- « J'ai une bonne nouvelle pour toi, fiston !
- Ah oui ?
- Devine qui vient dîner ? insista son père radieux.
- …
- Le président d'un grand club étranger, monsieur Rupert ! Tu vas devenir une célébrité mondiale, mon fils !
- …
- Ne me remercie pas surtout !
- Mais, papa ! Je t'ai déjà dit que je ne voulais rien devoir à cet homme ! Les promesses qu'il fait, ce sont des boniments !
- Des boniments, monsieur Rupert ?! Le président d’un club d’une telle renommée ? Tu es fada, non pire, tu es un ingrat ! Réfléchis un peu bon dieu, tu ne retrouveras jamais pareille aubaine ! » se récria son père ulcéré par tant de légèreté.
Pierre décida de ne pas insister, car son père était manifestement sous influence. Il quitta le salon pour aller se réfugier dans sa chambre. Il connaissait bien la silhouette trapue comme une borne d'incendie de cet individu qui hantait les coulisses des stades, à la recherche de la poule aux oeufs d'or. Il détestait son regard de saurien et sa mine chafouine. Sa peau brillait comme celle d’une anguille, à en donner la nausée ! Il traînait une réputation sulfureuse, notamment concernant le sort misérable qu'il réservait aux joueurs qui ne lui donnaient plus satisfaction. Hélas, son père était aveuglé par celui qui symbolisait l’accès vers le paradis !
Allongé sur son lit, il regardait la pluie tomber avec mélancolie. Comme il regrettait d'avoir cédé à son père, quelques années plus tôt ! Il pratiquait le football depuis tout petit et il était doué. Cela n’avait pas échappé à ce dernier qui avait décrété, sans discussion possible, que son fils deviendrait une star du football...
Sa mère avait bondi de joie. Elle se voyait déjà dans la villa que son fils allait ainsi pouvoir lui offrir : « Tu dois bien ça à ta pauvre mère ! » soupirait-elle souvent avec éloquence. Ses parents, d'origine modeste, s'étaient privés de tout pour l'élever sans qu'il manquât de rien. Il leur en était très reconnaissant, mais il voulait devenir charpentier, pas footballeur. Il rêvait de bâtir, de façonner, d'ériger du travail de ses mains, des maisons où il ferait bon vivre ! Mais ses parents n'avaient rien voulu entendre et ne démordaient pas de leur but : faire fortune rapidement grâce au football. Aussi, pour ne pas les décevoir, il avait mis de côté ses désirs, et il avait travaillé dur, très dur, pour devenir un joueur de talent. Aujourd’hui, il faisait partie des trois meilleurs footballeurs du pays et son nom avait très vite circulé au-delà des frontières nationales. Ses parents roucoulaient de fierté. Lui, cela le laissait indifférent, seul comptait le plaisir de jouer. Pourtant, de vilaines rumeurs diffamaient sa réussite que l'on disait fondée sur du piston, car estimée « trop rapide », selon l'avis de certains envieux. Il s'était senti humilié, choqué, attristé que l’on mette ainsi en doute ses capacités. D'autant plus que cette attaque venait de ses meilleurs amis. La camaraderie avait fait place à la jalousie et la complicité à une concurrence effrénée. C’était donc ça la gloire ? La solitude ? Les coups bas ? Alors, il n'en voulait à aucun prix ! Il avait décidé de tout arrêter, mais ses parents s’y opposaient avec fermeté. Ils comptaient farouchement sur sa prochaine célébrité. Une célébrité, qui, pensaient-ils, rejaillirait sur eux et comblerait les frustrations accumulées par leurs rêves manqués. Pierre savait que seul l'amour mutuel qu'ils se portaient, pouvait cicatriser les plaies du passé. Mais comment les convaincre ?
La porte d’entrée claqua, comme frappée par une violente bourrasque. C’était sa mère. Elle toqua à peine avant de débouler dans sa chambre. Son maquillage soigné et sa coupe parfaitement laquée disaient sa provenance. Mécaniquement, elle se dirigea vers le miroir. Il savait qu'elle y guettait à chaque fois ce qu'il ne reflétait plus : sa jeunesse perdue. « Pierre chéri, lui lança-t-elle à la hâte, ton père a dû te dire que nous recevons monsieur Ridert ce soir ! (elle estropiait son nom invariablement). Va donc chez le traiteur, récupérer ma commande de beignets pour l’apéritif. Et n’oublie pas ton costume chez le teinturier, on doit faire honneur à notre invité ! » Pierre soupira, puis s’exécuta en souriant. Une idée soudaine venait de germer dans son esprit. Il allait donner à ce dîner, censé sceller son avenir, un dénouement inoubliable. Il n'allait pas se laisser dépouiller par ce pilleur d'âmes...
Dix-neuf heures. Gros plan sur le quatuor réuni autour d'une table bien garnie. La voix de monsieur Rupert, aussi aiguisée qu'un pic à glace, dominait. Les rires fusaient, seul Pierre restait muet. Il attendait. Avec une étonnante simplicité, sa mère, tout en le couvant d'un regard adorateur, négociait ses talents de joueur en exposant avec maints détails la villa luxueuse qu’elle souhaitait acquérir. Son père avait mis en évidence sur la table, les photos d’un yacht sur lequel il rêvait de naviguer. Monsieur Rupert, vêtu d’un bel habit qui faisait resplendir sa vanité, acquiesçait en souriant, comme s’il s’amusait de l’appétit de ses parents.
Ses dents blanches étaient si parfaitement serrées qu'il paraissait en avoir plus que la normale. Il balayait d'un regard narquois, le papier peint défraîchi, les étagères en aggloméré et le canapé fatigué du salon. Sa mère l’interpella : « Pierre, sers donc monsieur Ridert de ces beignets à la sauge que tu as choisis spécialement pour lui. Ils sont délicieux, vous verrez. »
La paupière droite de l'intéressé sursauta en entendant son nom ainsi écorché. Mais, très vite, une expression gloutonne se dessina sur le visage rubicond du prestigieux convive : il enfourna deux beignets à la fois. Il mâchait avec délice, les yeux clos de plaisir, quand, subitement, son lourd menton se mit à trembler. Puis, son corps entier fut violemment secoué par une série d’éternuements tonitruants qui provoquèrent la chute de sa perruque dans son assiette, très vite suivie de son dentier !
Pierre éclata d’un rire stupéfait. La forte dose de poivre qu'il avait versée dans le plat avait produit beaucoup plus que l’effet escompté ! La figure de monsieur Rupert venait de faire naufrage ! Sa bouche avait disparu comme si elle avait été aspirée de l'intérieur, creusant brutalement ses joues et exorbitant ses yeux. La nudité de son crâne dévoila une surface tristement fripée. Édenté et chauve, il ressemblait à un vieux chat de gouttière ! Comme en écho, le rire nerveux de sa mère s'éleva et tinta comme un verre qui se brise. Blanche comme une craie, elle hurla : « Quelle horreur ! » Cloué par la sidération, son père semblait en état de mort apparente. Monsieur Rupert, livide, effaré, articula péniblement, avec le sifflement d’un serpent et l’oeil chargé de ressentiment : « Vous… me…me…le pai…paierez cher ! » Puis, récupérant ses cheveux et ses dents, il se leva et quitta la pièce, légèrement chancelant. Son père, défait, sanglotait en silence sur le bateau qu’il venait définitivement de perdre. Sa mère, dévastée, fut assaillie par un brusque hoquet. Pierre les étreignit chaleureusement : « Papa, maman, on n'a pas besoin de ce vilain bonhomme pour être heureux ! Je vais vous la construire, moi, la maison de vos rêves ! Je vous demande juste un peu de patience, je commence ma formation de charpentier la semaine prochaine ! »
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