Cette année-là,
nous avions choisi d’assister à une représentation d’Othello au Théâtre antique de Fourvière. Ces
spectacles nocturnes connaissent auprès des lyonnais un très vif succès. On y
rencontre toujours un public de bon
aloi. Muni d’un coussin pour les fesses et d’un imperméable protecteur, le
lyonnais, mélomane ou amateur de
théâtre, est près, dès le début de la saison,
à abandonner le quartier d’Ainay, où il vit et se reproduit d’ordinaire, pour monter sur
la colline afin de s’y cultiver en toute
quiétude, tandis que le bas peuple se
contente, lui, d’aller hurler au stade
de Gerland aux exploits de L’OL. Là, au moins,
on est entre gens de bonne compagnie surtout du fait de la qualité des spectacles et du prix du
billet. On a donc peu de chance d’y côtoyer la fine fleur des supporters,
incapables de faire la différence entre
Rachmaninov et Stockhausen et
qui, dans le meilleur des cas, confondent allègrement Goldoni et Pirandello.
Faisant partie de ce public de choix et
connaissant déjà l’Othello de Verdi, nous
voulions revenir aux sources et revoir le chef d’œuvre de Shakespeare.
Aux yeux de la presse, cette nouvelle
mise en scène, sans être d’une imagination folle, était plutôt intéressante. En
ce qui concerne Othello, on se le représente d’ordinaire sous les traits d’un
grand noir athlétique. Il faut croire qu’en cet été le metteur en scène n’avait
pas trouvé le modèle qu’il cherchait pour tenir le rôle, car il s’était rabattu
sur un acteur de petite taille assez maigrelet. Convenablement maquillé, ce comédien de bonne volonté, dont
j’ai oublié le nom, se révéla cependant
tout à fait crédible dans l’art de régler de façon définitive les conflits
conjugaux. Après tout, les petits
maigres ont bien le droit, eux aussi , d’être aveuglés par la
jalousie !
Pour ce qui était de la belle
Desdémone, on avait dû se contenter, là aussi, de prendre ce qui restait sur le
marché en cette période de festivals. Celle qu’on nous présenta, ce
soir-là, n’était pas une jeunette
sortant du conservatoire. Aux dires des plus raffinés d’entre nous, elle avait déjà quelques heures de vol
au compteur ! Ce qui ne l’empêcha
pas de fort bien jouer et de faire, au
final, un cadavre très convaincant.
Les décors, comme les costumes, sans
tomber dans l’original, avaient assez d’exotisme pour nous nous faire oublier, pour un
temps, l’agglomération lyonnaise
environnante.
La météo pour cette soirée-là était
relativement optimiste. L’orage ne
devait éclater que dans la nuit ce qui laissait
tout le temps à Othello d’étouffer sa bonne femme en terrain sec. Car l’une des particularités
de ces théâtres antiques, si prisés des festivaliers, c’est de ne pas avoir de
toit. Pour tous c’est souvent l’angoisse, car le vent , la pluie, font rarement
bon ménage avec le bel canto ou la tragédie grecque. Mais pour l’instant tout
était calme et cette soirée théâtrale s’annonçait sous les meilleurs auspices. Pour une toute
autre raison, elle devait rester bien
vivante dans nos mémoires.
Dans un silence religieux, tout se
déroulait donc comme prévu. Le bel Othello, qui, au fil des actes, se révélait
plus apte à trucider les Turcs qu’à réfléchir par lui-même, se retrouvait embringué
dans une intrigue diabolique qui l’amenait à douter de la fidélité de sa
charmante épouse. Et comme Monsieur est un grand impulsif , on se doute bien
que tout cela va mal finir pour l’innocente Desdémone. Et de fait, au dernier acte , l’irascible Maure fait
irruption dans la chambre de sa femme
avec la ferme intention de l’ étouffer. C’est une façon comme une
autre de ne plus entendre ses stupides dénégations et de ne
plus se poser de questions. A ce moment
le public retient son souffle . On est
en pleine séquence émotion : on va
se retrouver sous peu avec un cadavre tout chaud et un mari qui va
apprendre après coup qu’il n’aurait pas dû faire ça ! On ne peut se
méprendre : on est vraiment en pleine tragédie, comme indiqué sur le
programme. C’était toutefois sans compter sur le Dieu de l’inattendu qui avait, en cette douce
soirée d’été, décidé de mettre un peu de
gaieté dans une pièce qui en manquait
singulièrement.
Au moment précis où, faute de
pouvoir respirer, Desdémone est sur le point de rendre l’âme, en cet instant
d’insoutenable intensité dramatique on entendit, montant vers l’hôpital tout
proche, le « pin-pon » caractéristique d’une ambulance. On put même
distinguer le gyrophare du véhicule
passant, à pleine vitesse, au ras du théâtre antique. Cette intrusion
qu’aucun metteur en scène n’aurait osé imaginer, sauf peut-être chez les
Monty-Python, provoqua dans le public une hilarité générale. Cette coïncidence
entre sa propre agonie et l’intervention immédiate des secours n’étant pas
prévue , la toute récente étouffée fut prise
d’ une incoercible envie de rire. Son assassin, tout aussi hilare,
s’empressa de tourner le dos au public et fut bien incapable de poursuivre. Puis, ne pouvant faire autrement, il se retourna décontenancé vers le public et
écarta les bras en signe de totale d’impuissance. Il ne savait plus que faire. On ne pouvait même
pas baisser le rideau , il n’y en avait pas. L’effet tragique voulu par
Shakespeare en avait pris un sérieux coup ! Pourtant il fallut bien
poursuivre et achever ce cinquième acte. Le pauvre Othello eut beaucoup de mal
à retrouver son sérieux. Enfin, après
avoir un peu repris ses esprits et avec la bienveillante complicité du public,
il arriva néanmoins à se suicider bravement, comme il se
devait, sur le corps de sa chère
épouse. Tous eurent droit, au salut
final, à un tonnerre d’applaudissements. Comme disait Louis Jouvet qui s’y
connaissait : « Le théâtre n’est en fait qu’un monde de carton pâte et
d’illusion »
Celui qui, ce soir-là dans l’ambulance des pompiers filait à toute
allure vers l’hôpital de L’Antiquaille
ne sut jamais que, grâce à son intervention inopinée, 2000 personnes
avaient soudain éclaté de rire dans une pièce du grand Shakespeare qui pourtant
n’avait rien d’une joyeuse comédie.
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