Les
deux garçons marchent dans la rue d'un pas vif. Parfois leurs doigts se
frôlent. On sent qu'ils ont envie de se prendre la main mais ils ne vont pas au
bout de cette tentation. Tenir à distance son désir, une contrainte quotidienne
dans une vie que les autres briment. Les autres, ces censeurs impitoyables.
L'un d’eux pousse la porte d'un bar. Ici c'est leur repaire. Quelques tables en
bois à la peinture écaillée, de vieilles chaises au dossier arrondi, ils
raffolent de cette ambiance désuète. Le patron les aime bien et, débonnaire,
les a pris sous son aile. C'est un grand bonhomme, massif, ce genre de gars
qu'on attendrait plutôt sur un terrain de rugby. Viril mais correct, c'est sa
devise. Ses habitués sont comme les enfants
d'une grande famille. Il les adopte un beau matin, les incorpore dans son
réseau de protégés, et n'en démords qu'en cas de graves manquements. Les deux
garçons aiment ce cocon mi maternant mi grommelant. Ici on ne leur fait grief
de rien. Ici on tolère la peau noire de l'un, les manières raffinées de
l'autre. Ici on aime et se laisse aimer sans vergogne. C'est rare, c'est
inespéré. Un contraste saisissant avec le dehors, où règnent plutôt l'intolérance et les injonctions normatives. Se
justifier, argumenter, revendiquer sa différence, un travail de bénédictin qui
les occupe chaque jour. Chaque matin affronter des regards méfiants, des coups
d'œil biaisés, des saillies conventionnelles. A chaque fois c'est le même
tiraillement entre l'envie de répliquer et la certitude qu'il est préférable de
se taire, d'encaisser les coups sans
réagir. La bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe, une devise
à adopter sans coup férir. La voie vers la sérénité, la tranquillité du moins.
Heureusement il y a ce bistrot, havre de paix et de respect de l'autre, où ils
peuvent sortir de la défensive, se laisser aller à l'instant présent, vivre
quoi. Ils ne le quittent qu'à regrets, pour aller gagner leur vie et s'y
réfugient aussi souvent que possible. « Raymond, tu es le capitaine de
notre port » disent-ils souvent à cet homme rude mais jovial qui règne
derrière son zinc. Lui, son torchon à carreaux à la main, écarte d'un geste
l'hommage comme il chasserait un insecte importun. Il grommelle des mots
incompréhensibles mais on voit s'allumer une petite lumière dans ses yeux. Un
éclair de gaieté teintée de la gentillesse inoxydable qui caractérise cet homme.
Il aime accueillir, il aime écouter, il aime comprendre, il aime rassurer. On
lui a dit que ces deux-là « en étaient » mais cette rumeur ne
l’inquiète pas. C’est leur affaire. Tout ce qu’il voit, lui, c’est que ces deux
gars sont bien propres sur eux. Et polis de surcroît. Ça c’est rare. Il les
aime bien. C'est comme ça. Plus fort que lui. Ce matin-là il a remarqué que son
"grand nègre", comme il le nomme affectueusement en son for intérieur,
n'est pas rasé. Cette négligence l'étonne mais il ne dit rien d'abord. Il lui
sert son café qu'il accompagne d'un croissant bien doré, comme il l'aime, car
Raymond connaît les goûts de ses protégés, et attend. Au bout d'une heure et
après trois cafés il n'y tient plus et interroge : « Dis-donc mon grand, t'as
perdu ton rasoir ou quoi ? » L'autre lève vers lui des yeux las : « Samuel
a perdu les clefs de l'appart » – « Ouais et alors ? » - « Elles
sont tombées dans l'égout. »
Raymond
écarquille les yeux. L'autre poursuit : "Alors on n'a pas pu dormir chez
nous" – « Oui ... » - « Et j'ai pas pu me raser. » - « Ah,
voilà. Mais alors, t'as dormi où ? » - « Dehors dans le jardin de
copains, tu sais, ceux qui nous ont confié l'entretien de leur potager pendant
trois semaines. Au fond il y a une cabane en bois pour les outils. On a dormi
là. » - « Eh bé ! Pas trop dur ? »
Raymond
est curieux, et étonné aussi car il ne les croyait pas capables de s'adapter si
vite. L'autre lui décrit les lieux, pas si rustiques finalement, grâce aux
coussins de salon de jardin remisés là en attendant les beaux jours. Raymond
sort et revient avec un rasoir jetable qu'il pose devant le garçon. « Va donc
te faire propre mon gars. J't'ai mis ce qu'il faut aux toilettes du
premier. » Le deuxième garçon qui n'a rien dit pendant tout l'échange emboîte le pas de son compagnon. Il est responsable de cette péripétie alors il
fait profil bas. Raymond ne les a jamais entendu se disputer ou quoi que ce
soit. Ces deux-là fleurent l'harmonie. Il rêvasse un moment, attendri par ce
couple attachant. Ils reviennent dans la sale, rasés de près, une odeur de
savon de Marseille dans leur sillage. « Vous prendrez le panier sur la
table 4, c'est pour vous. » Un panier de cerises rouges qui brillent sous
les néons de la salle du bar. « Raymond tu es un père pour nous », et
ils attrapent une belle poignée pour la porter à leurs lèvres. Pendant qu'ils
croquent les fruits, que le jus rouge emplit leur bouche, leur regard brille
comme celui d'un enfant devant un sapin de Noël. Retour en enfance grâce à ces
cerises madeleines de Proust. Plaisir des sens, plaisir de recevoir un cadeau,
un bonheur simple, mais complet.
A
ce moment-là, la porte du bar s'ouvre. Une jeune femme entre. Elle porte des
lunettes de soleil, un turban à pois rouges dans les cheveux. Rouge aussi ses
lèvres. Tiens! Une femme assortie aux cerises, se prend à penser Raymond. Une
femme seule à cette heure-ci, c'est bizarre. Une femme inconnue. Mystère. Elle s'approche
du bar et demande : « Laurent Bodin et Samuel Fanon, vous connaissez
? » - « Peut-être ... Qu'est-ce que vous leur voulez ? » - « Leur
proposer une affaire. » - « Ce sont ces deux-là, à la table près de
la fenêtre, celle où il y a le panier de cerises. »
La
femme s'approche des deux amis. Eux ne la voient pas, tout à leur dégustation.
C'est tout juste s'ils lèvent les yeux quand elle prend place sur la chaise
face à eux. Mais quand elle leur dit : « L'atelier Zefirelli, vous
connaissez ? » ils la regardent avec intérêt. Un intérêt mêlé
d'hésitation. L'atelier Zefirelli, s'ils connaissent ? Tu parles ! Ils ont
connu. C'était il y a dix ans, quand ils posaient pour quelques peintres et
sculpteurs que leur plastique inspirait. Leurs corps avaient de quoi donner des
idées à un artiste et ils gagnaient pas mal leur vie. Mais l'expérience s'était
mal terminée. Quand le corps est trop beau, trop jeune, trop triomphant, il
risque de faire oublier les valeurs, les règles. Un des sculpteurs avait perdu
la tête, le cœur tourneboulé par cette jeunesse insolente, cette beauté
éclatante. Comme on s'approche d'un feu pour réchauffer ses mains, il avait
posé la sienne sur Samuel. Il était passé outre, avait franchi la frontière
entre l'artiste et son modèle, méprisant la relation entre Samuel et Laurent.
Des coups de poing avaient suivi, un peu de casse dans l'atelier aussi, ce qui
avait sonné le glas de la période artistique des deux compagnons et les avait
remis sur des voies plus classiques, plus austères, mais plus sûres. C'est
comme ça qu'ils avaient atterri dans une agence bancaire. Lucratif, mais
sérieux, trop sérieux. Austère même. Froid.
Et c'est pour cela qu'ils avaient besoin de se réchauffer l'âme dans un
lieu amical et chaleureux. Le bistrot de Raymond et la sollicitude paternelle
du patron étaient tombés à pic dans leur vie. Cette femme, par contre, elle
n'augurait rien de bon.
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