J’ai une bonne
nouvelle : je viens de recevoir la lettre de clôture de mon dossier à
l’AXA. Concerne : incident du 13 juin 2016. Pour rappel :
Le 13 juin à 15h30,
il pleut. 15h31, j’hésite entre la voiture et le vélo pour gagner le
centre-ville. 15h42, j’hésite encore. 15h48, il pleut toujours. Je sors de chez
moi, je perds douze secondes à chercher mes clés, une demi-minute pour saluer
la voisine, ma propriétaire et son chat, et trente-huit secondes supplémentaires
pour retourner vérifier la lumière. À 15h52 j’oblique pour quitter la servitude
résidentielle et là c’est le choc. Pare-chocs avant contre aile droite. C’est
mon pare-chocs, c’est ma servitude, en bref, c’est ma faute.
Le conducteur de la
voiture B sort de son carrosse en brandissant un constat. Je m’excuse, me range
et dégaine mon stylo. On coche, on croque la situation, on constate à
l’amiable. Je retourne ma boîte à gant à la recherche des polices d’assurance,
carte grise et autre numéro de permis.
Je m’excuse
encore : « pardon, mais c’est lequel le numéro de
contrat ? ». J’euphémise : « ça va peut-être vous étonner
mais je n’ai pas l’habitude de remplir ces documents » ; en tentant
maladroitement de glisser un peu de légèreté pour désamorcer B qui coche
frénétiquement. Je vais jusqu’à complimenter le croquis en suggérant ici ou là
une touche de couleur, par soucis de transparence évidemment. Oui, lorsqu’on
affiche deux-cent soixante-dix mille kilomètres au compteur, on ne se laisse
pas franchement impressionner par un peu de tôle froissée. Louise en a vu
d’autres. Ah oui, Louise : ma Lamborghini, déguisée en Kia pour fuir la
pression des paparazzis.
Axa réinvente
l’assurance et garantit ma mobilité alors oui : je suis A, je n’ai pas
accordé la priorité et j’ai triché à mon premier contrôle de grammaire. Oui,
oui, la guerre au Kosovo, l’ouragan Katrina et la mort d’Elvis Presley c’est
toujours moi. Je glisserai quand même un bateau en origami dans le courrier
afin de soudoyer mon assureur, par précaution.
Je me flagelle donc avec
application et bonne humeur. À peine un léger malaise quand le petit à
l’arrière-qui heureusement s’en sort mieux que la portière-hurle en me pointant
du doigt. Trois pommes et demie au garrot, des yeux plein de rage et le nez
plein de morve. Ça risque de me coûter en cher en tort moral quand son
psychothérapeute me fera un procès d’ici une vingtaine d’années.
Finalement on signe, on
se quitte avec un sourire poli dans une valse de petits papiers complaisants. B
regagne la tôle froissée de sa Honda pendant que je me bats avec ma boîte à
gants pour tasser les petits papiers entre Joe Dassin et un vieux paquet de
chewing-gum. Je fais signe de la main avec toujours ce sourire aimable sur les
lèvres dans une Louise au camouflage sublimé par la balafre.
Il pleut toujours, je
suis en retard et j’ai traumatisé un môme innocent. Je relativise, triomphe de
ma boîte à gant et m’aperçois alors que B est parti avec mon stylo. Je fulmine
à la découverte de l’odieux forfait, rouvre le compartiment qui vomit sur le
siège passager et saisit le constat pour inscrire le recel dans la case
« observations ». En plus, B ne sait pas dessiner : Louise a
l’air d’une vieille épave et le A dépasse de la vitre arrière. Je décide donc de
nuancer ma culpabilité et passe de la coche « responsable » à
« partiellement ». Seulement, je n’ai plus de stylo. Là, je dois
quand même avouer que c’était une sale journée.
« Votre police prévoit une franchise de
1000.- CHF. Nous vous prions de bien vouloir nous verser cette somme dans les
30 jours ».
Bon, je m’y attendais. Voilà 3 mois que j’anticipe ce courrier à grand renfort
de séances de sophrologie. Après tout, c’est une manière comme une autre de
faire la connaissance de ses voisins. Ce que j’attendais moins, c’est le
montant des dégâts : 4316.60.- CHF. Ça fait cher les présentations.
J’ai parié sur des frais
administratifs et la bonne foi de B. C’est vrai, qui imaginerait revoir
l’entier de sa carrosserie sur le salaire d’une étudiante ? Ce serait pas
beau, m’enfin, les gens ne sont pas toujours très beaux.
Et puis j’ai réfléchi.
4316.60.- CHF c’est un aller-retour pour Los Angeles en première classe. C’est
six ans de salaire camerounais, une nouvelle paire de seins, quarante ans de
rouleaux de papier toilette, un millier de pots de yaourts à la pistache ou
trois mille Twix. 4316.60.- CHF,
c’est deux fois Louise, et quatre pneus neufs.
Moi, avec 4316.60.- CHF,
je ferais quatre cents trente et un petits bateaux de dix francs en origami et
une tour de pise avec les soixante-six pièces de dix centimes. Je distribuerais
ensuite les voiliers à quatre cents trente personnes. J’en garderais un, pour
prendre le large.
À huit ans avec cette
somme, j’aurais acheté un Gameboy, des Babybels,
et planté le reste au fond du jardin pour semer des arbres à sous. Au début du
siècle, avec ce salaire, je serais ministre. Au Zimbabwe, je serais Robert
Mugabe.
En réalité, si je les
avais eus, j’en aurais certainement bu une partie et fumé la moitié. Le reste,
je l’aurais gaspillé. Dans la carrosserie de ma Honda ou l’appareil dentaire du
petit. J’aurais pu les brûler sur un plateau ou les distribuer dans la rue, en
faire des confettis, les jouer en bourse, au casino, au super Bingo.
J’aurais gagné des
millions, je les aurais convertis en carambars, en francs burundais ou en
Modigliani. J’aurais acheté Poudlard, Fort Boyard et Jean-Pierre Pernaut. Je me
serais sentie seule, comme dans la pub du Loto. Alors je me serais payé Pascal
Obispo en tête à tête, ou son coiffeur, ou sa tête. J’aurais pu faire un don,
parrainer un panda, adopter un bulldog anglais. Pourquoi pas sauver le monde,
les forêts ou les cacatoès ? J’aurais ouvert un compte à Panama, un refuge
à Shih tzu… Je serais certainement grippe-sou, paranoïaque, peut-être toxicomane.
Je n’aurais plus beaucoup d’amis mais une nouvelle paire de sein, un Jeff Koons
dans mon salon et Pascal Obispo dans ma cuisine. Je passerais à la télé, chez
Arthur ou dans la pub du Loto. Je serais suffisante, aigre et pingre, pleine de
silicone et d’excès, de cacatoès.
Bon, la fortune n’est
pas pour demain. Il faudra d’abord que je révise mon code de la route. D’ici
là, j’aurai grandi, j’aurai une Honda et certainement peur pour sa carrosserie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire