C’est, je pense, le
soir où le cabaret connaissait le meilleur chiffre jamais réalisé. Le rire
s’élevait, incontrôlable… La salle était comble pour saluer C. Lorsqu’il entra
sur la scène, habillé, maquillé, c’est une ovation qui se dégagea de la petite
salle rue d’Odessa. C’est en effet la première fois que C. revenait dans la
salle de ses débuts depuis sa célébrité méritée.
Chacun se reconnaissait dans cet homme,
ce copain au nez rouge, au regard sympathique, au visage joufflu. Son
franc-parler et son engagement avaient peu à peu conquis tout le pays.
Ce soir-là la salle rit comme jamais
elle n’avait ri. « …et elle lave plus blanc que blanc ». Ce fut lors
d’un au-revoir aussi triomphal que bruyant que C. quitta son public après
l’avoir remercié.
Dans les loges, C. se remémore son
parcours. Tout n’était parti de rien. D’une banlieue populaire. D’une bande de
potes. Puis s’était développée en lui cette capacité à parodier, critiquer,
parfois férocement, ce monde qui l’entourait. L’humour, l’autodérision,
l’observation et l’humanité étaient ses armes. Il était devenu un ancien
pauvre.
Avec sa notoriété avait grandi l’envie
de faire rire le monde. Tout le monde. Il le savait : soit on l’aimait,
soit on le détestait. Ces extrémités ne s’étaient que renforcées lorsqu’il
avait débarqué sur grand écran, après avoir conquis celui de la petite lucarne
et de la radio – cette dernière l’ayant immédiatement recraché, le jugeant trop
amer.
Il voulait montrer qu’il n’était pas
qu’un drôle de bonhomme, sans pour autant dénigrer ce trait de caractère. Du
clown il passa à l’acteur. Dans les loges du cabaret, il se rappelle des succès
qu’avaient eus les comédies dans lesquelles il avait tourné avec les plus
grands noms du cinéma français. Puis le drame fit de lui un pompiste césarisé.
Il le disait : il préférait être clochard que travailleur. C’est pour ça
qu’il était devenu artiste.
L’histoire avait
continué. Dans ces loges du Café de la Gare, il sait qu’il œuvrait pour tous.
Il rit en repensant à ses amis. C’étaient eux qui l’avaient poussé :
« les gens en ont besoin, fais toi entendre ». Bien sûr qu’il aimait
faire rire, mais il voulait faire réagir.
En enlevant sa salopette – sa tenue de
gala -, il n’éprouve pas de culpabilité, pas de mépris, juste de la déception.
Pourtant il y croyait.
Sa complicité avec Charb et son
hebdomadaire lui avait permis de passer son appel. Tous ensemble pour leur foutre
au cul.
C’en était trop. Il devait réagir. Il ne
supportait plus cette misère injuste et omniprésente. Mais il ne pouvait pas
fermer les yeux. Célèbre, il n’avait qu’à attendre 1981. Pour leur foutre au
cul. Cent cinquante mairies le soutenaient. Il y avait un espoir. Mais il avait
oublié que ce n’est pas le peuple qui contrôle une campagne électorale.
Dans les loges, ces souvenirs le
laissent immobile. Il ne peut plus parler. Ses yeux fixent placidement la
porte. Il y avait cru, il avait encore voulu croire en les politiciens. Jusqu’à
la réception de cette lettre signée d’un certain Valéry en janvier 1981 : « Laissez
la politique aux politiciens, nous vous laissons la scène ».
Ainsi donc, s’était-il dit, la politique
n’est plus l’affaire du peuple. Il avait persévéré. C’était son dernier espoir.
Il était retourné à la radio de ses débuts, avait franchi le seuil de
l’immeuble mais s’était retrouvé sur le trottoir en un rien de temps. La
politique est maîtresse de la presse. Il en avait fait les frais.
Quelque temps plus tard, une deuxième
lettre, anonyme cette fois-ci, mettait en garde cet « alcoolique raciste
et drogué » contre de graves représailles s’il continuait dans la voie
politique.
Le
30 mars 1981, dépité, il avait décidé que, devant tant de cons, il valait mieux
déclarer forfait. Il s’était ainsi retiré de la course à la présidence,
laissant derrière lui des millions de français « d’en bas » dans le
besoin et la désillusion. Mais il ne les aurait pas laissé tomber. Tous ces
échecs lui reviennent en mémoire ce soir.
D’un autre côté il
n’aurait jamais abandonné. A son retour de Guadeloupe, il s’en était remis à
son amour de toujours – être drôle – avec néanmoins un projet derrière la tête.
« Allô Thierry ? C’est moi ».
Un
mariage qui allait marquer les esprits. En y repensant dans ces loges de la rue
d’Odessa, il esquisse un sourire. Il était revenu ; on ne l’y aurait
plus ; il avait tout arrangé pour redonner de la joie aux français.
Il se revoit alors déguisée en mariée
surmaquillée dans un carrosse, remontant les Champs-Elysées avec son ami du
métier. Même les politiciens riaient. Forcément, C. n’était plus un adversaire.
Le 25 septembre 1985 était célébré le
mariage le plus inattendu du siècle. Pour le meilleur et pour le rire.
Au diable les institutions. Comment
pouvait-on laisser crever des gens sur le trottoir en affirmant être en
règles ? Il le disait : il était là pour rétablir l’irrespect qui se
perdait. Il le savait : il était capable du meilleur comme du pire, mais
dans le pire il était le meilleur.
Il sort de ses rêveries lorsque l’on
frappe à la porte de la loge. Un certain Jean-Marie le demande, afin d’écouter
ses précieux conseils. Cela ramène C. à ses débuts. Il serait bien devenu
chanteur. Il s’y était essayé, avec M. Eddy. Il aimait le rock. Là encore, on
ne lui avait jamais disputé le don qu’il avait à faire rire dans n’importe
quelle situation. Il le disait : c’était un réflexe de timidité pour lui
de faire le clown. Il n’aimait d’ailleurs pas la tournure négative qu’avait
prise ce qualificatif. Quoi de plus noble que de vouloir aider les gens par le
rire, leur apporter joie et quiétude. Mais il voulait plus. De là peut-être lui
était venue l’envie de vivre à fond, engagé et déterminé.
Il
devait aux gens quelque chose. La notoriété qu’ils lui avaient donnée, il leur
rendrait en humanité.
- Mec, sans toi on
serait tous perdus. A la sortie du cabaret, Marcel, un SDF, s’adresse à C. Putain,
t’es un seigneur. Je reviens de ton resto, là. Un repas complet ! Tu te
rends compte ! On t’aime.
- C’est ça ma poule. Ne
me remercie pas. Bouffe quand t’as faim. C’est normal, sans blague. C’est
honteux que ça existe encore, on ne devrait déjà plus en avoir besoin.
En rejoignant sa moto, C. repense à sa
meilleure idée. Les restos. Voilà un an et demi qu’il les avait ouverts, à Lyon
dans un premier temps, puis ils s’étaient répandus à grande vitesse sur tout le
territoire, témoignant du manque et du besoin qui pouvaient sévir dans de
nombreux endroits.
C. avait mis tout son cœur dans la
création de ces restos, et était convaincu que les autres cœurs suivraient.
S’il n’avait pas pu concrétiser ses idées en 1981, il les appliquait en 1985.
Sur ce coup-là, il l’avait fait avancer, le Schmilblick. Il en était
convaincu : aujourd’hui, on n’a plus le droit d’avoir faim ni d’avoir
froid. Son ami Jean-Jacques aussi le pensait. Ensemble, ils s’étaient faits
entendre, et beaucoup de gens de la France d’en bas comme d’en haut s’étaient
ralliés à eux.
Plus
personne ne pouvait nier son pouvoir de faire rire, de penser et d’agir
utilement.
Son combat était
pourtant loin d’être fini. Cet hiver 1986 dernier, le froid avait encore étendu
sous les ponts une vague mortelle alarmante. Il re-agirait.
En attrapant son casque, C. sait qu’il forcera un jour ou l’autre les politiciens à l’écouter plus attentivement. Ils l’avaient déjà fait, dans l’hémicycle, mais seulement une minorité s’était bougée. Il avait proposé une loi. Elle serait votée ou non. Il patienterait. Il s’armerait encore une fois de son humour et serait de nouveau le grand frère des fainéants, des crasseux, des drogués, des alcooliques, des pédés, des femmes, des parasites, des jeunes, des vieux, des artistes, des taulards, des gouines, des apprentis, des Noirs, des piétons, des Arabes, des Français, des chevelus, des fous, des travestis, des anciens communistes, des abstentionnistes convaincus, de tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques. De tous ceux dont le rire ne doit pas être contrôlé.
En attrapant son casque, C. sait qu’il forcera un jour ou l’autre les politiciens à l’écouter plus attentivement. Ils l’avaient déjà fait, dans l’hémicycle, mais seulement une minorité s’était bougée. Il avait proposé une loi. Elle serait votée ou non. Il patienterait. Il s’armerait encore une fois de son humour et serait de nouveau le grand frère des fainéants, des crasseux, des drogués, des alcooliques, des pédés, des femmes, des parasites, des jeunes, des vieux, des artistes, des taulards, des gouines, des apprentis, des Noirs, des piétons, des Arabes, des Français, des chevelus, des fous, des travestis, des anciens communistes, des abstentionnistes convaincus, de tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques. De tous ceux dont le rire ne doit pas être contrôlé.
Il enfile son casque et démarre sa moto
en direction de son appartement rue Gazan. Il ne s’était jamais complu dans son
rôle de comique. Le Café de la Gare disparaît de son champ de vision, il tourne
sur la deuxième à droite.
Deux
phares.
C’était
l’histoire d’un mec, le 19 juin 1986.
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