mardi 9 mai 2017

Sévana

-J’ai une bonne nouvelle Mariame ! annonça Elizabeth en entrant brusquement dans le réfectoire et en fondant vers elle. Devine qui a écrit ?
La jeune fille leva avec stupeur la tête vers l’infirmière ; un éclair d’espoir brillait au fond de ses yeux. Sa cuillère inclinée resta levée un instant. La soupe qui en dégoulinait se répandait lentement sur sa serviette posée en plastron et nouée autour du cou. Les autres pensionnaires se figèrent tout autant.

-C’est Zabèle ?

-Oui ! Mille fois oui ! Mais c’est signé de Zabèle et Sévana.

Le sourire illumina le visage de Mariame. Elle devint radieuse comme elle ne l’avait plus été depuis plusieurs semaines. Elizabeth s’assit auprès d’elle, peu importait la soupe ou tout le reste. Il fallait profiter de cet instant immédiatement, ne pas le laisser se flétrir tant il paraissait raviver la joie de la jeune fille... et la sienne aussi. En ouvrant l’enveloppe, des souvenirs, certes guère lointains, mais qui déjà appartenaient à une époque révolue submergèrent Elizabeth. Tout en dépliant la lettre, elle crut entendre à nouveau cette chanson qu’elle ne connaissait que trop bien et dont elle avait feint d’être exaspérée en cette fin de journée. Ce premier instant qui lui revenait en mémoire à la simple évocation de Zabèle, avant qu’elle ne commence la lecture de la lettre.

La pluie avait finalement cessé et que l’artère principale du camp était devenue une véritable marre spongieuse.

Les tentes kaki croulaient alors sous le poids des flaques d’eau qui s’étaient formées sur les toits. Des enfants étaient déjà sortis et s’amusaient à vider ces poches d’eau en essayant de s’éclabousser mutuellement. On entendait des voix d’adultes encore blottis à l’abri qui devaient sans doute les réprimander.

Zabèle avait alors demandé la permission d’aller dehors aussi.

-Bien sûr, lui avait-elle répondu. Comme ça tu pourras chantonner ton éternelle chanson pour quelqu’un d’autre. Parce qu’en ce qui me concerne, même si je l’aime bien cette chanson, j’en suis un peu rassasiée depuis deux jours que nous sommes cloîtrées ici, ajouta-t-elle.

-Ce n’est pas ma faute s’il a plu pendant deux jours, avait dit Zabèle sincérement désolée en remontant le battant de la porte en toile. « Et je chante toujours pour me donner du courage. Je ne sais pas pourquoi. »

Ayant aperçu quelques-uns de ses camarades, elle avait couru les rejoindre en gambadant.

Elizabeth l’avait regardée s’éloigner joyeusement. Cette enfant innocente lui était chère, elle aurait même avoué qu’elle était sa préférée si elle avait pu se le permettre. Elle la connaissait depuis cinq ans, depuis que la Société des Nations avait pu pénétrer enfin sur ces terres, et depuis que l’inimaginable fut révélé. Elizabeth qui était venue au départ pour une brève mission de quelques semaines de la Croix-Rouge, fut parmi les premiers Occidentaux qui entendirent les témoignages des atrocités qui venaient de se commettre. Marquée à jamais, elle ne put rentrer chez elle définitivement ; elle s’ancra dans cet orphelinat pour se consacrer avec dévotion à ces pensionnaires qui par dizaines attendaient qu’on leur trouve une solution.




-Tu ne vas pas encore y retourner ? s’était exclamée effarée la mère d’Elizabeth.

-Si, maman, ma voie est là-bas. Je repars la semaine prochaine.

-Ecoute ma chérie, ce qui s’est passé est affreux, mais tu n’y es pour rien. Tu n’es pas obligée de t’investir entièrement, corps et âme, pour tenter de rattraper les horreurs de l’humanité !

-Si chacun consentait à donner rien qu’un peu de lui-même, je n’aurais sans doute pas eu besoin de donner autant de moi-même, comme tu le dis.

-Mais je te rappelle aussi que nous avons une soirée au Royal Albert Hall en fin de semaine.

-Maman... je ne saurais profiter pleinement de ce genre de plaisirs désormais.

Elizabeth, en commençant sa lettre, s’était remémoré cette conversation et cette silhouette de Zabèle qui paraissait si ingénument heureuse à l’idée de pouvoir se dégourdir les jambes. Ce n’est pas sans fierté qu’elle s’imaginait avoir contribué à redonner un peu d’équilibre psychique à cette rescapée, ainsi qu’à quelques autres. Elle ne regrettait nullement son choix d’avoir renoncé à son confort d’antan. Et ô combien les plaisirs humbles qu’elle connaissait ici lui paraissaient-ils éloignés des préoccupations sophistiquées de son existence en Angleterre.



-Ah ! Te voilà toi ! Tu es enfin sortie de ton trou ? l’apostropha   avec rudesse Argam alors qu’elle s’approchait candide du groupe d’une dizaine d’enfants. Ceux-ci s’étaient attroupés en une masse indistincte dans la Grand’rue, telle que l’avaient surnommée les religieuses françaises. Celles-ci se dévouaient également aux côtés du personnel médical et s’évertuant à apprendre aux enfants l’usage de l’anglais pour leur vie future.

-Laisse-la donc tranquille ! s’interposa immédiatement Mariame.

-Ah, voilà que tu reprends ton rôle de protectrice au grand cœur ! fit Argam étonné mais en élevant la voix.

-Ne cherche pas à m’impressionner... et ne crois surtout pas que je peux avoir peur de toi d’ailleurs ! répliqua encore Mariame qui s’avançait vers lui.

Argam savait que Mariame était une fille intrépide et déterminée, face à laquelle l’esbroufe dont il usait facilement n’avait aucun effet. Il ne tenta pas de se mesurer davantage. Il refoula son amour-propre.

-Oh là ! fit-il d’un ton soudainement radouci. Ne monte donc pas autant sur tes grands chevaux. Je disais ça pour rigoler. Nous sommes contents de la voir enfin, ajouta-t-il avec une certaine forme d’ironie pincée.

-Il n’y a pas que vous ici. On peut très bien sortir sans vous voir, dit Mariame qui faisait mine de partir pour apaiser cette passe d’armes dont elle était une nouvelle fois sortie victorieuse.

Cette jeune fille, en tant qu’aînée de Zabèle, l’avait toujours prise sous aile. Mais en plus de cet avantage, Mariame avait un caractère plus affirmé en société que celui de Zabèle, surtout face à Argam et ses copains qui aimaient faire valoir leur supériorité physique. Elle n’avait pas peur de les affronter. Que pouvaient-ils lui faire de pire que ce qu’elle avait vécu, de toute façon ? Un jour, elle avait osé bousculer Argam alors qu’elle venait d’entendre celui-ci dire d’une voix cinglante à Zabèle :

-Va rejoindre ta fausse mère Elizabeth ! Parce que j’espère au moins, que tu sais que ta véritable mère est morte…

-Pourquoi t-a-t-il dit ça ? la questionna ensuite Mariame lorsque l’arrogant Argam s’était éloigné non sans ronchonner, entouré de sa cour.

-J’ai dû les agacer encore une fois à chanter.

-Et alors ? Pourquoi être si méchant ?

-Je pense qu’ils n’aiment pas la musique.

-Ce n’est pas parce qu’on n’aime pas quelque chose qu’on doit s’en prendre aux gens.

-Ils ne sont peut-être pas si mauvais que ça, finalement.

-Ne leur cherche pas d’excuses ! Ces garçons ont un vilain fond. Et même s’ils ont été victimes comme nous tous, ça ne les empêche malheureusement pas de suivre leur nature profonde. Et ils ne se comporteraient peut-être pas mieux que ceux qui nous ont massacrés s’ils avaient été à leur place.

Zabèle avait été abasourdie par cette remarque sans doute véridique. Mais imaginer que ceux-là pouvaient être des monstres l’avait profondément choquée. Elle avait entendu parler de ce qui s’était passé il y a quelques années. Cela semblait appartenir au passé, à ce monde qu’elle désirait inconsciemment effacer de sa mémoire même si elle y avait laissé quelque chose de son innocence, qu’elle avait grandi en oubliant une partie de son histoire personnelle.

Zabèle et Mariam, grâce à l’insouciance de leur âge qui permettait d’effacer tous les outrages de leur brève existence, continuèrent allégrement à profiter de cette journée comme si l’incident de ce début de journée avec Argam et ses sbires ne s’était jamais déroulé. Elles se promenèrent dans le camp et allèrent même jusqu’à ses limites, sur la petite butte qui leur permettait de surplomber l’étendue des tentes. Elles s’assirent côte à côte et regardèrent silencieuses le tableau vivant de leur unique environnement. De petites silhouettes se déplaçaient dans les allées bordées de toiles kaki dont certaines arboraient une croix rouge impeccable au milieu d’un gros carré blanc. L’animation reprenait son cours habituel après ces quelques jours de pluie au cours desquels chacun, en tout cas les pensionnaires, était resté terré.

-Sais-tu pourquoi on t’appelle Mariame ?

-Non, j’ai l’habitude de l’entendre. Mais je ne suis jamais posé la question. Et toi ?
-Moi, c’est Elizabeth qui m’a toujours appelée Zabèle. Mais je ne sais pas d’où ça vient.

-Elle est vraiment comme une mère pour toi. Tiens, regarde ! Elle est là-bas !
-Oui, j’aimerais tant qu’elle soit ma mère. Mais elle ne veut pas que je l’appelle maman. Elle dit que je devrai partir un jour dans une famille et qu’elle-même rentrera chez elle pour avoir un mari et des enfants.

-En tout cas, profite-s’en bien. Elle t’apprend à aimer les adultes.

Elizabeth s’était enfin aventurée dans la Grand’rue, étant certaine que la pluie ayant définitivement cessé. Elle portait son éternelle uniforme marron et son brassard de la Croix-Rouge resplendissant. Elle paraissait chercher quelqu’un et s’adressait aux enfants qu’elle rencontrait. A la voir déambuler nerveusement au hasard, on devinait qu’elle devait être en proie à une certaine forme d’anxiété comme une mère qui chercherait son enfant.

-On devrait redescendre, suggéra Mariame.

-On était bien ici, loin de ces garçons... mais bon, tu as raison. Il ne faut pas décevoir les rares personnes qui sont gentilles.

Dès la première entrevue entre Zabèle, encore enfant en bas-âge et l’infirmière, leur relation promit d’être prometteuse. La petite fille paraissait avoir souffert de la malnutrition à un point que ses jours paraissaient en danger. Mais sans doute son état physique l’avait quelque part épargnée psychologiquement et son absence de conscience lors des pires événements l’avait empêché d’en être le témoin visuel et avait évité que ceux-ci s’impriment dans sa mémoire.

-Prenez bien soin de cette enfant en particulier, avait susurré à Elizabeth la sœur qui l’avait recueillie.

-Soyez-en certaine. Je m’en occuperai comme de ma propre sœur.

Elizabeth qui n’avait pas connu l’expérience de la maternité, n’avait trouvé que cette formule pour exprimer ce qu’elle ressentit immédiatement face à cette enfant d’une maigreur telle qu’elle n’aurait pu l’imaginer jusqu’alors.

-Tu rêves ? fit Mariame qui attendait que Zabèle entame le retour vers le camp.
-Non... ou plutôt peut-être un peu, oui. Je pensais à Elizabeth qui m’avait soignée lorsque j’avais attrapé la fièvre le mois dernier. Je ne vois pas pourquoi ces garçons ont dit un jour que ma mère était morte. Pour moi, c’est comme si Elizabeth, c’était elle pour de vrai.

-Mais c’est pourtant bien ce qu’elle ne veut pas.

-Oui, je sais. Elle espère que je sois recueillie un jour par une véritable famille, comme nous tous d’ailleurs. Mais je crois que je ne pourrai jamais la quitter.

-On verra…



Ce jour-là, il faisait beau. Zabèle et Mariame avaient décidé d’aller en haut de la petite colline surplombant les tentes. Leur parvenaient les effluves de la vaste prairie verdoyante qui s’étendait au-delà de l’autre versant. Au loin, très loin, on apercevait les premiers contreforts de la chaîne montagneuse. Les contours de ces reliefs s’estompaient parmi la brume de chaleur estivale et les dégradés de couleurs se noyaient dans un vaste panorama pastel. Cette vision somme toute ordinaire pour qui vivait sur ces terres, suffisait néanmoins à susciter la vive imagination de jeunes filles confinées depuis des années au sein d’un orphelinat sommaire.

-Crois-tu qu’on ira un jour là-bas ?

-On ira bien quelque part, mais pas forcément là-bas, répondit Zabèle en étendant son bras déjà hâlé par les premiers rayons printaniers en direction du grand horizon.

-Où que ce soit, j’aimerais bien qu’on y aille ensemble en tout cas.

-Je ne t’oublierai jamais Mariame.

De l’autre côté, vers le camp, Elizabeth était encore une fois visible, s’activant comme à l’accoutumée entre les tentes, semblant fureter ici ou là, quêtant ce qu’elle seule pouvait savoir.

Sa chevelure rousse était aujourd’hui débridée, simplement maintenue par un bandeau immaculé enserrant son front et que l’on distinguait depuis le point d’observation des jeunes filles. Sa peau blanche contrastait avec la peau mate de Zabèle et leurs physiques  différaient trop pour que l’une puisse être la fille de l’autre. Mais cela importait peu à Zabèle, ce n’est pas une quelconque ressemblance de physionomie qu’elle recherchait. Pour elle, Elizabeth était la personne qui lui permettait de retrouver peu à peu ce qu’elle sentait indistinctement avoir perdu.

-Je te promets que s’ils nous embêtent encore, je le regarderai droit dans les yeux cet Argam de malheur !

-Si tu veux... Mais ne t’inquiète pas, je serai à tes côtés. Et je serai toujours à tes côtés, fit Mariame qui avait besoin de Zabèle comme cette dernière pouvait avoir besoin d’Elizabeth.



C’est en passant innocemment devant l’infirmerie que Zabèle aperçut cette femme qui discutait dans une langue étrangère avec la mère supérieure.

Elle ne comprit pas un mot, mais elle s’arrêta en entendant cette voix. Elle ne sut pourquoi elle fut incitée à le faire, mais Zabèle se mit en effet presque instinctivement à chanter. La femme tourna presque effrayée la tête vers elle ; Ses yeux étaient profondément enfoncés dans le creux de leur orbite comme s’ils y étaient retranchés pour ne plus jamais voir les atrocités de ce monde. Elle n’était pas vraiment jolie, mais pour Zabèle, elle était déjà la plus belle, la plus radieuse, la plus aimante qu’il soit.

Elle lui parla dans sa langue, celle que seuls les enfants employaient dans l’univers de Zabèle.

-Laisse-moi continuer ta chanson... Sévana, lui dit-elle.

A l’énoncé de ce prénom, des sensations surgissant du plus profond de son âme envahirent la jeune fille, telle une tornade qui aurait subitement fait tournoyer ses souvenirs comme des feuilles mortes jusqu’à les ranimer.

En effet, la femme reprit exactement là où Zabèle s’était interrompue et  ajouta même un couplet où cette dernière ne s’était jamais aventurée mais qui pourtant lui paraissait familier.

-Sévana, je suis ta mère, fit la femme en se précipitant vers elle sous le regard ébahi de la religieuse qui n’osait encore y croire et de Mariame, quant à elle, déjà consciente des conséquences. « Toi et moi, nous sommes les seules à connaître cette chanson que j’avais inventée. Ma chérie ! Je ne l’ai plus jamais marmonnée depuis qu’on t’a arrachée à moi. Je t’ai cherché partout depuis des années, dans tous les camps de réfugiés, tous les orphelinats... »

Sévana qui comme si elle attendait cela depuis des années, mais dans une confiance instinctive, elle se blottit dans ses bras.

Un peu plus tard, Mariame et Elizabeth assistèrent l’une aux cotés de l’autre au départ définitif de Sévana. Elizabeth tachait de retenir ses larmes, sans savoir si elles exprimaient de la joie ou de la tristesse. La jeune fille en revanche ne pouvait guère dissimuler sa peine. On pouvait deviner l’intensité de ses émotions rien qu’en se tenant derrière elle et sans chercher, par pudeur, à voir son visage ; les soubresauts saccadés qui animaient sa frêle silhouette suffisaient.

Et puis Elizabeth finit par l’enserrer contre elle, ce qui sembla la calmer un peu.
Quant à Sévana, elle ne pensa pas, en cet instant, se retourner, tellement émue qu’elle était. Mais elle n’oublierait pas pour autant Mariame, ni Elizabeth. Cette dernière le savait bien. Elle se doutait bien que toutes deux recevraient des lettres qui leur raconteraient combien elle se sentait désormais si heureuse avec sa mère, même si elle ne désespérerait jamais de revoir quelque jour celles qui l’avaient tant aidée à être un enfant.
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Elizabeth lut la lettre de Sévana ; Mariame l’écoutait les yeux grands ouverts. Sévana y relatait en détail ses nouvelles occupations, décrivait ses nouvelles amies. La ville où elle habitait maintenant était immense avec des voitures, des policiers dans les rues et des magasins partout. Le soir, il y avait des lumières et les vitrines étaient éclairées. Elle n’avait jamais envie d’aller se coucher, elle avait l’impression qu’elle pourrait marcher éternellement et découvrir de nouvelles choses encore et toujours. Mais surtout, elle exprimait son bonheur d’être entourée de sa famille, de sa grande sœur, de ses tantes et de son père aussi, même si ses deux frères avaient disparu.


Les autres enfants entendaient en silence, l’air de rien. Tous se rappelaient Zabèle et son histoire qui leur apparaissait comme étant une lueur d’espoir dans l’obscurité de leur réfectoire. Mais Elizabeth et Mariame en particulier étaient particulièrement en joie de savoir que Sévana n’avait pas renié l’époque où elle s’appelait Zabèle et qu’elle ne les oublierait jamais depuis sa nouvelle vie.

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