mardi 9 mai 2017

Le Deuil des fées

« J'ai une bonne nouvelle : vous êtes presque arrivé... »
  Portant mon regard dans le lointain, je découvre simultanément le royaume et les forces à l'oeuvre pour l'engloutir, les tricornes paissant paisiblement en bordure de forêt et les frondaisons aux lames acérées, les nuées de poissons-lune échouées, la plaine violacée et ses striures sinistres d'où s'échappaient des vapeurs létales. Ce territoire autrefois enchanteur – c'est ainsi qu'on se le représente – est désormais zébré de failles qui lui donnent l'allure d'une écorce craquelée
  Je réprime une nausée, me frotte les yeux à plusieurs reprises, secoue la tête sans parvenir à dissiper la vision. Comment une telle projection avait-elle pu se produire ?
  Sitôt le livre arraché à son chariot, j'avais compris à sa patine fatiguée qu'il avait connu de nombreuses mains avant d'échoir entre les miennes. La page de garde recommandait d'en lire cinq fois le titre les yeux fermés : amusé, je m'étais exécuté.

MONDE DILUE... MONDE DILUE... MONDE DILUE... MONDE DILUE... MONDE DILUE...

  A peine avais-je fini que je m'étais senti m'échapper de moi-même, comme dilué dans l'ouvrage. Sidéré, je refuse d'accepter l'évidence et tente de m'échapper par le vallon suspendu. Y a-t-il une issue ? Je veux le croire et continue de fuir jusqu'à porter mon poumons au bord de l'implosion.
  Tout à ma course effrenée, je bouscule violemment une fée en pleine incantation. Nous chutons brusquement sur les basidiomycètes filandreux. Quelques secondes plus tard, un geyser colossal fissure le sol et libère un panache explosif à l'endroit précis où elle se tenait. La propagation du nuage toxique nous contraint à la fuite.
« Bientôt, ces panaches nocifs auront recouvert le royaume, gémit-elle en se glissant dans une gangue végétale. Tant de mes sœurs ont déjà péri, diluées par ces éménations... Nous sommes garantes de cette planète, de son climat, de son équilibre. Mais ce fléau, nous ne pouvons l'enrayer. Rien n'y survivra. »
  Hébété, je ne parviens qu'à bredouiller stupidement.
« Ce monde ne peut exister...
-        Alors, vous prenez fait et cause pour l'Indicible. Notre royaume a commencé à se flétrir depuis que l'intrus, par sa seule intrusion, en a empoisonné les racines. Depuis, on croise régulièrement, sur les lignes de fuite, des rois palefreniers, des hérauts muets, des bardes amnésiques, des licornes cannibales, des loups édentés et des mille-patte unijambistes. De larges bandes de ciel se détachent et donnent plus de corps aux ténèbres. Nous avons lutté pour restaurer l'équilibre – en vain. Nos pouvoirs s'étiolent – c'est à croire que l'Indicible s'en nourrit. Notre existence est sur le point de glisser dans l'obscurité... »
  Je ne comprends qu'à cet instant que je ne peux plus me soustraire. Car je ressens, à la pensée de ce royaume gagné par l'obscurité, une vive colère. La rencontre avec la fée a rendu cet univers tangible en mon cœur. Quelle que soit sa nature et son caractère – artificiel, fantasmagorique, décousu – il est unique et, à ce titre, inestimable.
« Il ne nous reste guère d'espoir, sauf à voir se révéler le protecteur étranger annoncé par la prophétie... conclut tristement la fée. »
  Révolté par cette injustice, j'annonce mon intention d'entrer en lutte et endosser les atours de ce guerrier prophétique. La fée mobilise les pouvoirs résiduels de sa caste pour m'équiper et ouvrir une voie de lumière jusqu'au repaire de l'Indicible.
  C'est ainsi que je me retrouve à chevaucher un tricorne lancé au galop, une épée de cristal au fourreau et le torse barré d'une armure plus légère qu'une brise et plus solide qu'un chêne millénaire. Avec, en mon cœur, une incommensurable fureur.
  A peine le le château s'est-il dessiné sur la plaine, tel un abri antiatomique vomi par la terre, que ma monture s'écroule, mortellement fauchée par un sortilège. Une ombre, dont la silhouette m'est étrangement familière, s'interpose pour m'en interdire l'accès.
  Je n'éprouve aucune peur, confiant dans les capacités de la fée nichée en mon cœur. Je franchis le Rubicon l'arme au poing et engage un duel à mort. Moi qui n'ai jamais tenu d'objet plus acéré qu'un stylo, je parviens à déchiffrer les temps de notre singulière chorégraphie avec un coup d'avance. Transcendé, j'esquive, feinte et riposte. Après quelques prises de fer, je cisèle une botte experte qui perfore le bras de mon adversaire.
  Instantanément, terrassé par la douleur, je lâche mon épée et m'effondre en hurlant. C'est comme si mon brachio-radial gauche venait d'être déchiqueté : une plaie sanglante couvre désormais mon avant-bras. Je comprends alors, dans les affres de la souffrance, la véritable nature de mon adversaire, capable de retourner contre ma chair les coups que je lui porte... Encore puis-je m'estimer heureux de ne pas lui avoir porté un coup fatal.
  Animé par la rage, je surmonte la douleur et me relève pour reprendre le combat. Mais ce duel n'a plus d'autre issue qu'une défaite assurée. J'esquive inlassablement, et me fige au moment de contre-attaquer. Retourner l'arme contre moi-même ? Je crois le voir frémir sous l'effet de la jubilation. Après de longues minutes de combat infructueux, je suis contraint de battre en retraite.
  Opérant une longue boucle pour contourner le château, je mise sur la furtivité sans plus de succès : à chaque fois, l'ombre apparaît devant moi pour m'en interdire l'accès. Je comprends pourquoi un seul et unique garde suffit à la protection du château – on ne peut ni le vaincre, ni lui échapper...
  En désespoir de cause, j'entreprend de convaincre l'ombre de me laisser passer. J'en appelle à sa pitié, évoque les fées, les lapins géants carnivores et les spectres hurlants de ce monde à l'agonie. Puis mon timbre se fait plus ferme : je lui intime d'abdiquer, sous peine d'endurer notre colère.
« Je me vengerai, tu sais, rugis-je, désemparé. Je me vengerai de toi, tôt ou tard. »
  Puis je me radoucis, promet de m'amender. M'engage à lui conserver une place à sa mesure dans le nouvel équilibre. Lui offre mille contreparties s'il accepte de nous aider à restaurer l'ordre initial. L'implore de céder. M'agenouille, rampe presque à ses pieds.
  Pendant tout ce temps, l'ombre se dresse devant moi, inflexible et silencieuse, n'esquissant aucun mouvement, aucun signe de compréhension, aucune volonté de répondre favorablement à mes supplications.
« Le souffle... suggère soudain la fée. L'ombre détecte – et exècre – ce souffle dont elle est privée. C'est lui qui te trahit. »
  Ravagé par l'impuissance, je fais mine d'abandonner. Mais au prix d'un nouveau détour, je reviens en vue du château. Si j'approche davantage, je sais que je vais provoquer l'irruption du garde. Mais je fais confiance à la fée : je prends une grande inspiration, verrouille mes poumons et commence à courir à toutes jambes sur la ligne de fuite.
  Je me suis délesté de mon épée et de mon armure pour alléger ma charge au maximum – si le stratagème échoue, je serai pris au piège, trop engagé pour me retirer et trop faible pour me défendre.
  Quelques centaines de mètres doivent être franchies, et mon parcours vire rapidement au calvaire. Comment fournir un effort aussi conséquent en privant l'organisme de son principal carburant ? Lorsque la terre s'ouvre sous mes pieds : je n'évite le précipice que de justesse. Dans mon organisme, les signaux d'alerte se multiplient. J'ai présumé de mes forces. Mon champ de vision s'obscurcit. Mais l'ombre n'est pas apparue... Je serre les dents, accélère en dépit du bon sens pour gagner cette course contre la montre. Transforme mon organisme en mécanique pure, mue par sa seule inertie. L'horizon s'évapore.
« J'ai une bonne nouvelle : vous êtes presque arrivé... »
 Je m'effondre sur le seuil du château. Nous avons réussi, et le plus dur commence.
  L'Indicible m'attend dans le hall – je ressens sa présence. Ni difforme, ni protéiforme – privé de substance, une abstraction intime et infâme, impossible à combattre.
« Tu ne peux pas m'atteindre, l'entends-je dans ma tête. Nous sommes semblables. J'ai trouvé le livre, autrefois. J'ai choisi d'imprimer ma marque dans cet univers.
-        Pourquoi ?
-        Pour laisser une trace. Quelle qu'elle soit. »
  Je suis démuni, épuisé et désarmé – mais que pourrais-je faire face à une idée ? Je tente de le comprendre – lui revendique son droit d'exister comme bon lui semble. Aucun point d'entente n'est envisageable. La situation paraît inextricable.
  A quoi m'étais-je attendu ? Submergé par une lame de tristesse, je me mets à pleurer sur mon impuissance, sur mon échec, sur la dissolution imminente de ce monde. J'entends au loin les grondements de la terre qui s'effrite, et le sifflement lancinant des geysers. Je ressens l'agonie des vivants et l'impuissance des inanimés. Les fées se démènent pour sauver ce qui peut encore l'être, mais leur éclat pâlit inexorablement.
  Désemparé, je quête un appui auprès de mon alliée et m'enquiers du contenu exact de la prophétie. Etrangement, elle élude, esquive, soudain évasive ; évoque de vieilles histoires, des contes pour enfant... J'insiste : en quoi consiste exactement la prophétie dont elle m'a parlé ? Elle se matérialise au péril de sa vie pour me toiser dans les yeux, et se libérer de ce terrible aveu.
« Nul n'en connaît précisément le contenu, confesse-t-elle enfin. Elle est rédigée dans une langue primitive dont nous n'avons réussi à déchiffrer que ce mot de « protecteur ». Mais nul ne sait si l'élu est censé protéger le royaume, ou seulement préserver sa mémoire... »
  Je comprends enfin, devant son air piteux, qu'elle n'a utilisé cette vieille légende que pour m'appâter – me donner espoir, m'empêcher de renoncer. Livré à moi-même, je sens ce monde glisser entre mes doigts.
  Se ressaisir une dernière fois. Pris d'une subite inspiration, j'ordonne à la fée de porter un message dans le royaume tout entier : que chacun s'efforce d'occulter l'existence de l'Indicible. Ignorer son aura. Refuser de l'évoquer. Combattre ses méfaits sans jamais le mentionner. Fuir ses désastres sans le maudire nommément. S'interdire d'y penser. Lui ôter sa place dans le monde par une distorsion dépressive de la réalité.
  Aussitôt, la fée s'exécute, mobilise ses consoeurs survivantes et répand la parole. Conscient que le vent des mots s'apprête à tourner, l'Indicible entre dans une colère folle. Il prend la forme d'un gigantesque dragon cracheur d'eau pour m'anéantir.
  Le dragon fait dix fois ma taille et cent fois mon poids, et son souffle-raz-de-marée manque plusieurs fois de me submerger. J'en appelle une dernière fois aux fées : qu'elles mobilisent leurs ultimes ressources pour altérer le climat jusqu'à des extrémités polaires.
  Ma lutte se poursuit tandis que l'hiver s'installe. J'esquive une nouvelle vague, et nos mouvements se font de moins en moins vifs. Mes mains se gercent, chaque goulée d'air glacial me fait suffoquer. Je suis à l'article de la congélation ; mais, dans la gueule du dragon, l'eau s'est solidifiée. Il tente de m'abattre une dernière puis s'écroule, étouffé.
  La fée revient auprès de moi juste à temps pour me réchauffer. Mais la joie est de courte durée : une nouvelle faille apparaît, plus grande que toutes celles qui l'ont précédée, et engloutit la moitié de la plaine.
  Et je comprends pourquoi le monde continue à dépérir – je crois lire dans les yeux de la fée qu'elle a toujours su. Aux yeux du monde, je demeure un intrus, un corps étranger. Je suis l'anomalie qui l'empêche de se rétablir. Nous sommes semblables, prétendait l'Indicible... Mais comment me résoudre à quitter ce monde ?
  Puis mes péripéties s'inscrivent dans ma mémoire, et je devine leur articulation sous-jacente. Le choc et le déni, après mon arrivée ; la colère en apprenant la situation ; les tractations, le marchandage pour corrompre l'ombre ; puis la dépression, confronté à l'Indicible. Je sais qu'il me reste une étape à traverser.
  Je pourrais rester, bien sûr. M'accrocher au-delà du raisonnable, et corrompre cet univers. Je m'y refuse. Après tout, DILUE n'est qu'un anagramme. J'accepte mon sort, renonce à l'existence que j'aurais pu avoir – à l'existence tout court ?
« Nous ne t'oublierons pas, gémit la fée. »
  Mais mon éclat palira jusqu'à devenir aussi limpide qu'une eau de cristal. La fée invoque une vieille incantation, et ses mots éthérés résonnent longuement dans ma psyché.
  Ramené à la réalité, je lève un regard triste sur cette chambre d'un blanc statique et cette potence qui déverse son liquide jusque dans mes veines, à l'endroit exact où l'ombre m'a transpercé. C'est à croire que le temps s'est figé depuis mon « départ ».
« J'ai une bonne nouvelle : vous êtes presque arrivé au terme de votre chimiothérapie, insiste le praticien. »
  Mais le mal est toujours présent, je le sais. Pourquoi préciser qu'il s'agit d'une bonne nouvelle, si aucune contrepartie néfaste ne vient la balancer ?
  Le praticien a déjà tourné les talons. Je tente de me plonger de nouveau dans le livre, qui n'est pas tout à fait terminé. Une page blanche le conclut : ce doit être un de ces ouvrages thérapeutiques dont il faut écrire la conclusion soi-même. Je recopie consciencieusement l'incantion de la fée.

Pourquoi me plaindre       Moi qui sans douleur       Cesse de conter des histoires
Pour en devenir une


  A l'heure de trouver le repos, c'est à la fée que je souris.

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