J’ai une bonne nouvelle.
Papa, Maman, je vous écris
cette lettre, même si je sais que vous ne la lirez pas de tout de suite. Puisque
comme tous les ans, vous devez être en vacances à Kerlédec, « à l’autre
bout du monde de la France » comme je disais quand j’étais môme. J’espère
en tous cas que vous avez beau temps. Je sais que le climat n’influe pas sur
l’humeur de Papa et qu’il est de toute façon heureux comme un coq en pâte
lorsqu’il est face à la mer.
Mais pardonnez-moi je m’égare
un peu, j’ai tendance ces temps-ci à… revivre assez facilement les souvenirs,
bons ou mauvais d’ailleurs.
Bref, comme je le vous disais,
j’ai une bonne nouvelle, que dis-je une grande nouvelle, et c’est pour ça que
je vous écris.
J’aurais pu vous appeler plutôt
que de choisir le papier pour vous l’annoncer, mais dans mon état cela me
semblait difficile. Et puis vous savez ô combien je suis plus loquace à
l’écrit. Je suis toujours pris, face à une feuille blanche, d’une frénésie pour
déverser tous les mots, toutes les émotions qui peuplent ma tête. A croire que
j’accorde encore une noblesse, un respect particulier à ce mode de transmission
et que mon âme ne peut se résoudre à en choisir un autre.
Bon, et puis soyons honnête,
raison pratique également, vous racontez tout cela dans un SMS aurait été trop
condensé. Envoyer plusieurs textos n’était d’ailleurs pas envisageable, mon
forfait n’aurait sûrement pas apprécié, et je suis un peu … limité niveau
finance ces temps-ci.
Mais oubliez ma dernière
remarque, je vous connais, vous allez penser que je vous demande de l’argent,
et ce n’est pas du tout le cas. De ce côté-là, mes problèmes sont maintenant
réglés.
Fini les fins de mois
difficiles, les boulots à la con comme ces six mois où j’étais télé-opérateur.
Pardon, « chargé d’accueil clientèle » comme c’était si joliment
formulé sur ma fiche de paie. Tu parles, comment être un esclave moderne, tout
en essayant d’enchaîner d’autres pauvres hères qu’on maintient tant qu’on peut
au bout du fil, dans l’espoir égoïste qu’il accepte la stupide offre
commerciale qu’on leur propose. Alors que nous-mêmes, en notre for intérieur,
on a envie de leur hurler de raccrocher et de ne pas tomber dans le panneau
qu’on leur présente.
Ça y est, j’entends déjà Papa
qui râle parce que je me plains encore. Non je ne me plains pas, et même si ma
plume s’est un peu éternisée sur ce dernier exemple, c’était surtout pour vous
rassurer sur ce point financier et matériel, et pour vous dire que tout ça est
derrière moi maintenant.
C’est étrange, j’écris cette
lettre par morceaux. Je bave nerveusement des dizaines de lignes et l’instant
d’après je me sens apaisé. Je contemple alors le ciel par l’encadrement de ma
fenêtre et je souffle, je respire, je me sens bien.
Puis après quelques minutes qui
durent parfois bien plus, je reprends mon stylo et reprend la route de mon
étrange monologue. En tous cas, ça ne doit pas déranger Maman, qui comme
d’habitude doit être heureuse de me lire en s’exclamant que son fils est un
poète.
Bon et puis avant que ne
demandiez, non mes amours ça ne va pas. Du moins, ça ne va nulle part, tout est
fini, toutes les histoires sont closes et quelque part ça fait du bien. J’avais
besoin de fermer toutes ces parenthèses pour pouvoir passer à autre chose.
Avec Sophia, c’est vraiment,
définitivement, irrémédiablement fini. Je sais que vous l’aimiez bien, mais on
n’a pas su construire le deux…on est resté le un plus un sans jamais résoudre
l’équation. Et ça a fini par nous bouffer, nous pousser l’un et l’autre vers ce
qu’on était vraiment, pour découvrir qu’on était trop différents pour s’aimer,
du moins pas de la façon qu’on le faisait depuis deux ans. Alors certes on
aurait pu casser notre mode de fonctionnement et voir ce virage comme un
renouvellement, mais… prêtez moi le défaut de laxisme, de fainéantise, mais
j’ai senti que je n’y arriverai pas, que ce n’était pas pour moi, que j’avais
tellement cristallisé un modèle de vie, que le voir s’échapper me faisait
perdre toutes mes armes. J’ai perdu, sûrement plus contre moi-même d’ailleurs
que contre la vie, le destin ou l’amour, mais en tous cas il en résulte que
j’ai pris cette douloureuse décision de mettre fin à notre périple et je n’ai
jamais encore regretté ce choix. Ça ne veut pas dire que je n’en ai pas
souffert, mais je… je sais au fond de moi que c’était ce qu’il fallait faire.
Et entre nous je dois avouer,
que si je voyais Sophia aujourd’hui heureuse au bras d’un autre, ça m’aiderait
encore plus à passer le cap. Oui je sais c’est étrange, mais, je me dirais que
voilà, elle est rayonnante, avec un quelqu’un qui n’est pas moi, et que donc
nous n’étions vraiment pas fait l’un pour l’autre, et que mon choix n’était
donc pas de la faiblesse ou de la lâcheté mais une bonne appréciation, une
anticipation du destin. Bon dieu que c’est prétentieux et juste une façon
misérable de se trouver des excuses…
Au-delà de toutes
considérations sentimentales, sachez qu’elle va bien, je l’ai croisé à une
soirée chez Thomas il n’y a pas longtemps et elle vous passe le bonjour. Je
pense qu’elle était vraiment sincère quand elle me l’a dit.
Ah et il y a Aurélie. Oui je
préfère anticiper et vous en parlez tout de suite, car vu que je l’ai cité
régulièrement ces derniers-temps, je vois déjà la question pointe son nez. Non,
il n’y a rien entre elle et moi, on passe juste de bons moments. Mais je
comprends que la nature de notre relation soit difficile à appréhender pour
vous, on se fait parfois des trucs de couple, on partage des discussions
poussées dans lesquelles on se livre, mais il n’y a rien de plus. Peut-être que
pour votre génération, ce relationnel biaise un peu les codes, et que
nécessairement vous y voyez plus, mais je vous assure, c’est juste Aurélie.
En revanche, si je pousse le
vice à vraiment analyser tout cela avec autocritique, eh bien, peut-être que je
vis ces moments, comme une relation par procuration. SI j’étais en couple, je
ne lui accorderais certainement pas la même place, et je suis persuadé que
c’est réciproque.
Il est temps de clore le
chapitre sentimental, la conclusion étant que j’ai pris mes distances de toutes
mes chimères amoureuses et que la décision dont je vais vous faire part met
définitivement derrière moi toutes ces blessures. Alors dis comme cela, ça
sonne négativement, mais j’insiste, voyez le comme une avancée pour moi, un
saut dans le vide, enfin voulu et maîtrisé.
Bordel, je gratte, je gratte,
je remplis le blanc de la feuille de ma prose comme elle vient, et même si je
sais où je veux aller, je dois vous avouer que je n’ai pas réfléchi au chemin
pour y parvenir, d’où mes nombreuses digressions. Et pour les mêmes raisons, je
vais faire une petite pause clope.
Tiens, ça aussi je ne vous
l’avais pas dit. Non je ne me suis mis à fumer, mais ces derniers jours, j’en
ai grillé deux ou trois, juste pour savoir ce que ça faisait. Une sorte de
lubie, un peu bête, qui me dit « hey tu n’as jamais fait ça de ta
vie ». Question appréciation, c’est dégueulasse et promis j’arrête ce
soir. Celle que je vais prendre, c’est la dernière, dans le sens très
symbolique de la chose, la clôture de cette expérience.
Ça fait vraiment du bien de
vous parler, même si c’est par feuille volante interposée, c’est bon. Je ne
suis pas senti comme ça depuis longtemps, et après tout ce j’ai vécu, toutes
les galères, les noyades dans lesquelles je me suis emporté tout seul, tous les
soucis que je vous ai causé, à vous parents aimants, pouvoir ressentir cette
sérénité en cet instant où je vous écris, c’est… c’est le plaisir. J’ai
l’impression d’être un gamin qui vit une émotion pour la première fois, alors
que j’ai 29 ans et que ce que je ressens, tous les pseudos-bouquins bouddhistes
ou de développement personnel à deux balles
te l’apprennent : être heureux à partir de rien. Dans le fond, ils
n’ont pas tort. Avec rien, on est bien, justement parce qu’on n’a pas le tout
qui pèse, justement parce que l’arbre est vide et qu’on n’a pas à se soucier
des fruits ni en bien ou en mal. Merde je pourrais écrire mon propre livre.
Vu que je parlais bouddhisme,
je saute sur le sujet : en matière de religion, je me rends compte que
l’on n’a jamais eu de discussion. On est tous baptisés dans la famille, mais je
pense que c’est plus par tradition que par choix idéologique. Mais tout de
même, je ne vous ai jamais entendu parler de la foi, de Dieu, ou de quoique ce
soit d’autre qui y rapporte. Je ne peux même pas dire si ça vous débecte ou si
vous y êtes secrètement attachés.
A ce propos, vous saviez que
petit, chaque soir dans mon lit, je récitais le Notre Père et je faisais une
liste de vœux pour la journée du lendemain comme on fait une liste au Père Noël.
Ce n’était pas vraiment une profession de foi, entendons-nous bien, c’était
même rapidement devenu très mécanique. Je faisais ma prière dans ma tête, comme
on répète une récitation sans la comprendre et je m’étais même imposé une
règle, comme pour établir mon propre dogme restrictif et qui était seule
condition à ce que mes vœux soient entendus : si je me trompais en
reprenant le Notre Père, ou si j’avais un léger blanc, car oui mon esprit
divaguait assez rapidement sur d’autres sujets, eh bien je devais recommencer
sous peine que mes souhaits ne soient pas en mesure d’être exaucés.
Et mes souhaits, improbables…
je ne demandais pas la lune, ni une voiture ou ni de nouveaux jouets, je
m’acharnais à réclamer une bonne note à tel ou tel contrôle, un sourire de la
part de telle ou telle fille de ma classe, parfois même je formulais quelques
mauvais sorts à ceux qui aimaient bien me tyranniser.
Putain, ma période
collège/lycée fut sacrément compliquée…
Le temps passe, le temps
passe, et les lignes défilent comme les métros, et je tarde à vous apprendre la
bonne nouvelle. Bon promis, dernier écart : vu que je viens de citer le
mot métro, ça me ramène tout de suite à ce qu’il s’est passé il y a un mois à
Poissonnière et que je vous avais vaguement dit sans vraiment vous le raconter.
Je vous avais parlé très brièvement de ce suicide dont j’avais été témoin.
Enfin témoin, ne dramatisons pas plus la chose qu’elle ne l’est, en soit le
fait est déjà assez lourd et dramatique.
Je revenais d’un petit resto
indien du quartier, dont le biryani d’agneau était à vraiment à tomber, en plus
pour un coût absolument ridicule. Bref, le ventre bien rempli, l’esprit
concentré sur ma digestion j’avais choisi de prendre le métro pour rentrer,
plutôt que de me lancer dans une demi-heure de marche. Je sais, pour ma santé
physique et mentale, ce choix est largement discutable, et ce qui est arrivé
après vous donne encore plus raison.
J’attendais donc sur quai
comme des dizaines d’autres péquins quand des voix ont commencé à s’élever de
part et d’autre. Passionné comme à mon habitude par le genre humain et ses
comportements sociaux, je me suis concentré de plus bel sur le souvenir de mon
plat épicé et j’essayais de réfléchir au programme de ma fin de soirée. Malgré
tout, le brouhaha se faisant plus fort, j’ai fini par céder et par m’intéresser
à ce qui se passait autour de moi, j’ai donc vu les gens se presser et s’agiter
du côté du tunnel par lequel arrivait justement notre rame. Puis un bruit, des
cris, et le métro qui s’arrête avant le quai. Rapidement nous fûmes évacués par
du personnel et c’est en discutant avec les badauds qui remontaient avec moi
que j’ai compris qu’un homme était descendu sur les voies et avait avancé
rapidement dans le tunnel. Il était vraisemblablement mort.
Pas de sang, pas d’images
horribles, je n’ai pas vu le gars descendre, mais … je ne vous ai jamais dit à
quel point ça m’avait marqué.
Ce n’est pas dans le sens
dramatique de la chose, pas dans le tragique que mon affect est parti se
perdre, mais dans le cheminement jusqu’à l’instant fatidique. Quelle pouvait
avoir été la vie de ce mec ? Quelle raison, quelle série d’évènement,
quelle force ou quelle faiblesse l’avait amené à ce choix ?
J’y ai songé pendant plusieurs
jours, j’ai vraiment ruminé et d’une certaine façon je pense que c’était aussi
ma façon thérapeutique d’exorciser le choc d’avoir vu, même de loin, ce … train
de la mort.
Il y a vraiment beaucoup de
choses qui ont germé dans mon esprit à partir de ce moment-là, forcément ça
remet en cause tes repères, tu prends de la distance avec tes émotions, tu
relativises sur différents sujets.
Je suis passé quand même par
une petite phase d’incompréhension, à me demander maladivement « mais
pourquoi, mais pourquoi », et psychologiquement ce n’était pas le fond de
la réponse que je recherchais, mais juste le fait qu’il y ait une réponse.
L’incompréhension s’est même muée en haine, du moins en un ressenti rageur
assez étonnant et ce n’est clairement pas la phase de ma réflexion dont je suis
le plus fier. De la colère en fait, parce que je voyais de l’injustice. Pas uniquement
dans le système qui avait laissé un être humain aller aussi loin, pas dans le
système qui avait pu broyé un individu, mais dans le fait que lui, avait eu le
droit à une échappatoire. Une porte de sortie certes funéraire, évidemment une
fin à tout, mais j’y voyais plus que ça.
Loin de moi l’idée de vous
faire peur, d’essayer de positiver sur la nécrologie d’un autre, pas l’envie
non plus de vous alarmer et de vous faire croire que vous aviez sous-estimé mon
mal-être. Mais voilà, je ne pouvais m’empêcher de trouver dans cet acte d’un
autre, un message. Un message qui dirait :
« Regarde-moi monde,
regarde-moi, toi qui fut si mauvais avec moi. Toi qui ne fis qu’abaisser herse
et lever pont-levis quand je tentais de me cacher en ton sein. Regarde monde,
comme après tant d’infortunes qui m’ont amené plus bas que terre, quand j’ai
rêvé cime mais vu que l’abîme, quand tous tes horizons n’ont été que fuyants,
regarde. Regarde comme maintenant je t’ignore, comme je te prends de haut,
comme je te conchie.
Regarde et maudis le jour où
tu choisis de me maudire. Regrette de n’avoir fait de ma route qu’un enfer, me
faisant embrasser le fatalisme quand j’aurais dû caresser l’espoir.
Regarde monde, car
aujourd’hui, tu ne me tiens plus. Car aujourd’hui aucune de tes chaînes ne me
retient plus, aucun de tes pièges, de tes quolibets, regarde monde et pleure.
Pleure de voir celui que tu pensais ton esclave, faire de la liberté son nouvel
acte foi, regarde monde, contemple… car je pars et je t’abandonne. Moi
l’orphelin de ton amour, je te rends la pareille et je retire un à ta
pluralité.
Adieu monde, regarde une
dernière fois car là où je vais, plus jamais tu ne me domineras. »
Oui je sais, je suis parti
d’un truc que vous devez juger macabre pour déblatérer ceci… Mais, c’était
vraiment important pour moi que vous sachiez qu’on peut voir les choses
autrement…
Donc voilà, tout ce long
pamphlet pour vous dire, non sans mal, …. Qu’il ne faut pas en vous en vouloir,
pour vous dire que… c’est mon choix et il est pleinement réfléchi et assumé.
Je ne saurais pas le dire
autrement….
Papa, Maman, j’ai une bonne
nouvelle…
Je suis mort.
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