« Devine
qui j’ai vu… »
Germaine
avait l’air lucide, pour une fois. D’habitude, elle n’arrivait pas à aligner
plus de trois mots. Les difficultés de cet âge, voyez-vous. En même temps,
cette vieille dame en avait vu d’autres. A quatre-vingt-douze ans, elle devait
en avoir fait, des connaissances ! Cela ne l’avait pas empêchée de se
retrouver à la maison de retraite des « Macarons », établissement
perdu en pleine campagne. Pauvre être.
Occupé
à lui servir son thé quotidien, je pris quelques temps avant de lui répondre.
La vapeur du liquide me chatouilla les doigts, m’irritant un peu.
–
Vous avez fait une nouvelle rencontre Germaine ? fis-je.
– Une nouvelle rencontre ? Oh non jeune homme,
celui-là je le connais depuis bien longtemps !
Ne cherchant pas à en savoir plus, trop pressé par les
autres pensionnaires que je devais assister, je lui tendis machinalement sa
tasse, le regard scrutant l’horizon, faisant un rapide tour du travail qu’il me
restait à faire.
– Vous m’en direz tant ! Bon je vous laisse, il faut
que j’aille aider Martine à monter les escaliers du premier. Faîtes attention
avec votre thé, il est chaud ! expliquai-je, debout, prêt à partir.
Elle ne me laissa pas faire. Ni une ni deux, elle m’avait
attrapé la main, son regard tantôt fixe tantôt bancal bien posé sur mon visage.
Ses yeux, que je n’avais jamais vraiment pris le temps de contempler, me
parurent emplis de sincérité, de bonne volonté. Elle ne voulait pas que je
parte, ça c’était sûr. Mais qu’avait-elle donc à me dire ?
– Devine qui j’ai vu !
Là, je ne savais pas du tout quoi faire. Tenté par ma
part sombre de dégager violement ma main, je restais là, tout bêtement, bien
stable sur mes appuis. Nos regards se croisèrent pendant plusieurs secondes,
droits, puis je retirai délicatement ma main de son emprise. Elle me laissa
faire. Sa détermination sauvagement exprimée s’en était déjà envolée.
– Je ne sais pas, Germaine. Je n’en ai aucune idée,
déclarai-je simplement à voix basse, prenant le chemin des escaliers.
Je m’en voulus toute la nuit. C’était à peine si j’avais
réussis à fermer l’œil. La télévision n’avait pas pu m’endormir correctement ce
soir-là. Germaine était restée dans mes pensées, comme un spectre hantant mes
souvenirs. Une part de moi, assez forte, regrettait vivement mes actions de la
veille.
Pourquoi
avais-je une fixation comme celle-ci ? Je ne pouvais pas expliquer ce qui
m’arrivait. Cela faisait bien sept ans que je travaillais dans cet
établissement. Des personnes de ce genre, j’en avais vu passer, et trépasser. Mais aucun ne m’avait autant
atteint psychologiquement. C’est comme si cette carapace de raison que je
m’étais employé à construire ces sept dernières années, en me convaincant d’une
certitude du genre « c’est la vie,
c’est comme ça », venait de se briser en mille morceaux.
Le matin, mon petit-déjeuner ne résista pas longtemps. Il
fallait que je parte de chez moi, que j’aille au plus vite là-bas, quitte à
arriver bien en avance. Laissant la vaisselle dans mon évier, s’entremêlant
avec celle de la veille, je partis en vitesse.
Le trajet, qui me paraissait parfois trop court à mon
aise, fut d’une longueur exécrable cette fois-ci. Ayant du mal à contrôler mon
pied, qui pivotait irrégulièrement sur la pédale d’accélérateur, j’avais une envie
folle de tout envoyer balader et de foncer droit à mon objectif.
En une trentaine de minutes, ce fut fait. Me garant en
travers débordant sur une place handicapée, je fonçai à l’accueil, à la
recherche de Sylvie, ma collègue chargée des visites. Je n’eus aucun mal à la
retrouver. A peine arrivé, mon sac à dos encore harnaché, je me jetai
littéralement dessus.
– Sylvie ! Il faut que tu me dises qui Germaine a pu
voir ces derniers temps !
Son visage habituellement tout sourire se dégrada peu à
peu à l’entente de ma requête expéditive. L’humeur du matin…
– Germaine ? Laquelle
de Germaine ?
La question me parut insurmontable. Perdu dans tous ces
noms, ces prénoms, ces adresses, je réfléchissais à voix haute.
– Guérin… Parmentier… Apshé… Trublion ! Je crois que
c’est Trublion ! Germaine Trublion !
Sylvie, qui était un vrai annuaire sur pattes, sut en
quelques secondes de qui je voulais parler.
– La vieille qui boit toujours son thé bouillant
là ? Attends laisse-moi voir… Je peux faire une recherche rapide sur les
dix derniers jours si tu veux…
– Fais ! lui ordonnais-je.
Ses doigts tapèrent vite la requête sur son clavier. La
lumière de l’écran, faible, illumina ses yeux qui glissèrent de fenêtre en
fenêtre. Après quelques dizaines de clics, de soupirs de consternation, ce fut
fait. Et le résultat final ne tarda pas à tomber.
– Personne. Elle n’a vu personne ces dix derniers jours,
et je pourrais bien remonter jusqu’à l’année dernière. Ce sera toujours la même
conclusion, déclara Sylvie d’un air faussement désolé.
Je restai de marbre pendant quelques secondes. Cette
réponse ne me suffisait pas. Je ne pouvais pas finir sur un tel
dénouement ! Toute cette peine, toute cette interrogation… Il fallait que
j’en aie la réponse moi-même.
Lui demandant avec la même vivacité son numéro de chambre, j’eus l’impression de me mettre un collègue
de plus à dos.
« 446 ».
C’était ma prochaine destination. Courant dans les couloirs, ne me souciant pas
du bruit assourdissant que cela faisait, je passai devant le lieu de notre
dernière rencontre. La salle de repos… Là où elle m’avait posé cette question
auquel je n’avais accordé aucune importance.
Escaladant
à la vitesse de l’éclair les étages, j’arrivais dans le long couloir qui menait
à sa chambre. Située tout au fond, à droite, selon les dires de Sylvie, je
n’eus aucun mal à la trouver. Les clés de tout l’étage en main, je m’empressai
d’ouvrir la porte sans frapper avant, comme l’exigeait la procédure. Il fallait
que j’obtienne ma réponse au plus vite.
Et cette dernière ne tarda pas à venir, foudroyante.
La porte s’ouvrit, m’offrant la vue du corps de Germaine
Trublion, couché sur le sol, ses draps et ses couettes dépassant du lit. Son
visage était figé dans un sourire implacable. Sa peau, au teint pâle, semblait
rayonner de chaleur et de vie. Son poignet, fermé, me faisait penser à celui
d’un enfant endormi. Elle venait de nous quitter, dans une paix effarante.
Une nouvelle rencontre ? Oh non
jeune homme, celui-là je le connais depuis bien longtemps !
La réponse me parut maintenant toute claire.
FIN
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