« Devine qui j’ai vu ? »
Apolline, ma fille cadette, en
laissa tomber sa trottinette et se tourna vers moi d’un seul coup, les yeux
grands ouverts ; un immense questionnement bleu ! Je n’ai pas dû m’en
rendre compte, mais pour la saisir à ce point, mon ton devait être
éloquent !
« La
fée, ma chérie… la fée des bois et aussi…
— La fée des bois ?! s’exclama aussitôt Apolline sans me laisser finir, les
yeux encore plus grands, encore plus ronds, mais toujours si bleus ! Et
figée, bouche bée, elle attendait la suite.
— Oui, ma chérie, la fée des bois… mais toute impatiente, Apolline me
prit encore de vitesse :
— Avec des petites ailes ?
—
mais oui, avec ses petites ailes !
— Ouah
! Mais t’as dit : et aussi…
— Et
aussi ? Ah oui, bien sûr ; j’ai
vu la fée des bois et aussi une croix qui parlait…
—
Beuh ! Te crois pas !
Et aussitôt Apolline s’accroupit et
cueillit des pissenlits pour mon cheval qui, calmement, encolure tendue vers
elle, la suivait d’un regard gourmand. Amusé par les attentions de la
fillette à l’égard du grand philosophe—
le surnom de mon cheval— je laissai passer un petit moment avant d’insister
quand même :
— Tu
ne me crois pas ?
—
Ben, ça s’peut pas ! Ça parle pas les croix !
—
Oui, mais avec les fées, tout peut arriver ; tu vas voir, écoute
bien ! »
Alors, j’ai raconté à ma fillette
ma singulière balade :
« Tu vois ma chérie, il y a des jours, où sans l'avoir prévu, on cueille
les fruits de l’existence, sans geste et sans effort, tel que le sort vous les
offre. Une seule chose est à faire : c’est de mettre pied à terre et de se
laisser emporter par le sentiment qu’on en a. Ecoute, ma chérie, écoute
encore !
Au
détour d'un chemin creux, bordé de hauts
talus arborisés de hêtres, sur un socle de pierre moussue et entouré d'herbes
folles, une Croix de fer forgée, insolite et solitaire, et peut-être même
oubliée, usée par des siècles d'espérance et fortement courbée sous le poids de
trop de dévotion, se repose épuisée à l'ombre et dans l'intimité des arbres qui
la veillent. Compatissants, des bras arborifères aux rameaux retombants
l'enlacent, la soutiennent et la couvent,
tandis que le feuillage, au gré d'une brise légère, doucement la caresse
et la console de tant de peine à ses pieds déposée. Quand la Loi naturelle
vient au secours de la Foi ! »
Apolline m’écoutait d’une oreille
distraite, tout en continuant à ramasser des pissenlits pour, du haut de ses 7
ans et en levant encore le bras, les donner au grand philosophe qui
imperturbable y trouvait son compte en les engloutissant aussitôt.
Mais vous aussi, voyageurs qui
passez, entrez dans mon histoire, arrêtez votre marche et, comme moi adossés au
talus opposé, levez les yeux vers cet autel inattendu où, dans les bras de Dame
Nature, une Croix abandonnée à sa matérialité vit ses derniers moments.
« Alors sortant de la forêt voisine et chantonnant d'une petite voix
d'enfant, l'humeur "légère et court
vêtue" de blanc, une Fée, virevoltante et sautillante, resplendissante
dans un halo de poudre d'or, vint à ma rencontre. A ma hauteur elle s’arrêta,
se tut et me contempla un court instant. Puis toujours silencieuse, elle secoua
sa chevelure et inclinant la tête sur le côté, me questionna de ses grands yeux
étonnés. Subjugué par cette apparition lumineuse et inondé de son regard de
faïence, incapable de prononcer le moindre mot, je ne pus que lui indiquer du
menton le haut du talus où expirait la Croix. « Diable ! La Croix ! »
s'exclama-t-elle curieusement et aussitôt ses ailes de colibri la portèrent au
haut du talus et au pied du socle de pierre où la Croix, réveillée par le
bruissement du vol, vivait encore un peu dans la souffrance de sa propre
Passion. La Fée s'approcha et se pencha vers la Croix et de sa voix fluette,
‘’lui tint à peu près ce langage" auquel la Croix répondit dans un souffle
comme il suit et le dialogue s'instaura :
« Eh
bien la Croix, ça ne va pas ?
— le
monde me délaisse. Je me meurs de l'ingratitude humaine. J'ai pourtant tout
essayé pour élever les âmes…
—Tu
t'y es mal pris la Croix. Je te l'avais bien dit !
—
Mais je suis allée pourtant jusqu'au sacrifice suprême !
— Fallait
pas !
—
Comment cela ?... D’ailleurs, ai-je eu vraiment le choix ?
—
Tu as voulu séduire en vantant la
Pénitence. Tu parles d'un programme ! Pas vraiment racoleur !
—
Mais enfin la Fée, il faut bien grandir les hommes quand même !
—
Ciel ! Et pourquoi faire ?!
—
Mais pour qu'ils se rachètent, voyons !
—
Mon dieu !
— Ah
! Tu vois !... toi aussi tu l'appelles !
—
Simple expression, la Croix ; tu t'emballes un peu vite !
—
Dommage, la Fée ; je crus un instant t'avoir convaincue…cela en aurait fait au
moins une…
—
Impénitente utopiste !
—
Mais regarde autour de toi, la Fée ! C'est le chaos, chacun ne pense qu'à sa
survie. Non seulement, tous m'ont oubliée, mais pire encore, je rouille...
aucun respect pour celui, il y a tant d'années, qui me façonna de ses mains et
y mit tout son cœur et sa Foi !
—
Pour la rouille, je suis d'accord, la Croix ; c'est scandaleux ! On ne méprise
pas une œuvre d'art. Mais pour sa Foi, tu t'avances, la Croix! Qu'est-ce qui te
dit qu'il ne t'a pas vendue très cher, l'artiste ?!
— Tu
blasphèmes !!
— Et
voilà, tout de suite les grands mots !
—
Mais moi, la Fée, je crois !
—
C'est la moindre des choses, la Croix! (Hi! Hi !)
— Tu
te moques, alors que je vais disparaître sans les avoir sauvés ?
— In…dé…cro…tta…ble !
— Et
toi, la Fée, que fais-tu pour eux ?
Hein!... Que fais-tu ?!
—
Moi, la Croix ?... Tu me le demandes encore ? …Tu es décidemment incorrigible !
On en a si souvent parlé ensemble !
—
Redis le, s'il te plait, la Fée ; redis le moi encore …
—
T'es maso, la Croix !
—
S'il te plait...
—
Pourquoi donc revenir là-dessus, la Croix. Tu te fais du mal !
—
S'il te plait, que je parte en comprenant mon échec et sachant que sur terre
subsiste encore un espoir …
—
Tiens, tiens, la Croix, commencerais-tu à douter de ta méthode ? … Il est bien
tard. Cependant, je veux bien te donner une dernière chance de comprendre ton
erreur. Je t'ai déjà dit que moi, quand je donne du bonheur, je le fais en Fée,
pas en théologienne. C'est si je veux et à l’instant, d'un simple coup de baguette
magique et sans exiger d'autre du bénéficiaire que de le voir profiter
pleinement de la chance que je lui offre ! Un point, c'est tout ! Alors que
toi, tu n'as rien compris. Tu exiges l’impossible. Tu espères le concours des
hommes eux-mêmes, ma pauvre Croix. Tu n’y arriveras jamais. Ils en sont
incapables ! Et franchement, quelle
invraisemblable idée ! Tu sais bien que les hommes ne grandissent que de corps
et qu'ils gardent un cerveau d'enfant ; et que les enfants sont cruels !
Et donc, cesse de leur langer la cervelle et laisse les vivre, s'aimer ou
s'entretuer ; ça les amuse et tu n'y peux rien. Contente-toi d'en sauver
quelques-uns, par-ci, par-là, au gré de tes envies. Tu verras, rien de plus amusant,
car il n'est pas nécessaire de faire que des gentils. Tu peux aussi faire des
méchants et puis aussi, pas que des définitifs ! Eh oui, les pas définitifs,
c'est ce qu'il y a de plus drôle. Un mois gentil et paf !...le voilà devenu
méchant, d'un seul coup, sans prévenir ; personne ne s'y attend ! Quelle pagaille cela provoque
! Hilarant ! Mais tu peux également transformer un méchant en gentil ; personne ne le croit ! Surprenant ! Ah! Si tu savais comme je rigole avec mes
copines Fées ! Même, on fait de ces blagues ! Parfois, j'en ai honte … si, si,
vraiment, je t'assure ! Tu veux un exemple ?
Tiens, voilà : on repère un gros macho, bien costaud et bien bête aussi,
le genre bonobo à peine mutant, juste descendu de son arbre et en plus qui en
est fier ! Eh bien, l'air de rien, discrètement, une petite touche de baguette
magique et hop !... voilà le gorille qui instantanément roule des fesses comme
une pétasse et prend son sac de sport pour un sac à main ! Marrant, non ?...
Condamné au coming out, l'animal ! Oui, je sais, ce n’est pas bien, mais c'est
quand même plus drôle que d'aller à confesse ; encore que le mot confesse m'a
toujours un peu troublée, car enfin,
cette association de syllabes a quelque chose d'étonnant pour définir un
endroit où règne le puritanisme !
Bon,
mais on fait aussi des choses bien. Par exemple, une fois on a croisé un nain
qui rêvait d'être grand. C’était un vrai agité, peut-être parce qu’il était
tout moche, avec un nez qui touchait presque terre ; probablement à cause
de son nez, il sautillait en permanence d’une jambe sur l’autre, sûrement pour
récupérer son équilibre ! Alors nous, ça nous a attendries et son nez nous
a rappelé Pinocchio, un vrai menteur celui-là et ça nous a donné une idée ;
tiens-toi bien, La croix ! On en a fait un Président ! Eh oui ! Seulement ce jour-là, avec les
copines, on était très excitées et on a dû, par mégarde, le toucher plusieurs
fois avec nos baguettes magiques. Du coup, on ne sait pas très bien si c'est un
vrai gentil ou un faux méchant, ou l'inverse, comme tu veux, et en plus, il
marche comme un canard et comme on n'a pas osé toucher ses roubignolles avec
nos baguettes, elles sont sûrement restées toutes petites ! Aussi, le Président, il a toujours l'air de
les chercher. Tu l'as vu, la Croix ?! Oh, on en fait des trucs, si tu
savais ! Enfin voilà, tu me le demandais, je te le redis. Nous, les Fées,
on s'occupe du présent, pas de l'Après. Tu le connais, toi, l'Après ? … Bon, alors, il ne tient qu’à toi
d'en faire autant.
Donc,
cette fois-ci, La Croix, fais bien attention à ce que je vais te dire. Tu dis
que tu crois. Fort bien et cela te regarde. Seulement, tu crois les yeux fermés
et tu ne sais même pas vraiment en quoi. Alors je vais te le dire. Le vrai
problème, c'est que non seulement tu crois en Dieu, c'est à dire en toi-même,
ce qui te place déjà en situation délicate de juge et partie, certes, croire en
Dieu ne fait de mal à personne, mais beaucoup plus grave, tu crois en l'homme !
Et là, ça coince ! C'est une position
intenable qui ne mène qu'aux déceptions. Et pire encore, tu imposes à ceux que
tu veux sauver de véritables pensum sous la menace de représailles
épouvantables et tu les culpabilises !
Là-dessus, non contente de leur demander de se racheter par eux-mêmes,
ce qui implique d'abord la prise de conscience d'une faute éventuelle et
réclame pour cela un effort au-dessus de
leurs possibilités, tu voudrais en plus qu'ils s'aiment les uns les autres ?!
—
Pourquoi, ce n’est pas bien ?
—
Mais franchement, la Croix, réfléchis... c'est du délire ! Et cerise sur le
gâteau, pour motiver tes troupes, tu promets un Paradis que tu es incapable de
démontrer !
—
Mais si j'y crois, moi ?
—
Allons la Croix, tu t'es vue ?!...épuisée…tu fléchis de plus en plus... au bout
du rouleau, tu es ! Tu t'es sacrifiée pendant des siècles, et pour quel
résultat ?... aucun ! Le monde va trop vite pour toi, la Croix, tu ne suis plus
; toujours dépassée ! Tu n'as pas su adapter ton langage. Alors tu te meurs
d'abandon et de déception. Il est vrai que vu ton échec, cela fait déjà
longtemps que tu existes de moins en moins…
—
Désespérant !
— Je
ne te le fais pas dire !
—
J'avais pourtant espéré…
— Ne
t'entête pas la Croix ! Tu n'as jamais eu les moyens de ton ambition… la voilà
ta faute !!!
— Je
vais me suicider…
—
Inutile... C'est en cours depuis un moment ! Et de plus, c'est interdit par
toi-même, la Croix ! C'est un péché !
—
Mon Dieu quelle horreur ! Dis-moi, la Fée, que puis-je faire alors ?
—
Peut-être que…enfin…il y aurait bien une solution…mais…
— Mais
quoi la Fée... dis le !... vite, il est temps ! Je perds mes dernières forces !
— Eh
bien, la Croix, voilà : il faut que tu me jures de faire uniquement ce que je
te dis de faire et quand je le décide et que tes pensées soient l'exact reflet
des miennes, en tous lieux et pour toujours. Alors tu seras heureuse ; mais si
tu me trahis, je te renvoie aussitôt dans ton agonie !
— En
quelque sorte, la Fée, tu me prends mon âme ?!
—
Oui… juste pour ton bonheur la Croix.
—
Diable !!
—
N'exagère pas !
— Et
que vais-je devenir sans mon âme, la Fée ?
—
Redevenir...
—
Ah! … bon alors…redevenir quoi ?
—
Une croix. Une simple croix. Une croix sans prétention, mais sans souci. Une
croix sans ambition ni mission. Une croix de fer forgé pour l'unique plaisir
des yeux. Une œuvre d'art pour l'art et seulement cela. Une croix que l'on a le
droit d'aimer ou de ne pas aimer sans risque de mauvaise conscience, d'anathème
et autres procès. Une croix et rien d'autre.
—
Mais tu me déclasses, la Fée et me fais disparaître !
—
Tais-toi donc comédienne ! Et que fais-tu donc d'autre aujourd'hui, si ce n'est
disparaître !
—
Oui…évidemment…mais …quand même …
—
Comment cela "quand même" ! Je
te sors de l'obscurantisme et te libère de tes angoisses ; je te sauve de la
ferraille et te rends ton identité en t'exposant au Monde ; et Madame
tergiverse ! Tu n'as plus le temps ; ton souffle faiblit. Décide-toi, la Croix
…d'un instant à l'autre, il sera trop tard et mon pouvoir ne s'étend pas à
l'au-delà.
— Ne
te fâche pas la Fée…je… je capitule et j'accepte… mais que ferai-je en échange
pour toi ?
—
Rien !
—
Rien ?
—
Absolument rien!
—
mais je te servirai à quoi ?
— A
moi ?
—
Oui à toi, la Fée !
— A
rien !
— A
vraiment rien ?
—
Oui... à rien
— …
—
Mais quoi !?... Qu'est-ce qu'il y a encore qui ne va pas, la croix !?
— La
majuscule, la Fée… la majuscule de mon
nom ; je ne peux pas la garder ?
—
Orgueilleuse, va !
—
S'il te plait la Fée ?!… allez... juste encore un peu... s'il te plait …
— La
vanité est un vilain péché, la croix !
— Mais
la Fée, puisque je ne suis plus rien maintenant, il n'est plus question de
péché !… ma majuscule, alors... je peux ?
—
C'est vrai ! Pour toi, maintenant, ce n'est plus un péché….
— Ah
!...Tu vois !... Alors ?... la majuscule… je peux ?
— Mais
c'est un défaut, la croix, un gros défaut !
—
Zut !... je n'y avais pas pensé à celui-là !
—
Normal, la croix ; manque d'habitude !
—
Bon alors, le temps que je m'habitue…la majuscule, la Fée… je peux ?... pas
longtemps... juste le temps qu'il faudra ... je ne peux pas ?
— La croiiiix !
—
tant pis... »
Alors,
la Fée colibri se rapprocha de moi, puis s’immobilisa en vol stationnaire,
pencha un peu la tête sur le côté, ses yeux bleu porcelaine tout arrondis de
charme, et ébrouant sa lourde chevelure d’or, elle me chuchota dans l'oreille :
« Je vous confie la croix ... elle pleure un
peu je crois...
—
Pardon ?! Dis-je brutalement un peu
hébété.
—
Désolée Monsieur ! s’excusa aussitôt la factrice, je n'ai pas fait attention ;
je vous ai dérangé, mais je crois que vous rêviez. Je vous disais "il
pleut un peu je crois" !
—
Oui, elle pleure doucement, lui
répondis-je, encore dans mon rêve. »
La
factrice me regarda bizarrement, puis me dit d’un ton un peu soucieux :
« Ça
ira monsieur ?
—
Oui, oui bien sûr ! dis-je à mon tour, en reprenant mes esprits ; et à voix
basse comme pour me rassurer : " ça finira bien par lui passer"
»
La
factrice, son vélo calé entre les jambes, baissa la tête, fouilla dans sa
sacoche et en sortit un stylo, un carnet de recommandés et une pile de
courrier. Les bras ballants, complètement ahuri et probablement l'air stupide,
je la regardais fixement me tendre le courrier.
« Hé
!...Monsieur ?... Ca ne va pas, monsieur ?
—
Si, si merci ; répondis-je mécaniquement.
—
Ah, bon ! Vous m'avez un peu inquiétée, vous savez !... Bien, alors vous lui
prenez, Monsieur ?...c'est pour la Croix... un courrier de ministre, Monsieur…
c’est normal, elle n’a pas souvent quelqu'un sur le chemin pour l'aider et elle
ne descend jamais du talus, alors… »
Interloqué
et toujours ailleurs, je luttais de toutes mes forces pour m'extirper de cette
invraisemblance dans laquelle j'étais plongé et d'où j'entendais, comme de très
loin, la factrice, qui devait trouver le temps long, me relancer :
« Alors, Monsieur !… vous lui prenez le
courrier ? …oui ?… bon, signez là ! Merci, Monsieur. »
Comme
un automate, j’ai effectivement signé et tandis que la factrice s'éloignait sur
son vélo, je restais planté là, à essayer de comprendre pourquoi j'étais au
milieu d'un chemin en pleine campagne, avec du courrier dans les mains pour une
Croix en fer forgée sur un socle de pierre au haut d'un talus. Tout à coup, la
factrice s'arrêta net dans un grincement de frein, mit un pied à terre, se
retourna et me cria :
«
Son journal ! ...J'ai oublié de vous donner son journal ! »
Et
elle, faisant demi-tour et moi la rejoignant, je récupérai le journal. La
factrice me souhaita bonne journée, ce
qui me fit nerveusement ricaner et s'éloigna à nouveau. Marcher me fit du bien et
oublieux de ce que j'avais dans les mains, je tentais sans grand résultat de me
convaincre que tout cela n'était rien d'autre qu'une hallucination passagère.
Revenant machinalement sur mes pas, tout aussi machinalement, j'ôtai la bande
protectrice du journal et tombai en arrêt, je lus : Journal La Croix ! Coïncidence, me dis-je sans trop de
conviction. Alors, j'ai repris mon cheval en main et suis rentré à pied en le
surveillant du coin de l'œil, histoire de surprendre chez ce grand philosophe,
un regard, une attitude, enfin quelque chose qui m'aurait informé de ce qu'il
pensait de tout cela. Mais visiblement ce faux frère s'en foutait complètement,
tout absorbé qu'il était dans son rêve de grands espaces et de vertes prairies
qu'alimentaient encore les restes d'herbes folles pendus au coin de ses lèvres
et qu'il mâchouillait patiemment en marchant.
Ma petite Apolline s’était en cours
de récit assise en tailleur et, motivée par l’intervention de la fée, s’était
laissée emporter par le fantastique de l’histoire, même sans tout bien
comprendre, évidemment ; pas encore 7 ans ! Le grand philosophe, lui,
se faisait une raison en broutant consciencieusement l’herbe verte en bordure
de l’allée. Alors, je me suis penché vers ma fille, lui ai déposé un baiser
dans les cheveux et j’ai ouvert l’enclos du grand philosophe, l’ai dessellé et
débridé et d’une claque amicale sur les fesses, lui ai indiqué de rentrer chez
lui ; ce qu’il fit, non sans se retourner aussitôt vers ma fille
maintenant debout à mes côtés, pour quémander entre les lices une éventuelle
douceur supplémentaire. Puis, suivi d’Apolline, je suis rentré chez moi pour relater
ma rencontre qui fut d'abord reçue comme un conte. Répétant mon récit devant
les regards incrédules, j'ai voulu insister et ne fis qu’inquiéter. Cependant,
on me garantit qu'une hallucination passagère n'était jamais très grave et on
me pria gentiment de m'asseoir, de me reposer et d'oublier cette histoire. Mais
ma petite Apolline, elle, discrètement s'éclipsa, pour aller sans nul doute aux
écuries questionner secrètement le grand philosophe. Tandis qu'à la dérobée, on
me surveillait quand même, je feins alors de me rendre à leur évidence, et
retranché dans le silence, je finis par me demander, assez déçu, si finalement
ils n’avaient pas raison. Mais aussitôt, je revis la Fée en vol stationnaire et
me rappelai, qu’après m'avoir recommandé la Croix, d'un baiser délicat posé sur
sa baguette, elle la fit scintiller et m'en toucha, d'abord le cœur et très
doucement les lèvres. Puis, un dernier regard bleu, un sourire amusé et la Fée
disparut. Ma main s'étant portée, au
rythme du souvenir, en premier sur mon cœur et ensuite sur mes lèvres,
j'examinai mes doigts dans l'espoir inavouable d'y trouver les traces de mon
rêve improbable. « Bonne journée ! »
m'avait souhaité la factrice. Je souris en effet, car ils étaient couverts
d'une fine poudre d'or...
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