Trois coups. Le rideau se lève sur une scène au décor minimaliste.
Applaudissements mesurés du public. Une lumière tamisée éclaire un homme assis,
penché sur son pupitre. Il écrit avec fébrilité. Provoquant la surprise, sa
voix s'élève et brise le silence.
En détachant chaque mot, il lit les phrases qu'il couche
simultanément sur le papier : « Dès
qu'il entra dans la pièce, je sus que c'était lui : un homme de petite taille
au teint clair, portant des verres épais, vêtu d'un costume trop ajusté sur un
ventre trop rond et dont les cheveux bruns étaient lissés par une dose
généreuse de brillantine. » Il arrête sa lecture et parcourt la salle du regard, comme s'il voulait constater
l'effet d'une formule magique qu'il aurait prononcée. Discret frémissement dans
l'assistance.
Quand, à l'étonnement général, un homme correspondant en tout
point à la description faite par le narrateur, entre et s'avance hésitant,
jusqu'au devant de la scène. Il inspecte avec circonspection le lieu où il se
trouve, avant de lancer un long regard soupçonneux à l'auditoire ébahi.
Brusquement, un son guttural de plus en plus puissant se fit entendre. Il
provenait du public. Le rire
s'élevait, incontrôlable. L'homme, stupéfait, se tourne vers le conteur et
s'écrie sur un ton courroucé :
- « Ces gens se moquent de moi ? C'est de votre faute ! Pourquoi m'avoir fait
ainsi ? Tellement ridicule que j'en suis comique !
-
Ce n'était pas mon
but. Et je ne vous trouve pas ridicule, bien au contraire », lui répond le
conteur.
-
Alors pourquoi
rient-ils, selon vous ?
- Peut-être est-ce la
singularité de cette situation qui les fait rire, ou simplement votre
comportement ? Mais pas forcement votre silhouette ! Et pourquoi
considérer ces rires comme une insulte ? Faire rire n'est pas donné à tout
le monde, c'est un talent plutôt rare !
- Oui c'est ça,
continuez donc à vous moquer de moi! Je ne me plais pas du tout ! Mon
dernier personnage était bien plus flatteur ! De quel droit m'avez-vous
fait ainsi ?
- Du droit de l'auteur
que je suis ! Vous ne vous plaisez pas, mais vous leur plaisez à eux et
c'est la seule chose qui compte pour moi ! Je n'avais pas prévu le
rire dans mon scénario, mais j'en suis ravi !
- Droit de l'auteur ? Et
moi alors, je compte pour des prunes ? Que serait votre histoire sans
moi ? »
Le narrateur l'observe pensif, avant de reprendre son écriture
sonore : « Je m'avançais à pas rapides vers lui. Il regardait au loin sans
me voir. Il avait l'air tendu et irrité. J'effleurais sa manche pour attirer
son attention. Il sursauta si vivement, que ses lunettes glissèrent sur son
nez. »
L'homme touche spontanément
ses lunettes, jette un coup d’œil
intrigué autour de lui, puis, interpellant son créateur : « Pardon
d'interrompre ainsi votre lecture, mais si « il » correspond à
« moi », il me semble qu'à part vous, je ne vois absolument personne
dans un horizon proche. Mes lunettes sont toujours à leur place et mon seul
motif d'irritation, pour le moment, c'est vous !» Rires dans
la salle. « Vous voyez, ils rient
de nouveau ! Ils ne font que ça, rire ! C'est indécent ! Vous
devez remédier à cette situation immédiatement !
- Moi ? Mais ce
n'est pas de mon fait, seulement du vôtre! Vous
les faites rire malgré vous, c'est magistral ! Je n'aurais pu
écrire meilleur scénario que celui que vous êtes en train de créer. Si vous suiviez mon script à la
lettre, vous ne provoqueriez pas cette
hilarité et quelle perte pour les effets de
scène ! Vous aviez raison, mon histoire ne serait rien sans vous ! »
Subitement,
le visage rouge de colère, l'homme crie au public : « Je vous défends
de rire, absolument dé-fen-du, c'est clair ? » Murmures de réprobation
dans la salle. Soudain, une femme d'une rare beauté surgit des coulisses et
vient se planter avec assurance devant lui. Chuchotements d'admiration des
spectateurs. Petit et menu, son corps est incroyablement
sculpté dans un tailleur-pantalon rouge très seyant.
Son épaisse chevelure platine est un contraste saisissant avec ses yeux noir de
jais.
Le premier moment de stupeur passé, le visage de l'homme à
lunettes se fendit d'un large sourire, très vite suivi d'un éclat de rire
tonitruant. Les mains posées sur son
ventre, il s'esclaffait de bon cœur. Le rire était tel, qu'il se propagea aux spectateurs.
D'abord timidement, puis
s'amplifia telle une vague refluant de l'acteur à l'audience. Cette fois,
l'homme ne sembla pas s'en offusquer, au grand soulagement du public. Encore
secoué par quelques hoquets de rire, il dit de manière hachée : « Comment
n'aurais-je pu voir une telle sirène ? Ce n'est pas crédible !
-
Cessez donc ce rire aussi déplacé que bruyant, rétorque l'écrivain
agacé. D'ailleurs, cette pin-up ne fait pas partie de mon histoire !
-
Rire déplacé ?
Enfin, vous ne savez pas ce que vous voulez ! Vous disiez qu'il vous
ravissait ? Ah oui, je comprends, pas à votre détriment, c'est cela ? Quant à cette
« pin-up » comme vous dites, moi, je ne vois qu'une très belle femme
qui fait beaucoup « d'effet » au public ! Et c'est bien
cela que vous recherchez, non ? »
L'auteur haussa les épaules, avant de se tourner vers la jeune
femme : « Qui êtes-vous et que faites-vous dans mon
histoire ? » Elle ne répondit pas. Son regard restait rivé sur
l'homme qui lui faisait face, comme si rien d'autre n'existait. L'heureux élu
resta un moment abasourdi devant une telle attention, avant de repartir de plus
belle dans le rire. « Et bien, dit-il, on dirait que vos
personnages s'affranchissent de votre
joug !
- Ah, maintenant le rire vous agrée. Très bien,
voyons comment vous allez vous en tirer avec la
suite »
Il reprend sa plume et
sa lecture : « Enfin, elle était près de lui. Elle désirait ce moment depuis une éternité.
Son cœur battait à tout rompre. Mais
pourquoi riait-il aussi bêtement ? Elle avait donc l'air si drôle ? Ce n'était vraiment pas la réaction
qu'elle attendait. »
- « Quel coup
bas ! Je la rencontre à peine et
déjà, je la déçois ! Pourquoi vous
acharnez-vous ainsi sur moi ? Laissez-moi une chance au moins ! » dit l'homme dont la colère visible avait
chassé toute trace de bonne humeur. L'auteur
reste un instant perplexe avant de
répondre : « Très bien. Je
pose mon arme. Montrez-moi ce dont
vous êtes capable. »
L'homme le regarde,
décontenancé. Tremblant, il se tourne vers la mystérieuse
créature campée devant lui, sur des jambes magnifiques.
Elle a l'air de savoir ce qu'elle veut. Quelle détermination
dans ce regard bouleversant ! Il exerce ce métier depuis si longtemps, il a joué dans tant d'intrigues, croisé tant de personnages
amis ou ennemis... Il devrait pouvoir relever ce défi sans difficulté que diable ! Il la dévisage avec l'énergie du désespoir. Il doit être à la hauteur !
D'autant plus que c'est la première
fois dans sa longue carrière, qu'il a la liberté de décider seul de son rôle ! Elle ne le quitte pas des yeux. Il se sent
complètement happé. Sa supplication muette est assourdissante. Si forte qu'elle
le paralyse. Il sent son pouls s'accélérer et son cœur cogner de plus en plus
fort. Il sort de la poche de sa veste un
mouchoir à carreaux et éponge prestement
son front baigné de sueur. Il tourne son
visage ivre de doutes vers l'écrivain, qui l'observe d'un air goguenard. Il n'a
pas plus de succès auprès de l'auditoire en haleine, qui semble pétri dans
l'attente.
Il soupire, ferme les yeux et respire
profondément. Puis, d'un geste décidé, il ôte ses lunettes et il embrasse avec ferveur,
cette bouche tendue vers lui. Un
tourbillon vertigineux les entraîne loin,
très loin. Quand enfin leurs lèvres se séparent, son âme est pleine de sa chair si douce. Un intense
sentiment de bien-être l'enveloppe. Il
est là où il devait être, avec celle qui est sienne depuis toujours, alors qu'il ne soupçonnait même pas son existence !
Brutalement, le rire
revint sans prévenir : la belle riait à gorge déployée, sans pouvoir s'arrêter. Il était désespéré. Voilà donc
le seul effet que son baiser
passionné avait provoqué? Il était donc condamné
à faire rire ? Pitoyable à en
pleurer... Consterné, il baisse
la tête et tourne le dos à sa belle comme à son créateur, qu'il devine triomphant. Soudain, il
sentit sur son omoplate droite, une
caresse aussi douce qu'une plume de soie.
Il se retourne vers sa bien-aimée. Elle prend ses mains dans les
siennes et lui dit dans un sourire chaleureux : « Je suis si heureuse
que tu te sois enfin décidé » Ému jusqu'aux larmes, il la serre
très fort dans ses bras. « Fatiouchka », lui murmure-t-il à
l'oreille.
Puis, s'adressant à l'auteur : « Tous
les jours sont beaux au paradis. Pas
besoin de vos mots encombrants, contraignants, voire déformants ! L'écriture, c'est d'abord une histoire de
rires, puis histoire d'en rire !
Car le rire est
le seul argot dénué de toute arnaque. Les émotions sont plus
puissantes que les plus belles de vos
phrases. Les mots, en tentant de capturer notre farouche urgence de vivre, ne font que la figer. L'écriture devrait être un tisseur de rêves affranchi de toute pesanteur,
aussi léger que le rire qui se gorge
d'itinérance et se forge dans le mouvement. Qu'en dites-vous, Monsieur l'écrivain ? »
Après un court instant,
pendant lequel il paraît sortir d'une profonde
méditation, il se lève, souri et, lentement, s'approche du couple. Il pose ses mains sur les
épaules des deux étourneaux et dit
d'une voix douce : « J'en dis que ... J'en ai
déjà trop dit. Quand on dit trop, on
dit mal et lorsqu'on dit tout, on meurt d'ennui.Dieu merci, vous êtes bien vivants. »
Le rideau se baisse sur ce trio baroque, devant un public étourdi.
FIN.
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