« Maintenant ! »
Norbert retint sa respiration. Au
moment où il appuya sur la touche OK,
une décharge d’adrénaline vrilla tout son corps, semblable à une décharge
électrique.
En une seconde, après des heures de
préparation, il se trouvait à la tête d’une fortune colossale qui l’attendrait,
bien à l’abri dans un paradis fiscal, sur le compte de la société offshore BNW
qu’il avait créée de toutes pièces.
Il attendit de retrouver son souffle
puis, calmement, il éteignit son ordinateur et regarda sa montre : il
était seize heures quarante-cinq. Plus personne, à cette heure-ci, surtout un
samedi 22 décembre, n’irait consulter son ordinateur. Dans un quart d’heure,
les bureaux de la banque fermeraient jusqu’au mercredi matin et quand on
découvrirait l’escroquerie, il serait déjà loin, en sécurité !
Il caressa amoureusement le côté droit
de sa veste de costume et frissonna légèrement en devinant, dans la poche
intérieure, l’enveloppe où se trouvait son billet de train pour Amsterdam. Il
aurait largement le temps d’assister au traditionnel « pot de Noël »,
de s’engouffrer dans le métro et de se rendre à la gare du Nord. Là, il
récupèrerait son léger bagage à main qu’il avait, hier soir, déposé dans un
casier de consigne, et de monter dans le Thalys,
qui quitterait Paris à 19 heures 25.
Il sourit de
bonheur en pensant à quel point le plan qu’il avait conçu était à la fois
simple et intelligent : à Amsterdam, il prendrait, dimanche ou lundi, un
avion pour Hong Kong, deux vols reliant chaque jour les deux villes ; il
achèterait un billet aller simple pour Amsterdam au guichet de la gare du Nord,
en payant en espèces, et le tour serait joué : personne, en France, ne
saurait où il avait disparu. Au pire, il serait dans son paradis fiscal dans
trois jours. L’argent lui ouvrirait toutes les portes !
Il fut tiré de ses agréables pensées
par des coups frappés à la porte. Avant même qu’il eût répondu, cette dernière
s’ouvrit et la tête du Directeur s’encadra dans l’ouverture :
« Wilson, vous n’avez pas oublié
notre petite fête ? Dans un quart d’heure, dans la salle de réunion ?
-- Non, non, monsieur le Directeur, je
n’ai pas oublié. J’y serai.
--
Tant mieux ! Parce que je vous réserve à tous une petite surprise !
…
Le Directeur se retira et Norbert l’entendit frapper à la porte voisine et
débiter son petit discours enjoué.
« Une petite surprise ! C’est
toi qui vas en avoir une mercredi ! Les tiennes, on les connaît, elles ont
le goût du réchauffé : chaque année, à Noël, la petite enveloppe avec
dedans la prime de fin d’année ! Et tous ces imbéciles qui vont faire
semblant de s’étonner ! »
A ce moment-là, son téléphone
sonna : un appel en interne. Il décrocha.
« Wilson ?
-- Oui.
-- Moreau.
-- Moreau ?
-- Oui, ton voisin de palier ! Tu
veux venir une minute ? Je voudrais te montrer quelque chose qui pourrait
t’intéresser.
-- J’arrive. »
Norbert quitta son bureau. « Hasta
la vida ! », murmura-t-il en fermant la porte à clé comme il le
faisait tous les soirs depuis maintenant dix-huit mois, mais en savourant cette
précieuse minute où il était le seul à savoir qu’il ne remettrait plus les
pieds dans ce bureau.
Il frappa à
la porte du bureau voisin du sien. Moreau l’attendait, un sourire étrange
aux lèvres.
« Assieds-toi.
-- Tu sais
qu’on nous attend dans la salle de réunion ?
-- Oui, pour
le petit discours, l’enveloppe de fin d’année, et tout le tralala ! Mais
je pense que tu n’attends plus après ça, non ? Je me trompe ?
-- Qu’est-ce
que … ?
--
Assieds-toi, je te dis. »
Norbert
s’assit, en proie soudain à un sourd malaise.
« Alors, Wilson, comme ça, tu voulais nous quitter ? … Et je
suppose que c’était pour ce soir ? … Tu ne réponds pas ? … Remarque,
je te comprends, mon vieux … Un sacré Noël, que tu voulais t’offrir ! …
Toujours rien à dire ?
-- Écoute,
Moreau, je ne comprends pas de quoi tu parles. Et je n’aime pas du tout ce ton
que tu prends, ni ces sous-entendus. Si tu as quelque chose à me dire, dis-le
fran-
chement ! Tu avais soi-disant quelque chose à me
montrer ?
--
Parfaitement. Figure-toi que quand j’étais gosse, j’étais un fan de James
Bond : je voulais être espion ! Tu vois le genre ! Et tu vois
aussi ce que ça a donné : employé de banque, coincé à vie derrière un
bureau et devant un ordinateur ! Mais comme je suis un petit futé, et que
je touche ma bille en informatique, j’ai mis ce … disons, ce talent au service de mon rêve. »
Moreau
s’arrêta, pour juger de son petit effet auprès de son collègue.
« Tu ne
comprends pas un tout petit peu où je veux en venir ?
-- Non.
-- Bon,
alors je vais éclairer ta lanterne. J’ai appris à pirater des ordinateurs, et
incidemment, j’ai découvert ton petit trafic. Tu es un génie, Wilson !
Créer un compte offshore à la DBS de Hong Kong et détourner … »
Il fit
semblant de chercher dans ses notes ….
« Peu importe ! Une jolie
somme, en tout cas avec six zéros … ou
plus … Je me trompe ? Tu ne crois pas que …
-- Tu n’es
qu’un minable, Moreau ! Ne crois pas que tu te mettras en travers de
ma route ! »
La voix
tremblait un peu mais pas le regard, ni la main. Norbert saisit le presse-
papiers en bronze qui était sur le bureau et frappa avec une telle force qu’il
entendit le crâne éclater comme un melon. Moreau s’écroula, mort sur le coup.
Norbert
regarda sa montre : seize heures cinquante-six. Il ne serait même pas en
retard à la réunion !
Il vérifia
sa tenue, remit de l’ordre dans ses cheveux et se força à respirer
normale-ment. Puis, calmement, il essuya le presse-papiers avec son mouchoir et
le reposa à sa place initiale. Machinalement, il regarda sa montre : seize
heures cinquante huit, il ne serait pas tellement en retard !
A dix-sept
heures deux, il entrait dans la salle de réunion où il y avait déjà du monde.
***
A
dix-sept heures quinze, le Directeur prit la parole, en désignant trois hommes
placés à côté de lui :
« Nous
avons ce soir parmi nous trois des plus gros clients de notre banque, qui nous
font l’honneur d’assister à notre petite fête de fin d’année. Messieurs,
continua-t-il
en s’adressant aux trois hommes, vous aviez besoin d’être
rassurés : votre argent est votre trésor le plus précieux et vous
vouliez être sûrs qu’il était toujours entre de bonnes mains ! Vous vous
êtes inquiétés à plusieurs reprises de notre système de surveillance, que vous
ne jugiez pas assez performant. En effet, vous n’étiez pas entièrement
convaincus du rôle des caméras installées dans le hall et près des guichets du
rez-de-chaussée, et vous avez exigé une vidéo surveillance des deux étages.
Alors, j’ai dû faire contre mauvaise fortune (on entendit deux ou trois
« Oh ! » qui saluaient ce qu’ils croyaient un bon mot et qui
n’était qu’une façon de parler) bon cœur. Vous allez avoir, avec nos employés,
la primeur de l’information : j’ai gardé jusqu’ici la chose secrète, mais
c’est Noël, après tout, et vous méritez bien un petit cadeau !
Voilà : des caméras ont été installées hier soir dans le couloir des
étages. Bien entendu, il est hors de question d’en placer dans vos bureaux,
Mesdames, Messieurs », dit-il en regardant ses employés, « je ne veux
pas de procès pour harcèlement moral ou violation de la vie
privée ! »
Rires.
« Il
est également hors de question de faire marcher ces caméras dans la
journée : elles ne seront programmées que pour la nuit. Mais j’ai voulu
vous montrer un petit échantillon de ce que ces caméras ont enregistré tout à
l’heure, de seize heures trente à dix-sept heures précises, dans le couloir du
premier étage. J’espère que rien de répréhensible ne sera à inscrire à votre
crédit ! » Puis, se tournant vers les
clients : « Alors, Messieurs, heureux ? »
Un murmure
d’excitation se propagea dans l’assistance, tandis que le vigile chargé des écrans de surveillance introduisait une
disquette dans un lecteur placé près d’un téléviseur apporté ici pour la
circonstance.
On
s’esclaffa en reconnaissant madame Masson, qui remontait du rez-de-chaussée, un
dossier à la main, croisant au passage le caissier principal, qui, lui,
redescendait ;
puis ce fut le tour du Directeur que l’on vit faire un
petit signe à la caméra avant de frapper chez Wilson, puis chez Moreau ;
enfin, alors que l’écran affichait l’heure, seize heures cinquante et une, on
vit Norbert Wilson sortir de son bureau, fermer à clé, et entrer chez son
collègue Moreau.
Alors,
incapable de se détacher des images qui défilaient, muettes, inexorables,
terribles, sur l’écran de télévision, Norbert fut pris d’un fou rire nerveux,
dont le sens véritable échappa à tous ceux qui se trouvaient dans la salle et
qui ne jugeaient pas franchement comique le spectacle que le Directeur leur
offrait.
Et pourtant,
Norbert riait tellement qu’il en pleurait. Tous le regardaient sans
comprendre : Wilson voulait se rendre intéressant, ou quoi ? Qu’est-ce
qui l’amusait à ce point ? Son
comportement était déplacé, à la limite de la flagornerie !
Au sein
d’une assemblée presque gênée, maintenant, par cette manifestation de joie
délirante, le rire s’élevait, incontrôlable …
Sur l’écran,
il était maintenant exactement seize heures cinquante neuf : Norbert se
voyait ressortir du bureau de Moreau, regarder à droite et à gauche comme pour
s’assurer qu’il n’y avait personne dans le couloir, fermer la porte à clé,
l’enlever de la serrure, essuyer la poignée avec son mouchoir et s’éloigner
vers la salle de réunion.
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