« Devine qui j’ai vu au supermarché
hier ? » me demanda soudain ma mère, alors que je me levais pour
aller chercher du bois dans le garage. Les températures avaient chuté et le
froid commençait à se faire désagréablement ressentir dans la maison. Depuis le
départ de mon père, ma mère avait abandonné toute notion de gestion domestique,
à l’exception de la cuisine, et je reprenais la main en improvisant un peu
chaque jour.
-
Non, lui répondis-je, je ne vois pas comment
je peux trouver avec si peu d’indices !
-
Monsieur Martineau, ton instituteur de CM2
-
Ah ! Et que devient-il ?
-
Il a quitté l’éducation nationale et vient
d’acheter une ferme vers le grand bois, il envisage d’y ouvrir une ferme
pédagogique.
-
Ça ne m’étonne pas de lui, il passait son
temps à nous parler de chèvres, de moutons,
de vaches, de poireaux et de salades !
Je quittais la pièce en me remémorant ces souvenirs,
finalement pas si lointains. J’avais 9 ans, nous vivions encore tous les
quatre, heureux, me semble-t-il. Ma vie, à cette époque, était une vie simple
d’enfant à la campagne, rythmée par l’école, les jeux avec les voisins et les
vacances en Bretagne chez mes grands-parents paternels.
Je reviens les bras chargés de bûches ; Jacques,
le voisin, m’avait fourni du bois provenant de ses propres chênes. Il en avait
coupé beaucoup cette année et m’en avait donné une partie. Il savait bien que
depuis le départ de papa, ce n’était pas simple pour nous…
J’arrangeais le bois dans l’âtre.
-
Il m’a dit qu’on pourrait venir boire un
café et voir ses installations, à l’occasion.
-
Hum ? De quoi tu parles ? je
répondis à ma mère
-
Ben, Monsieur Martineau !
-
Ah oui, pardon, j’étais passé à autre
chose
-
Tu voudras qu’on y aille ?
-
Je ne sais pas, on ne le connaît pas plus
que ça. Je crois que je le verrai toujours comme mon instit’, je ne sais pas si
j’arriverais à être naturel avec lui. Mais j’ai l’impression que toi, tu y
tiens. Je me trompe ?
-
Ben, il est gentil. Ca me ferait du bien
de rencontrer de nouvelles personnes. Tu sais, je m’ennuie un peu ces jours-ci.
Ça, je le savais bien. Mais, je n’en croyais pas mes
oreilles. Ma mère qui voulait se rapprocher de mon instituteur de CM2 !
C’était tellement… bizarre !
Je pris un petit cube allume feu et le glissais sous
les bûches que j’avais disposées du mieux que j’avais pu. La boite d’allumettes
longues était posée près de la cheminée, je l’ouvris et j’en pris une. Je la
grattais et l’approchais du cube, qui s’enflamma instantanément.
-
Tu t’intéresses aux fermes pédagogiques,
maintenant ? lui dis-je en lui adressant un sourire entendu.
-
Oui ! j’ai toujours aimé les animaux.
Et je trouve important de sensibiliser les enfants au respect de la nature.
-
Il est divorcé, Martineau ?
-
Euh, ben, je sais pas. Pourquoi cette
question ?
-
Maman, ne me prend pas pour un lapin de
six semaines…
-
Benoit, ton père m’a laissée, nous a
laissés tomber pratiquement du jour au lendemain. 25 ans de mariage qui se
terminent par un « je ne sais pas si je t’aime encore ». Le choc est
rude, mon fils. C’est un échec cuisant pour moi. Je sors à peine la tête de
l’eau. J’ai aimé ton père follement, c’était l’amour de ma vie. Je voulais
vivre avec lui jusqu’à mon dernier souffle. Il en a décidé autrement.
Maintenant, soit je passe le reste de ma vie à me morfondre et à pleurer son
départ, soit je relève la tête et je tente de poursuivre ma route. Je n’ai
aucunement l’intention de me jeter au cou du premier venu, mais j’ai décidé de
m’ouvrir aux autres, à la vie. Je n’ai pas de vues particulières sur Monsieur
Martineau, mais, peut être que cette rencontre au supermarché n’était pas due
au hasard. J’ai envie de croire aux signes que le destin peut nous envoyer.
-
Je comprends. C’est dur pour moi aussi. La
famille idéale, brisée sans préavis. Papa n’a jamais rien laissé paraître.
J’aimerais tellement lui parler, lui demander pourquoi il nous a fait ça. Notre
famille avait l’air tellement heureuse ! Maintenant, on est là, tous les
deux, à tourner en rond dans cette grande maison à moitié vide. Léa en
Belgique, papa, on ne sait où. Je n’arrive pas à croire à ce qu’on est devenus.
Je suis encore sous le choc, je ne sais pas où je vais, ce que je vais faire.
Tout ça, c’est un séisme pour moi. Je passe le bac à la fin de l’année et je ne
sais pas ce que je vais faire après. Je ne veux pas te laisser seule dans cette
maison. Je ne veux plus partir à la fac.
En disant cela, je regardais le feu, qui avait du mal
à démarrer. Le cube s’était presque entièrement consumé et les quelques flammes
qui s’en étaient dégagées n’avaient pas suffi à faire prendre le feu dans les
bûches. Il fallait que j’en mette un nouveau.
-
Tu ne veux plus aller à la fac ? Mais
tes études d’économie ?
-
Je sais, c’est mon projet depuis tellement
longtemps. Je ne me vois pas partir de la maison. Tu vas faire comment ?
Tu n’y arriveras pas. Il y a trop de choses à faire, entre le terrain à
entretenir, le jardin, et tous les petits travaux. La maison vieillit et il y a
toujours quelque chose à réparer.
-
Je demanderai à Jacques.
-
Tu ne pourras pas tout demander à Jacques,
il a sa vie aussi.
-
Je verrai venir quelqu’un que je paierai.
-
Je crois que tu ne réalises pas bien. Tu y
laisseras une fortune maman.
-
Mais enfin, je ne peux pas te laisser
sacrifier tes études pour rester avec moi ici !
-
Et comment on les paiera ces études ?
Il me faudra un logement, manger tous les jours, les transports… et puis un peu
de loisirs. Tu n’as pas les moyens, maman. J’y pense depuis quelques semaines,
la meilleure solution est que je reste avec toi. Je trouverais bien des petits
travaux à faire dans le coin pour gagner un peu de sous.
-
Eh bien, mon fils, tu me sidères. Je
refuse que tu te sacrifies pour moi. Quelle mère je serais si je te laissais
faire ça ? Je sais que je n’ai pas toujours les pieds sur terre et que je
me repose beaucoup sur toi pour la maison. Le départ de ton père m’a tellement
sonnée… je me suis laissée aller. Je t’ai demandé trop, beaucoup trop. Tu as
pris une place d’adulte ici et je n’aurais pas du laisser faire. Tu as fait
preuve d’une incroyable maturité. Je le réalise maintenant.
Le deuxième cube avait pris aussi vite que le premier.
Les bûches s’enflammaient doucement. La vitre de l’insert commençait à dégager
de la chaleur.
-
C’était ma manière à moi de ne pas
sombrer, m’accrocher au réel, me concentrer sur les choses du quotidien. Mon
monde s’est effondré, j’ai ressenti un besoin vital d’être en contact avec
quelque chose de concret, de palpable. Les préoccupations de tous les jours,
tondre la pelouse, repeindre une porte, tout ça c’est du réel, ça ne peut pas
disparaître. Ça raccroche à la vie, quand la vie perd son sens.
Je détournais mes yeux de la cheminée quelques
instants et je regardais ma mère. Elle était livide, le regard fixe et embué.
-
Maman, repris-je, je ne veux pas te faire
de peine. Si je te raconte ça, c’est juste pour t’expliquer ce que j’ai vécu.
Mais, je t’en prie, ne pleure pas. Ce n’est la faute de personne, c’est la vie.
Je m’en sors doucement. Et puis, comme on dit, ce qui ne tue pas, rend plus
fort. C’est ce que je ressens aujourd’hui.
Ma mère se laissa tomber lourdement dans le fauteuil.
Elle avait toujours l’air ailleurs. Je décidais de me taire et de lui laisser
le temps de digérer tout ce qui venait d’être dit.
Le feu avait l’air de vouloir prendre, cette fois. De
belles flammes se dégageaient des bûches. Une jolie teinte orangée colorait la
vitre de l’insert. Je me levais et allais chercher le pouf, je le ramenais
devant la cheminée et m’installais afin de profiter du spectacle des flammes.
Une douce chaleur irradiait mon visage. Je la sentais se propager dans tout mon
corps. Je me détendais.
Au bout d’un certain temps, je rompis le
silence :
-
Tu veux y aller quand, chez
Martineau ?
-
Je ne sais pas, me dit-elle en souriant.
Je crois que je vais d’abord aller voir une agence immobilière. On va vendre la
maison et repartir sur de nouvelles bases.
Elle me rejoignit et je lui laissais une petite place
sur le pouf. Elle s’assit et mis son bras autour de mes épaules. On resta tous
les deux un long moment à regarder le feu dévorer les bûches.
Dans quelque temps, il ne restera dans cet âtre qu’un
tas de cendres et de poussières.
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