-J’ai une bonne nouvelle Mariame ! annonça
Elizabeth en entrant brusquement dans le réfectoire et en fondant vers elle.
Devine qui a écrit ?
La jeune fille leva avec
stupeur la tête vers l’infirmière ; un éclair d’espoir brillait au fond de
ses yeux. Sa cuillère inclinée resta levée un instant. La soupe qui en
dégoulinait se répandait lentement sur sa serviette posée en plastron et nouée
autour du cou. Les autres pensionnaires se figèrent tout autant.
-C’est Zabèle ?
-Oui ! Mille fois
oui ! Mais c’est signé de Zabèle et Sévana.
Le sourire illumina le
visage de Mariame. Elle devint radieuse comme elle ne l’avait plus été depuis
plusieurs semaines. Elizabeth s’assit auprès d’elle, peu importait la soupe ou
tout le reste. Il fallait profiter de cet instant immédiatement, ne pas le
laisser se flétrir tant il paraissait raviver la joie de la jeune fille... et
la sienne aussi. En ouvrant l’enveloppe, des souvenirs, certes guère lointains,
mais qui déjà appartenaient à une époque révolue submergèrent Elizabeth. Tout
en dépliant la lettre, elle crut entendre à nouveau cette chanson qu’elle ne
connaissait que trop bien et dont elle avait feint d’être exaspérée en cette
fin de journée. Ce premier instant qui lui revenait en mémoire à la simple
évocation de Zabèle, avant qu’elle ne commence la lecture de la lettre.
La pluie avait
finalement cessé et que l’artère principale du camp était devenue une véritable
marre spongieuse.
Les tentes kaki
croulaient alors sous le poids des flaques d’eau qui s’étaient formées sur les
toits. Des enfants étaient déjà sortis et s’amusaient à vider ces poches d’eau
en essayant de s’éclabousser mutuellement. On entendait des voix d’adultes
encore blottis à l’abri qui devaient sans doute les réprimander.
Zabèle avait alors
demandé la permission d’aller dehors aussi.
-Bien sûr, lui
avait-elle répondu. Comme ça tu pourras chantonner ton éternelle chanson pour
quelqu’un d’autre. Parce qu’en ce qui me concerne, même si je l’aime bien cette
chanson, j’en suis un peu rassasiée depuis deux jours que nous sommes cloîtrées
ici, ajouta-t-elle.
-Ce n’est pas ma faute
s’il a plu pendant deux jours, avait dit Zabèle sincérement désolée en
remontant le battant de la porte en toile. « Et je chante toujours pour me
donner du courage. Je ne sais pas pourquoi. »
Ayant aperçu
quelques-uns de ses camarades, elle avait couru les rejoindre en gambadant.
Elizabeth l’avait
regardée s’éloigner joyeusement. Cette enfant innocente lui était chère, elle
aurait même avoué qu’elle était sa préférée si elle avait pu se le permettre.
Elle la connaissait depuis cinq ans, depuis que la Société des Nations avait pu
pénétrer enfin sur ces terres, et depuis que l’inimaginable fut révélé.
Elizabeth qui était venue au départ pour une brève mission de quelques semaines
de la Croix-Rouge, fut parmi les premiers Occidentaux qui entendirent les
témoignages des atrocités qui venaient de se commettre. Marquée à jamais, elle
ne put rentrer chez elle définitivement ; elle s’ancra dans cet orphelinat
pour se consacrer avec dévotion à ces pensionnaires qui par dizaines
attendaient qu’on leur trouve une solution.
-Tu ne vas pas encore y
retourner ? s’était exclamée effarée la mère d’Elizabeth.
-Si, maman, ma voie est
là-bas. Je repars la semaine prochaine.
-Ecoute ma chérie, ce
qui s’est passé est affreux, mais tu n’y es pour rien. Tu n’es pas obligée de
t’investir entièrement, corps et âme, pour tenter de rattraper les horreurs de
l’humanité !
-Si chacun consentait à
donner rien qu’un peu de lui-même, je n’aurais sans doute pas eu besoin de
donner autant de moi-même, comme tu le dis.
-Mais je te rappelle
aussi que nous avons une soirée au Royal Albert Hall en fin de semaine.
-Maman... je ne saurais
profiter pleinement de ce genre de plaisirs désormais.
Elizabeth, en commençant
sa lettre, s’était remémoré cette conversation et cette silhouette de Zabèle
qui paraissait si ingénument heureuse à l’idée de pouvoir se dégourdir les
jambes. Ce n’est pas sans fierté qu’elle s’imaginait avoir contribué à redonner
un peu d’équilibre psychique à cette rescapée, ainsi qu’à quelques autres. Elle
ne regrettait nullement son choix d’avoir renoncé à son confort d’antan. Et ô
combien les plaisirs humbles qu’elle connaissait ici lui paraissaient-ils
éloignés des préoccupations sophistiquées de son existence en Angleterre.
-Ah ! Te voilà
toi ! Tu es enfin sortie de ton trou ? l’apostropha avec rudesse Argam alors qu’elle
s’approchait candide du groupe d’une dizaine d’enfants. Ceux-ci s’étaient
attroupés en une masse indistincte dans la Grand’rue, telle que l’avaient
surnommée les religieuses françaises. Celles-ci se dévouaient également aux
côtés du personnel médical et s’évertuant à apprendre aux enfants l’usage de
l’anglais pour leur vie future.
-Laisse-la donc tranquille !
s’interposa immédiatement Mariame.
-Ah, voilà que tu
reprends ton rôle de protectrice au grand cœur ! fit Argam étonné mais en
élevant la voix.
-Ne cherche pas à
m’impressionner... et ne crois surtout pas que je peux avoir peur de toi
d’ailleurs ! répliqua encore Mariame qui s’avançait vers lui.
Argam savait que Mariame
était une fille intrépide et déterminée, face à laquelle l’esbroufe dont il
usait facilement n’avait aucun effet. Il ne tenta pas de se mesurer davantage.
Il refoula son amour-propre.
-Oh là ! fit-il
d’un ton soudainement radouci. Ne monte donc pas autant sur tes grands chevaux.
Je disais ça pour rigoler. Nous sommes contents de la voir enfin, ajouta-t-il
avec une certaine forme d’ironie pincée.
-Il n’y a pas que vous
ici. On peut très bien sortir sans vous voir, dit Mariame qui faisait mine de
partir pour apaiser cette passe d’armes dont elle était une nouvelle fois
sortie victorieuse.
Cette jeune fille, en
tant qu’aînée de Zabèle, l’avait toujours prise sous aile. Mais en plus de cet
avantage, Mariame avait un caractère plus affirmé en société que celui de
Zabèle, surtout face à Argam et ses copains qui aimaient faire valoir leur
supériorité physique. Elle n’avait pas peur de les affronter. Que pouvaient-ils
lui faire de pire que ce qu’elle avait vécu, de toute façon ? Un jour,
elle avait osé bousculer Argam alors qu’elle venait d’entendre celui-ci dire
d’une voix cinglante à Zabèle :
-Va rejoindre ta fausse
mère Elizabeth ! Parce que j’espère au moins, que tu sais que ta véritable
mère est morte…
-Pourquoi t-a-t-il dit
ça ? la questionna ensuite Mariame lorsque l’arrogant Argam s’était
éloigné non sans ronchonner, entouré de sa cour.
-J’ai dû les agacer
encore une fois à chanter.
-Et alors ?
Pourquoi être si méchant ?
-Je pense qu’ils
n’aiment pas la musique.
-Ce n’est pas parce
qu’on n’aime pas quelque chose qu’on doit s’en prendre aux gens.
-Ils ne sont peut-être
pas si mauvais que ça, finalement.
-Ne leur cherche pas
d’excuses ! Ces garçons ont un vilain fond. Et même s’ils ont été victimes
comme nous tous, ça ne les empêche malheureusement pas de suivre leur nature
profonde. Et ils ne se comporteraient peut-être pas mieux que ceux qui nous ont
massacrés s’ils avaient été à leur place.
Zabèle avait été
abasourdie par cette remarque sans doute véridique. Mais imaginer que ceux-là
pouvaient être des monstres l’avait profondément choquée. Elle avait entendu
parler de ce qui s’était passé il y a quelques années. Cela semblait appartenir
au passé, à ce monde qu’elle désirait inconsciemment effacer de sa mémoire même
si elle y avait laissé quelque chose de son innocence, qu’elle avait grandi en
oubliant une partie de son histoire personnelle.
Zabèle et Mariam, grâce
à l’insouciance de leur âge qui permettait d’effacer tous les outrages de leur
brève existence, continuèrent allégrement à profiter de cette journée comme si
l’incident de ce début de journée avec Argam et ses sbires ne s’était jamais
déroulé. Elles se promenèrent dans le camp et allèrent même jusqu’à ses
limites, sur la petite butte qui leur permettait de surplomber l’étendue des
tentes. Elles s’assirent côte à côte et regardèrent silencieuses le tableau
vivant de leur unique environnement. De petites silhouettes se déplaçaient dans
les allées bordées de toiles kaki dont certaines arboraient une croix rouge
impeccable au milieu d’un gros carré blanc. L’animation reprenait son cours
habituel après ces quelques jours de pluie au cours desquels chacun, en tout
cas les pensionnaires, était resté terré.
-Sais-tu pourquoi on
t’appelle Mariame ?
-Non, j’ai l’habitude de
l’entendre. Mais je ne suis jamais posé la question. Et toi ?
-Moi, c’est Elizabeth
qui m’a toujours appelée Zabèle. Mais je ne sais pas d’où ça vient.
-Elle est vraiment comme
une mère pour toi. Tiens, regarde ! Elle est là-bas !
-Oui, j’aimerais tant
qu’elle soit ma mère. Mais elle ne veut pas que je l’appelle maman. Elle dit
que je devrai partir un jour dans une famille et qu’elle-même rentrera chez
elle pour avoir un mari et des enfants.
-En tout cas,
profite-s’en bien. Elle t’apprend à aimer les adultes.
Elizabeth s’était enfin
aventurée dans la Grand’rue, étant certaine que la pluie ayant définitivement
cessé. Elle portait son éternelle uniforme marron et son brassard de la
Croix-Rouge resplendissant. Elle paraissait chercher quelqu’un et s’adressait
aux enfants qu’elle rencontrait. A la voir déambuler nerveusement au hasard, on
devinait qu’elle devait être en proie à une certaine forme d’anxiété comme une
mère qui chercherait son enfant.
-On devrait redescendre,
suggéra Mariame.
-On était bien ici, loin
de ces garçons... mais bon, tu as raison. Il ne faut pas décevoir les rares
personnes qui sont gentilles.
Dès la première entrevue
entre Zabèle, encore enfant en bas-âge et l’infirmière, leur relation promit
d’être prometteuse. La petite fille paraissait avoir souffert de la
malnutrition à un point que ses jours paraissaient en danger. Mais sans doute
son état physique l’avait quelque part épargnée psychologiquement et son
absence de conscience lors des pires événements l’avait empêché d’en être le
témoin visuel et avait évité que ceux-ci s’impriment dans sa mémoire.
-Prenez bien soin de
cette enfant en particulier, avait susurré à Elizabeth la sœur qui l’avait recueillie.
-Soyez-en certaine. Je
m’en occuperai comme de ma propre sœur.
Elizabeth qui n’avait
pas connu l’expérience de la maternité, n’avait trouvé que cette formule pour
exprimer ce qu’elle ressentit immédiatement face à cette enfant d’une maigreur
telle qu’elle n’aurait pu l’imaginer jusqu’alors.
-Tu rêves ? fit
Mariame qui attendait que Zabèle entame le retour vers le camp.
-Non... ou plutôt
peut-être un peu, oui. Je pensais à Elizabeth qui m’avait soignée lorsque
j’avais attrapé la fièvre le mois dernier. Je ne vois pas pourquoi ces garçons
ont dit un jour que ma mère était morte. Pour moi, c’est comme si Elizabeth,
c’était elle pour de vrai.
-Mais c’est pourtant
bien ce qu’elle ne veut pas.
-Oui, je sais. Elle
espère que je sois recueillie un jour par une véritable famille, comme nous
tous d’ailleurs. Mais je crois que je ne pourrai jamais la quitter.
-On verra…
Ce jour-là, il faisait
beau. Zabèle et Mariame avaient décidé d’aller en haut de la petite colline
surplombant les tentes. Leur parvenaient les effluves de la vaste prairie
verdoyante qui s’étendait au-delà de l’autre versant. Au loin, très loin, on
apercevait les premiers contreforts de la chaîne montagneuse. Les contours de
ces reliefs s’estompaient parmi la brume de chaleur estivale et les dégradés de
couleurs se noyaient dans un vaste panorama pastel. Cette vision somme toute
ordinaire pour qui vivait sur ces terres, suffisait néanmoins à susciter la
vive imagination de jeunes filles confinées depuis des années au sein d’un
orphelinat sommaire.
-Crois-tu qu’on ira un
jour là-bas ?
-On ira bien quelque
part, mais pas forcément là-bas, répondit Zabèle en étendant son bras déjà hâlé
par les premiers rayons printaniers en direction du grand horizon.
-Où que ce soit,
j’aimerais bien qu’on y aille ensemble en tout cas.
-Je ne t’oublierai
jamais Mariame.
De l’autre côté, vers le
camp, Elizabeth était encore une fois visible, s’activant comme à l’accoutumée
entre les tentes, semblant fureter ici ou là, quêtant ce qu’elle seule pouvait
savoir.
Sa chevelure rousse
était aujourd’hui débridée, simplement maintenue par un bandeau immaculé
enserrant son front et que l’on distinguait depuis le point d’observation des
jeunes filles. Sa peau blanche contrastait avec la peau mate de Zabèle et leurs
physiques différaient trop pour que
l’une puisse être la fille de l’autre. Mais cela importait peu à Zabèle, ce
n’est pas une quelconque ressemblance de physionomie qu’elle recherchait. Pour
elle, Elizabeth était la personne qui lui permettait de retrouver peu à peu ce
qu’elle sentait indistinctement avoir perdu.
-Je te promets que s’ils
nous embêtent encore, je le regarderai droit dans les yeux cet Argam de
malheur !
-Si tu veux... Mais ne
t’inquiète pas, je serai à tes côtés. Et je serai toujours à tes côtés, fit
Mariame qui avait besoin de Zabèle comme cette dernière pouvait avoir besoin
d’Elizabeth.
C’est en passant
innocemment devant l’infirmerie que Zabèle aperçut cette femme qui discutait
dans une langue étrangère avec la mère supérieure.
Elle ne comprit pas un
mot, mais elle s’arrêta en entendant cette voix. Elle ne sut pourquoi elle fut
incitée à le faire, mais Zabèle se mit en effet presque instinctivement à
chanter. La femme tourna presque effrayée la tête vers elle ; Ses yeux
étaient profondément enfoncés dans le creux de leur orbite comme s’ils y
étaient retranchés pour ne plus jamais voir les atrocités de ce monde. Elle
n’était pas vraiment jolie, mais pour Zabèle, elle était déjà la plus belle, la
plus radieuse, la plus aimante qu’il soit.
Elle lui parla dans sa
langue, celle que seuls les enfants employaient dans l’univers de Zabèle.
-Laisse-moi continuer ta
chanson... Sévana, lui dit-elle.
A l’énoncé de ce prénom,
des sensations surgissant du plus profond de son âme envahirent la jeune fille,
telle une tornade qui aurait subitement fait tournoyer ses souvenirs comme des
feuilles mortes jusqu’à les ranimer.
En effet, la femme
reprit exactement là où Zabèle s’était interrompue et ajouta même un couplet où cette dernière ne
s’était jamais aventurée mais qui pourtant lui paraissait familier.
-Sévana, je suis ta
mère, fit la femme en se précipitant vers elle sous le regard ébahi de la
religieuse qui n’osait encore y croire et de Mariame, quant à elle, déjà
consciente des conséquences. « Toi et moi, nous sommes les seules à connaître
cette chanson que j’avais inventée. Ma chérie ! Je ne l’ai plus jamais
marmonnée depuis qu’on t’a arrachée à moi. Je t’ai cherché partout depuis
des années, dans tous les camps de réfugiés, tous les orphelinats... »
Sévana qui comme si elle
attendait cela depuis des années, mais dans une confiance instinctive, elle se
blottit dans ses bras.
Un peu plus tard,
Mariame et Elizabeth assistèrent l’une aux cotés de l’autre au départ définitif
de Sévana. Elizabeth tachait de retenir ses larmes, sans savoir si elles
exprimaient de la joie ou de la tristesse. La jeune fille en revanche ne
pouvait guère dissimuler sa peine. On pouvait deviner l’intensité de ses
émotions rien qu’en se tenant derrière elle et sans chercher, par pudeur, à
voir son visage ; les soubresauts saccadés qui animaient sa frêle
silhouette suffisaient.
Et puis Elizabeth finit
par l’enserrer contre elle, ce qui sembla la calmer un peu.
Quant à Sévana, elle ne
pensa pas, en cet instant, se retourner, tellement émue qu’elle était. Mais
elle n’oublierait pas pour autant Mariame, ni Elizabeth. Cette dernière le savait
bien. Elle se doutait bien que toutes deux recevraient des lettres qui leur
raconteraient combien elle se sentait désormais si heureuse avec sa mère, même
si elle ne désespérerait jamais de revoir quelque jour celles qui l’avaient
tant aidée à être un enfant.
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Elizabeth lut la lettre
de Sévana ; Mariame l’écoutait les yeux grands ouverts. Sévana y relatait
en détail ses nouvelles occupations, décrivait ses nouvelles amies. La ville où
elle habitait maintenant était immense avec des voitures, des policiers dans
les rues et des magasins partout. Le soir, il y avait des lumières et les
vitrines étaient éclairées. Elle n’avait jamais envie d’aller se coucher, elle
avait l’impression qu’elle pourrait marcher éternellement et découvrir de nouvelles
choses encore et toujours. Mais surtout, elle exprimait son bonheur d’être
entourée de sa famille, de sa grande sœur, de ses tantes et de son père aussi,
même si ses deux frères avaient disparu.
Les autres enfants
entendaient en silence, l’air de rien. Tous se rappelaient Zabèle et son
histoire qui leur apparaissait comme étant une lueur d’espoir dans l’obscurité
de leur réfectoire. Mais Elizabeth et Mariame en particulier étaient
particulièrement en joie de savoir que Sévana n’avait pas renié l’époque où
elle s’appelait Zabèle et qu’elle ne les oublierait jamais depuis sa nouvelle
vie.
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