mardi 9 mai 2017

Lettres à vous deux

J’ai une bonne nouvelle.
Papa, Maman, je vous écris cette lettre, même si je sais que vous ne la lirez pas de tout de suite. Puisque comme tous les ans, vous devez être en vacances à Kerlédec, « à l’autre bout du monde de la France » comme je disais quand j’étais môme. J’espère en tous cas que vous avez beau temps. Je sais que le climat n’influe pas sur l’humeur de Papa et qu’il est de toute façon heureux comme un coq en pâte lorsqu’il est face à la mer.
Mais pardonnez-moi je m’égare un peu, j’ai tendance ces temps-ci à… revivre assez facilement les souvenirs, bons ou mauvais d’ailleurs.

Bref, comme je le vous disais, j’ai une bonne nouvelle, que dis-je une grande nouvelle, et c’est pour ça que je vous écris.
J’aurais pu vous appeler plutôt que de choisir le papier pour vous l’annoncer, mais dans mon état cela me semblait difficile. Et puis vous savez ô combien je suis plus loquace à l’écrit. Je suis toujours pris, face à une feuille blanche, d’une frénésie pour déverser tous les mots, toutes les émotions qui peuplent ma tête. A croire que j’accorde encore une noblesse, un respect particulier à ce mode de transmission et que mon âme ne peut se résoudre à en choisir un autre.
Bon, et puis soyons honnête, raison pratique également, vous racontez tout cela dans un SMS aurait été trop condensé. Envoyer plusieurs textos n’était d’ailleurs pas envisageable, mon forfait n’aurait sûrement pas apprécié, et je suis un peu … limité niveau finance ces temps-ci.

Mais oubliez ma dernière remarque, je vous connais, vous allez penser que je vous demande de l’argent, et ce n’est pas du tout le cas. De ce côté-là, mes problèmes sont maintenant réglés.
Fini les fins de mois difficiles, les boulots à la con comme ces six mois où j’étais télé-opérateur. Pardon, « chargé d’accueil clientèle » comme c’était si joliment formulé sur ma fiche de paie. Tu parles, comment être un esclave moderne, tout en essayant d’enchaîner d’autres pauvres hères qu’on maintient tant qu’on peut au bout du fil, dans l’espoir égoïste qu’il accepte la stupide offre commerciale qu’on leur propose. Alors que nous-mêmes, en notre for intérieur, on a envie de leur hurler de raccrocher et de ne pas tomber dans le panneau qu’on leur présente.

Ça y est, j’entends déjà Papa qui râle parce que je me plains encore. Non je ne me plains pas, et même si ma plume s’est un peu éternisée sur ce dernier exemple, c’était surtout pour vous rassurer sur ce point financier et matériel, et pour vous dire que tout ça est derrière moi maintenant.

C’est étrange, j’écris cette lettre par morceaux. Je bave nerveusement des dizaines de lignes et l’instant d’après je me sens apaisé. Je contemple alors le ciel par l’encadrement de ma fenêtre et je souffle, je respire, je me sens bien.
Puis après quelques minutes qui durent parfois bien plus, je reprends mon stylo et reprend la route de mon étrange monologue. En tous cas, ça ne doit pas déranger Maman, qui comme d’habitude doit être heureuse de me lire en s’exclamant que son fils est un poète.

Bon et puis avant que ne demandiez, non mes amours ça ne va pas. Du moins, ça ne va nulle part, tout est fini, toutes les histoires sont closes et quelque part ça fait du bien. J’avais besoin de fermer toutes ces parenthèses pour pouvoir passer à autre chose.
Avec Sophia, c’est vraiment, définitivement, irrémédiablement fini. Je sais que vous l’aimiez bien, mais on n’a pas su construire le deux…on est resté le un plus un sans jamais résoudre l’équation. Et ça a fini par nous bouffer, nous pousser l’un et l’autre vers ce qu’on était vraiment, pour découvrir qu’on était trop différents pour s’aimer, du moins pas de la façon qu’on le faisait depuis deux ans. Alors certes on aurait pu casser notre mode de fonctionnement et voir ce virage comme un renouvellement, mais… prêtez moi le défaut de laxisme, de fainéantise, mais j’ai senti que je n’y arriverai pas, que ce n’était pas pour moi, que j’avais tellement cristallisé un modèle de vie, que le voir s’échapper me faisait perdre toutes mes armes. J’ai perdu, sûrement plus contre moi-même d’ailleurs que contre la vie, le destin ou l’amour, mais en tous cas il en résulte que j’ai pris cette douloureuse décision de mettre fin à notre périple et je n’ai jamais encore regretté ce choix. Ça ne veut pas dire que je n’en ai pas souffert, mais je… je sais au fond de moi que c’était ce qu’il fallait faire.
Et entre nous je dois avouer, que si je voyais Sophia aujourd’hui heureuse au bras d’un autre, ça m’aiderait encore plus à passer le cap. Oui je sais c’est étrange, mais, je me dirais que voilà, elle est rayonnante, avec un quelqu’un qui n’est pas moi, et que donc nous n’étions vraiment pas fait l’un pour l’autre, et que mon choix n’était donc pas de la faiblesse ou de la lâcheté mais une bonne appréciation, une anticipation du destin. Bon dieu que c’est prétentieux et juste une façon misérable de se trouver des excuses…

Au-delà de toutes considérations sentimentales, sachez qu’elle va bien, je l’ai croisé à une soirée chez Thomas il n’y a pas longtemps et elle vous passe le bonjour. Je pense qu’elle était vraiment sincère quand elle me l’a dit.

Ah et il y a Aurélie. Oui je préfère anticiper et vous en parlez tout de suite, car vu que je l’ai cité régulièrement ces derniers-temps, je vois déjà la question pointe son nez. Non, il n’y a rien entre elle et moi, on passe juste de bons moments. Mais je comprends que la nature de notre relation soit difficile à appréhender pour vous, on se fait parfois des trucs de couple, on partage des discussions poussées dans lesquelles on se livre, mais il n’y a rien de plus. Peut-être que pour votre génération, ce relationnel biaise un peu les codes, et que nécessairement vous y voyez plus, mais je vous assure, c’est juste Aurélie.
En revanche, si je pousse le vice à vraiment analyser tout cela avec autocritique, eh bien, peut-être que je vis ces moments, comme une relation par procuration. SI j’étais en couple, je ne lui accorderais certainement pas la même place, et je suis persuadé que c’est réciproque.

Il est temps de clore le chapitre sentimental, la conclusion étant que j’ai pris mes distances de toutes mes chimères amoureuses et que la décision dont je vais vous faire part met définitivement derrière moi toutes ces blessures. Alors dis comme cela, ça sonne négativement, mais j’insiste, voyez le comme une avancée pour moi, un saut dans le vide, enfin voulu et maîtrisé.

Bordel, je gratte, je gratte, je remplis le blanc de la feuille de ma prose comme elle vient, et même si je sais où je veux aller, je dois vous avouer que je n’ai pas réfléchi au chemin pour y parvenir, d’où mes nombreuses digressions. Et pour les mêmes raisons, je vais faire une petite pause clope.
Tiens, ça aussi je ne vous l’avais pas dit. Non je ne me suis mis à fumer, mais ces derniers jours, j’en ai grillé deux ou trois, juste pour savoir ce que ça faisait. Une sorte de lubie, un peu bête, qui me dit « hey tu n’as jamais fait ça de ta vie ». Question appréciation, c’est dégueulasse et promis j’arrête ce soir. Celle que je vais prendre, c’est la dernière, dans le sens très symbolique de la chose, la clôture de cette expérience.

Ça fait vraiment du bien de vous parler, même si c’est par feuille volante interposée, c’est bon. Je ne suis pas senti comme ça depuis longtemps, et après tout ce j’ai vécu, toutes les galères, les noyades dans lesquelles je me suis emporté tout seul, tous les soucis que je vous ai causé, à vous parents aimants, pouvoir ressentir cette sérénité en cet instant où je vous écris, c’est… c’est le plaisir. J’ai l’impression d’être un gamin qui vit une émotion pour la première fois, alors que j’ai 29 ans et que ce que je ressens, tous les pseudos-bouquins bouddhistes ou de développement personnel à deux balles  te l’apprennent : être heureux à partir de rien. Dans le fond, ils n’ont pas tort. Avec rien, on est bien, justement parce qu’on n’a pas le tout qui pèse, justement parce que l’arbre est vide et qu’on n’a pas à se soucier des fruits ni en bien ou en mal. Merde je pourrais écrire mon propre livre.
Vu que je parlais bouddhisme, je saute sur le sujet : en matière de religion, je me rends compte que l’on n’a jamais eu de discussion. On est tous baptisés dans la famille, mais je pense que c’est plus par tradition que par choix idéologique. Mais tout de même, je ne vous ai jamais entendu parler de la foi, de Dieu, ou de quoique ce soit d’autre qui y rapporte. Je ne peux même pas dire si ça vous débecte ou si vous y êtes secrètement attachés.
A ce propos, vous saviez que petit, chaque soir dans mon lit, je récitais le Notre Père et je faisais une liste de vœux pour la journée du lendemain comme on fait une liste au Père Noël. Ce n’était pas vraiment une profession de foi, entendons-nous bien, c’était même rapidement devenu très mécanique. Je faisais ma prière dans ma tête, comme on répète une récitation sans la comprendre et je m’étais même imposé une règle, comme pour établir mon propre dogme restrictif et qui était seule condition à ce que mes vœux soient entendus : si je me trompais en reprenant le Notre Père, ou si j’avais un léger blanc, car oui mon esprit divaguait assez rapidement sur d’autres sujets, eh bien je devais recommencer sous peine que mes souhaits ne soient pas en mesure d’être exaucés.
Et mes souhaits, improbables… je ne demandais pas la lune, ni une voiture ou ni de nouveaux jouets, je m’acharnais à réclamer une bonne note à tel ou tel contrôle, un sourire de la part de telle ou telle fille de ma classe, parfois même je formulais quelques mauvais sorts à ceux qui aimaient bien me tyranniser.
Putain, ma période collège/lycée fut sacrément compliquée…

Le temps passe, le temps passe, et les lignes défilent comme les métros, et je tarde à vous apprendre la bonne nouvelle. Bon promis, dernier écart : vu que je viens de citer le mot métro, ça me ramène tout de suite à ce qu’il s’est passé il y a un mois à Poissonnière et que je vous avais vaguement dit sans vraiment vous le raconter. Je vous avais parlé très brièvement de ce suicide dont j’avais été témoin. Enfin témoin, ne dramatisons pas plus la chose qu’elle ne l’est, en soit le fait est déjà assez lourd et dramatique.
Je revenais d’un petit resto indien du quartier, dont le biryani d’agneau était à vraiment à tomber, en plus pour un coût absolument ridicule. Bref, le ventre bien rempli, l’esprit concentré sur ma digestion j’avais choisi de prendre le métro pour rentrer, plutôt que de me lancer dans une demi-heure de marche. Je sais, pour ma santé physique et mentale, ce choix est largement discutable, et ce qui est arrivé après vous donne encore plus raison.
J’attendais donc sur quai comme des dizaines d’autres péquins quand des voix ont commencé à s’élever de part et d’autre. Passionné comme à mon habitude par le genre humain et ses comportements sociaux, je me suis concentré de plus bel sur le souvenir de mon plat épicé et j’essayais de réfléchir au programme de ma fin de soirée. Malgré tout, le brouhaha se faisant plus fort, j’ai fini par céder et par m’intéresser à ce qui se passait autour de moi, j’ai donc vu les gens se presser et s’agiter du côté du tunnel par lequel arrivait justement notre rame. Puis un bruit, des cris, et le métro qui s’arrête avant le quai. Rapidement nous fûmes évacués par du personnel et c’est en discutant avec les badauds qui remontaient avec moi que j’ai compris qu’un homme était descendu sur les voies et avait avancé rapidement dans le tunnel. Il était vraisemblablement mort.
Pas de sang, pas d’images horribles, je n’ai pas vu le gars descendre, mais … je ne vous ai jamais dit à quel point ça m’avait marqué.

Ce n’est pas dans le sens dramatique de la chose, pas dans le tragique que mon affect est parti se perdre, mais dans le cheminement jusqu’à l’instant fatidique. Quelle pouvait avoir été la vie de ce mec ? Quelle raison, quelle série d’évènement, quelle force ou quelle faiblesse l’avait amené à ce choix ?
J’y ai songé pendant plusieurs jours, j’ai vraiment ruminé et d’une certaine façon je pense que c’était aussi ma façon thérapeutique d’exorciser le choc d’avoir vu, même de loin, ce … train de la mort.
Il y a vraiment beaucoup de choses qui ont germé dans mon esprit à partir de ce moment-là, forcément ça remet en cause tes repères, tu prends de la distance avec tes émotions, tu relativises sur différents sujets.
Je suis passé quand même par une petite phase d’incompréhension, à me demander maladivement « mais pourquoi, mais pourquoi », et psychologiquement ce n’était pas le fond de la réponse que je recherchais, mais juste le fait qu’il y ait une réponse. L’incompréhension s’est même muée en haine, du moins en un ressenti rageur assez étonnant et ce n’est clairement pas la phase de ma réflexion dont je suis le plus fier. De la colère en fait, parce que je voyais de l’injustice. Pas uniquement dans le système qui avait laissé un être humain aller aussi loin, pas dans le système qui avait pu broyé un individu, mais dans le fait que lui, avait eu le droit à une échappatoire. Une porte de sortie certes funéraire, évidemment une fin à tout, mais j’y voyais plus que ça.
Loin de moi l’idée de vous faire peur, d’essayer de positiver sur la nécrologie d’un autre, pas l’envie non plus de vous alarmer et de vous faire croire que vous aviez sous-estimé mon mal-être. Mais voilà, je ne pouvais m’empêcher de trouver dans cet acte d’un autre, un message. Un message qui dirait :

« Regarde-moi monde, regarde-moi, toi qui fut si mauvais avec moi. Toi qui ne fis qu’abaisser herse et lever pont-levis quand je tentais de me cacher en ton sein. Regarde monde, comme après tant d’infortunes qui m’ont amené plus bas que terre, quand j’ai rêvé cime mais vu que l’abîme, quand tous tes horizons n’ont été que fuyants, regarde. Regarde comme maintenant je t’ignore, comme je te prends de haut, comme je te conchie.
Regarde et maudis le jour où tu choisis de me maudire. Regrette de n’avoir fait de ma route qu’un enfer, me faisant embrasser le fatalisme quand j’aurais dû caresser l’espoir.
Regarde monde, car aujourd’hui, tu ne me tiens plus. Car aujourd’hui aucune de tes chaînes ne me retient plus, aucun de tes pièges, de tes quolibets, regarde monde et pleure. Pleure de voir celui que tu pensais ton esclave, faire de la liberté son nouvel acte foi, regarde monde, contemple… car je pars et je t’abandonne. Moi l’orphelin de ton amour, je te rends la pareille et je retire un à ta pluralité.
Adieu monde, regarde une dernière fois car là où je vais, plus jamais tu ne me domineras. »

Oui je sais, je suis parti d’un truc que vous devez juger macabre pour déblatérer ceci… Mais, c’était vraiment important pour moi que vous sachiez qu’on peut voir les choses autrement…

Donc voilà, tout ce long pamphlet pour vous dire, non sans mal, …. Qu’il ne faut pas en vous en vouloir, pour vous dire que… c’est mon choix et il est pleinement réfléchi et assumé.

Je ne saurais pas le dire autrement….

Papa, Maman, j’ai une bonne nouvelle…


Je suis mort.

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