-être devrait-on y voir un moyen de
défense plus qu’un trait de caractère.
Hélas, dès le
début de cette histoire, les conséquences risquaient de prendre de l’ampleur.
Les railleries de ses camarades d’antan cédaient le pas à une forme très
moderne de lynchage en place publique. Sans violence physique cela s’entend, il
pouvait encore marcher dans les rues de Paris sans risquer d’agression. Mais à
le voir se déplacer au milieu des regards hostiles des passants on savait qu’il
ne pourrait se protéger indéfiniment de la pression exercée par la foule.
Pourtant il ne
méprise personne. Dans le fond il aime les gens, il ne leur en veut pas. Il ne
croit pas être supérieur à eux. Il a conscience d’être un privilégié. Il vit
des rentes de sa famille, des nouveaux riches comme on dit, et il en a un peu
honte. Chaque matin dans le miroir il répète : « C’est comme ça qu’on
dit ? Des nouveaux riches ? ». Évidemment il n’y peut rien, de
même qu’il n’est pas responsable des affaires judiciaires jetées en pâture à la
curiosité d’un pays qui s’ennuie. Choisie au hasard dans la multitude des
événements potentiels, c’est son histoire qui se retrouvait sur toutes les
couvertures des kiosques à journaux, jusque dans les têtes de gondoles des
supermarchés. Des trucages grossiers présentaient son visage photographié à la
sauvette, dépassant à peine d’une baignoire remplie de billets, dans toutes les
devises du monde. Pourtant quand il lui arrivait encore de regarder les lignes
de ses comptes en banque il ne pensait pas à la vanité qu’il pourrait en tirer.
Il se disait juste : « Demain je ne serai pas obligé de partir avant
le lever du jour pour m’entasser dans les transports aux heures de
pointe » et, parfois, il se disait que finalement, de par son isolement,
il en payait le prix à sa façon.
Beaucoup
l’interpellaient par des cris stridents, lui demandant pourquoi il ne donnerait
pas aux œuvres de charité. Tout cet argent sale, obtenu par ses aïeuls en
trompant la collectivité ! À vrai dire les montages financiers pour
échapper aux taxes, les mensonges sur les conditions de travail, l’exploitation
sans responsabilité sous couvert de sous-traitance, tout cela le blessait
aussi. Il aurait préféré vivre dans une famille honorable. Dans le but de
compenser un peu il n’avait gardé qu’une somme d’argent suffisante pour
subsister dignement, sans luxe. Le reste il l’avait donné. Parfois il s’était
fait avoir. Il avait retrouvé le label d’une association sur la brochure d’une
firme pétrolière. D’autres fois il était heureux de suivre les actions de
personnes dévouées à leur cause, en se disant qu’il y avait participé. Ne
serait-ce qu’en signant un chèque.
Dans les
articles de presse écrite il était rarement question de lui. On parlait de son
père, de sa mère, de son frère aîné, que lui-même n’aimait pas. D’ailleurs ils
étaient loin. Ils avaient fui depuis longtemps. Il ne restait que lui. Il n’y
avait rien à raconter : il n’était qu’un fils et un frère, pas de quoi
écrire une épopée. En revanche, dès qu’il sortait de son petit appartement sous
les combles d’un immeuble moderne et sans charme, il savait qu’une voiture
ralentirait. Il pourrait sûrement voir le reflet du soleil dans le
téléobjectif. En rentrant il saurait alors, en parcourant les pages d’accueil
des blogs à sensation, s’il avait le teint pâle ou si pesait sur sa démarche le
poids d’une culpabilité lancinante. Le lendemain, en première page des
magazines, la même photographie aurait certainement sa place, moyennant quelques
retouches pour accorder le portrait avec le titre choisi. On raconterait encore
qu’il avait dû être impliqué dans des fraudes imaginaires, qu’il protégeait les
intérêts de sa famille, qu’il était le pire de tous. Rien n’était jamais étayé
mais tout alimentait les brèves qui s’affichaient dans les rues et sur les
écrans, jusque dans les encarts publicitaires des espaces virtuels et des lieux
publics.
En dépit de sa
solitude et de sa vie modeste, il se disait encore qu’il était un nanti.
C’était en grande partie vrai. Il pouvait se lever après midi, il pouvait se
coucher à l’aube. Il lisait beaucoup, jouait du piano, rêvait allongé sur son
lit. Le temps, impuissant et ne pouvant exercer son emprise, obtint néanmoins
sa revanche par des chemins détournés. Il est des choses que la nature refuse
obstinément, de même que les lois de la gravitation perturbent la Terre dans sa
trajectoire infinie. Ainsi la rumeur finit-elle toujours par faire chuter ceux
qui refusent de reconnaître sa force.
La montée en puissance et ma part de
responsabilité
Vous vous
demandez peut-être pourquoi je viens défendre une cause aussi mineure, celle
d’un gosse de riche qui peut s’il le souhaite dormir toute la journée. C’est
qu’à vrai dire j’ai mauvaise conscience. Depuis longtemps vous ne le voyez plus
passer le long des murs, vous ne pouvez plus le rencontrer assis sur un banc,
un roman à la main, ou dans les files d’attente des théâtres. Si vous avez
bonne mémoire vous vous dites qu’il doit avoir honte à en crever depuis la une qui,
pendant plusieurs jours, vint reléguer au second plan les désastres
humanitaires, les guerres civiles et les crises économiques. « L’héritier
se paie les services d’une pauvre malheureuse », « L’humble fils
Lemoine trouve son bonheur dans la misère », « Les soirées fines d’un
monsieur trop discret », voilà ce que l’on pouvait lire et entendre du
matin jusqu’au soir.
Tout est parti
de moi. À l’époque je louais un appartement dans le même immeuble que lui. Je
le croisais souvent dans la cage d’escalier mais ne lui adressais jamais la
parole. D’un simple signe de tête il me signalait sa présence. De mon côté,
comme il ne me regardait pas, je me contentais de ralentir le pas, le temps
d’une fraction de seconde. Un jour pourtant il m’a semblé plus enjoué que
d’ordinaire. Il me salua en me fixant dans les yeux, s’arrêta même un instant, et
m’adressa la parole.
Il était encore
tôt, le soleil ne marquait sa présence que par le halo qui s’étalait sur le
contour des immeubles. Je me rendais dans la boîte de prestations de services dans
laquelle je m’enfermais depuis trop longtemps déjà. Il fallait répondre au
téléphone, prendre des notes, s’efforcer de maintenir un comportement égal, ni
trop joyeux ni trop éteint, la voix surtout devait être calme et rassurante. Je
n’en étais pas malheureux, c’était un travail décent. J’y consacrais mes
journées sans y penser. Comme le soir j’étais seul chez moi il m’arrivait de
sortir. Je rencontrais des gens au hasard des cafés, des gens qui me
ressemblaient. Nous discutions, échangions nos numéros de téléphone, et il nous
arrivait de nous revoir une ou deux fois, chez les uns ou chez les autres.
C’était suffisant pour épuiser nos points en communs, nos sujets de
conversation. Un peu plus tard dans la soirée il nous fallait pousser le volume
de la chaîne hi-fi. Rassurés nous évitions ainsi le silence qui finissait
toujours par s’installer. J’avais aussi des relations de quelques soirs, qui
débutaient souvent par des nuits trop arrosées. Elles s’achevaient
naturellement, sans un mot.
À écouter les
bavardages qui circulaient sur son compte, bien qu’anodins en comparaison avec
ce qui suivit, je ne m’attendais pas à le voir sortir de son mutisme. Grâce à
lui je pouvais me regarder dans le miroir en me persuadant qu’il existait,
juste au-dessus de moi, une situation bien moins enviable que la mienne. Ce
salut presque amical, sans aigreur, vint mettre à mal mon seul motif notable de
satisfaction. Sur un ton professionnel, c’est-à-dire aimable, je lui demandais
s’il ne ferait pas mieux de se trouver de la compagnie. Ce qu’il fit. Au lieu
d’y entendre une remarque acerbe il y vit un conseil de camarade. « C’est
un idiot » pensai-je.
Le soir il
frappa à ma porte, pour me présenter sa nouvelle amie et m’inviter à dîner avec
eux. J’acceptais avec dépit, n’ayant pu trouver sur le coup une excuse pour me
défiler. Ils s’étaient rencontrés dans le jardin du Luxembourg. Elle jouait une
statue égyptienne, se tenant immobile des heures durant dans un costume
rudimentaire imitant vaguement les vêtements de la reine Cléopâtre. En guise de
maquillage une peinture dorée recouvrait les parties de son corps exposées à la
lumière tiède de cette fin d’avril.
Ils n’ont pas eu
besoin de pousser la musique à fond pour fuir le silence. Ils parlaient
librement de leurs passés respectifs, de littérature et de musique classique.
Je ne comprenais pas grand-chose. Chez moi il n’y a pas de livres, hormis
quelques best-sellers qu’il est de bon ton d’avoir lu pour suivre les
conversations de bureau. Elle vivait à l’hôtel, là où il n’est pas nécessaire
de fournir les multiples justificatifs de revenus et quittances des loyers
précédents. Il lui proposa simplement de venir vivre avec lui, dans son
appartement sous les combles. Elle n’a pas accepté, elle ne voulait pas avoir
l’air de profiter de la situation. Ils entamèrent une relation dont la nature,
dans le fond, m’échappe. Je les voyais monter et descendre les marches en
riant. Chaque fois qu’ils me voyaient, ils me remerciaient.
Très vite les
rumeurs s’amplifièrent. Je n’ai pas envie de rentrer dans les détails. J’en ai
honte. Lorsque les journalistes des revues de caniveau venaient me questionner
je répondais ce qu’ils voulaient entendre. Sans mentir explicitement j’étais systématiquement
porté sur les sous-entendus. Je faisais mine de me poser des questions.
« Quelle différence sociale ! m’exclamais-je innocemment. Je me
demande bien de quoi ils peuvent parler ensemble. Rien ne les
rapproche. ». Je ne mentionnais jamais le piano que j’entendais dans
l’après-midi, les livres innombrables qui débordaient des bibliothèques, cet
accord si parfait qui semblait les unir dès le premier coup d’œil.
Au fil des
semaines ils sortaient de moins en moins, ne riaient plus que rarement dans les
escaliers, et le piano ne vibrait plus avec autant d’énergie. Ils cessèrent
aussi de me remercier. Ils avaient dû avoir vent de mes réponses qui
s’étalaient ici et là, étayant la thèse d’une relation tarifée. Puis la jeune
fille disparut et le garçon solitaire devint invisible.
Pourquoi aujourd’hui ?
J’aimerais
pouvoir jouer la partition du remords, au lieu de quoi je dois reconnaître que
la satisfaction de ramener à terre mon ami factice l’emporta tout au long de
ces dernières années. Ou plutôt, c’est avant tout la lâcheté qui l’emporta, car
j’avais bien parfois quelques remords. Au début, ces sentiments contradictoires
se battaient presque à armes égales. Puis les uns s’émoussèrent, ceux qui
m’auraient forcé à agir pour être cohérent, de même que la sécurité l’emporte
chaque matin face à la déception de vivre des journées identiques et sans
saveur.
J’ai de plus
fini par déménager, afin de me rapprocher des nouveaux locaux de mon employeur.
J’étais triste de quitter Paris pour me rendre plus facilement dans l’une de
ces zones défiscalisées dépassées par le nombre soudain des passagers. Je me
mis moi aussi à hanter quotidiennement les trains de banlieue et les bus
bloqués dans les embouteillages. En revanche, ainsi éloigné de cette ombre qui
devait certainement continuer de se frayer un chemin au milieu de ses livres,
juste au-dessus de ma tête, j’ai fini par ne plus penser tellement à ces
événements. Ce qui en soi était un soulagement. Et quand j’y pensais brièvement
je me disais : « Après tout ce n’est qu’un fils de voleur, qui
continue à vivre de cet argent dégueulasse ». Sur ce point au moins je
continue de croire que j’ai raison. Finalement je reste l’un de ces types
aigris que l’on méprise dans les discussions mondaines, envieux de ceux qui
accèdent à un stade plus avancé de civilisation.
Je continue à
faire suivre le courrier de mon ancienne adresse, ainsi ai-je reçu la semaine
dernière une lettre manuscrite et signée du directeur d’une revue de bas étage.
C’était la pire de toutes. Souvent je discutais avec certains employés qui
n’hésitaient pas à poser des questions indignes et crues, auxquelles je
répondais d’ailleurs sans sourciller. Faisant suite à nos rapports cordiaux et
constructifs d’alors, j’étais invité dans leurs locaux pour vendre des éléments
dont j’aurais eu connaissance sans les avoir encore divulgués. Comprenez que
l’on me donnait l’occasion de laisser libre cours à mon imagination. La
finalité devait être un dossier spécial intitulé : « La vérité sur
l’affaire Lemoine ».
Je me suis
présenté à l’heure prévue, en fin de matinée, dans un bâtiment en verre de
l’ouest parisien. On me reçut poliment, quoique, avec une pointe de
condescendance. Jusqu’en ces lieux où l’on ne fait que patauger dans la boue je
n’en demeure pas moins légèrement déconsidéré. Non comme le dernier des derniers,
non comme une personne infréquentable dont la seule présence fait honte. C’est
imperceptiblement qu’il est toujours facile, en ma présence, de se sentir un
peu supérieur. Un ou deux crans au-dessus, pas plus, cela suffit amplement. Les
pigistes précaires espèrent entrer un jour dans une vraie rédaction, ce qui
leur donne ce regard perçant derrière la frustration d’être entrés dans ce
bâtiment aux murs tapissés de couvertures affligeantes.
On me conduisit
dans une salle de réunion pour une vingtaine de personnes. Nous n’étions que
quatre, le directeur et deux de ses collaborateurs siégeant face à moi. Ils me
présentèrent une photographie des deux amants. Elle datait de la veille. Elle
avait été prise d’une fenêtre de l’immeuble d’en face. Le vis-à-vis donnait sur
la pièce principale. « Elle est revenue » répétait le directeur en se
frottant les mains. « Dites-nous tout ! » ajoutaient ses
collaborateurs sur un ton plus neutre, froidement professionnel. L’image me
rappelait cette unique soirée que nous avions passé tous les trois. J’avais
écouté leurs confidences, sur leur jeunesse, sur leur vie, sur leurs
espérances. « C’est tout ? » me de demandèrent-ils. « Oui
répondis-je, je crois que c’est tout ». Effectivement je n’avais rien
d’autre à ajouter. Je voulais sortir, j’étouffais, j’avais presque la nausée.
Je regrettais aussi de ne pas avoir en ce temps saisi l’occasion de briser ma
propre solitude.
La photographie
parut le lendemain à grands renforts de battage médiatique. Vous avez
certainement dû la voir si vous prêtez attention aux affiches qui envahissent
les couloirs de métro. Elle a été recadrée pour montrer les visages en gros
plan. Le sourire de Lemoine est exagéré, sur l’original il n’a pas cet air
vicieux. Celui de son amie au contraire a été amoindri pour le rendre crispé,
comme forcé. Les retouches sont au final peu nombreuses mais suffisent à rendre
le tableau malsain et, surtout, fondamentalement faux.
Comme je vous le
disais ce ne sont pas les remords qui me poussent à écrire. Pas exactement en
tout cas. Il me semble que cela ne vient pas de moi, d’une volonté propre, d’un
raisonnement, d’un désir de rendre justice. Je crois que les choses sont
beaucoup plus simples. Il doit rester quelque chose dans un coin de ma tête. Quelque
chose qui s’éveille lorsque le monde autour descend trop bas. Une réaction
instinctive s’initie. Une forme de défense immunitaire, inconsciente. Pour
éviter de sombrer moi aussi. Car dans le fond personne ne peut vivre autrement
que mécaniquement sans un minimum de dignité. Si demain je décide de renverser
le rythme pathétique de mes journées, alors je ne serai pas enchaîné à cette
histoire comme à une chape de plomb.
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