—
Devine qui j’ai vu ce matin au café de la mairie, ai-je
dit à ma femme.
Il n’était pas midi
lorsque je rentrais à la maison. Ma femme était dans le jardin, occupée à de
nouvelles plantations.
—
Je n’en ai pas la moindre idée, mais je sens que tu vas
me le dire, me répondit-elle.
M’asseyant sur
l’un des transats, encore humide de la pluie de la matinée, j’avais oublié de
les rentrer la veille au soir, je commençais à lui narrer ma rencontre.
—
Ce matin en m’asseyant à la terrasse du café de la
mairie, je pensais pouvoir savourer tranquillement mon petit noir en me
plongeant avec curiosité et délice dans la lecture des nouvelles locales
rapportées avec une naïveté provinciale dans le journal du cru. J’adorais ces
petits matins d’été, où la fraîcheur de la nuit n’a pas encore abandonné le
combat face à la chaleur orageuse des journées d’été.
Je m’étais
toujours demandé pourquoi ce café, situé en plein sur le port, à deux pas des
quais, au milieu des bateaux de pêches, entourés de filets et d’odeur de
poisson, avait hérité du nom de "Café de la mairie" et non de celui
qui aurait normalement dû lui échoir, "Café du port" ou "Café
des pêcheurs". Les plus anciens, ceux dont le père ou parfois même le
grand-père avaient fréquenté à l’origine ce mastroquet, racontaient qu’au
début, celui-ci était tenu par une maîtresse femme, portant le nom de Marie,
qui en imposait autant par son tour de taille que par le vocabulaire maritime,
imagé et coloré dont elle agrémentait ses paroles. De génération en génération,
le nom de Marie s’était transformé en celui de mairie, donnant aujourd’hui ce
nom si particulier à cet endroit. D’autres habitués, moins soucieux de
l’exactitude de leurs propos, souvent des personnes n’étant originaires ni du
canton ni du département, soutenaient avec force qu’à sa création le café
portait le nom de "Café de la marine" et qu’il s’agissait de la
déformation du mot marine, mot qui avait été estropié, malmené, pour devenir
mairie, par quelques gabelous étrangers égarés sur nos côtes. Pour ma part, je
trouvais les deux histoires plausibles, mais j’avais une préférence personnelle
pour celle de la matrone.
Les caprices
d’une météo changeante, qui est l’apanage de notre belle région, m’obligèrent à
trouver refuge en un endroit moins exposé aux grains subits qu’un ciel noir
inattendu, déversait en traits serrés. Là, dans la grande salle enfumée, je me
posais sur une table encore humide du coup d’éponge qu’elle venait de recevoir
de la part du garçon qui semblait déjà fatigué, exténué par sa journée venant à
peine de commencer. Installé là, dans ce nouvel univers, j’examinais sans
grande passion, d’un œil distrait et discret, le monde qui m’entourait. Un
homme debout, accoudé au bar, enveloppé de volutes de fumée blanchâtres, capta
mon intérêt. J’avais la très nette impression de le connaître, ou du moins de
l’avoir souvent vu. Pourtant le visage que j’entrevoyais, mangé par une barbe
foisonnante mal entretenue, surmonté de cheveux grisonnants en bataille, ne
m’était pas familier.
C’était son
allure générale, d’où je me trouvais, qui avait mis en alerte mon attention. L’impression
globale qu’il dégageait me confortait dans l’idée que j’avais déjà croisé le
chemin de ce personnage. Il portait une espèce de ciré jaune crasseux et une
paire de bottes de caoutchouc usées, sur le devant desquelles une ancre de
marine bleue finissait de se décoller. À ses pieds, un sac informe en grosse
toile beige, était posé en vrac. Il avait cet air désabusé d’un habitué des
lieux, dont la présence, à défaut d’être invisible, était silencieuse.
Je ne le voyais
que de dos, mais sa carrure imposante et son cou épais, me faisait
irrémédiablement penser à ces catcheurs masqués, aux noms évocateurs
"d’Ange de l’enfer" ou "Du boucher des Ardennes", qu’avec
mes parents, enfant je regardais terrorisé, à la télévision. Je me souviens
encore des coups fantastiques que ces surhommes, ces démons portaient,
assenaient à leurs adversaires qui terrassés sous la violence des impacts,
tombaient foudroyés, étendus au sol, raides tels des gisants de pierre, mais ayant
assez de ressources en eux pour se relever prestement, juste avant que
l’arbitre allongé près de leurs carcasses inanimées ne prononce le fatidique
10, qui les aurait mis définitivement hors de combat. Alors dans un sursaut
surprenant, désespéré, convulsif, que seuls des gladiateurs ou des phénomènes
de foire étaient à même de produire, ils se ruaient à leur tour sur leurs
rivaux, et leur rendant coup pour coup, parvenaient à les vaincre.
Mon regard
devait être trop insistant, trop appuyé, l’homme le sentit et se retournant,
planta ses yeux d’un bleu incroyable dans les miens. J’étais un moment
pétrifié, ne pouvant détourner le regard, je restais là, à supporter ces yeux
qui, tels deux faisceaux lumineux, pénétraient en moi. Je le vis ramasser son
havresac, prendre le petit verre d’alcool qui jusqu’à cet instant était masqué
par sa forte corpulence. Il se dirigea d’un pas décidé dans ma direction.
Instinctivement, je regardais derrière moi, pour voir vers quelle personne, cet
homme s’avançait. Une étrange impression s’empara de moi, j’étais celui que
l’homme allait aborder. Je regrettais de n’avoir pas su cesser à temps mon
observation, pourquoi ne me suis-je pas plongé plus tôt dans une lecture
instructive du journal ?
Sans attendre
que je l’y invite, l’homme posa son sac sur la table et prit place face à moi,
sans dire un mot. Nous étions là, l’un et l’autre assis face à face, à nous
dévisager, juste séparé par une table sur laquelle coexistaient un sac de
toile, un journal, un petit verre d’alcool et une tasse de café. C’est lui qui
rompit le silence gêné que j’avais laissé s’établir. Maintenant que je le
voyais de face et de près, je distinguais nettement ses traits, la fine
cicatrice barrant sa joue droite. Son visage sans être familier ne m’était pas
inconnu, pourtant, à cet instant même j’étais incapable de dire qui il était,
et dans quelles circonstances j’avais bien pu faire sa connaissance.
—
On se connaît n’est-ce pas, me dit-il.
—
Oui, je crois bien, répondis-je gauchement.
Il avala d’un
trait le contenu de son verre et invita, d’un geste, le patron à renouveler sa consommation.
—
Je t’en offre un, me dit-il en me tutoyant.
—
Merci, à cette heure le café me va très bien.
Il se tut,
attendant que le patron ait rempli de nouveau son verre, puis me tutoyant de
nouveau me demanda,
—
C’est comment ton nom déjà ?
—
Louis, Louis Loudéac, et vous ?
—
Tu peux me tutoyer, moi c’est André Delarue.
André Delarue. Ce
nom n’évoquait rien pour moi. Pourtant, j’étais à présent sûr de connaître cet
homme à l’allure de déménageur. Était-ce un camarade de classe, un copain de
régiment, un collègue de travail rapidement entrevu ? En dépit de son
apparence négligée, il avait une certaine classe due à ce regard direct et
franc.
La pluie
redoublait, appuyée dans son action par quelques bourrasques de vent bien
senties, pourtant le début de matinée ensoleillée ne laissait pas prévoir une
telle débauche d’eau et de vent.
—
André Delarue, votre nom ne me dit rien, vous êtes
originaire de la région, c’est la première fois que je vous vois ici ?
—
Tu peux me tutoyer je te dis. Non, je ne suis pas de la
région, je suis de Bourges. Ton nom ne me dit pas grand-chose non plus, tu
connais Bourges ? Moi, c’est la première fois que je viens dans le coin,
sur cette côte.
Puis ce fut une
pluie de questions, à l’image de celle qui tombait en lignes compactes sur les
tables de la terrasse. Il se raconta par le détail. Sa mère l’élevant seule à
Bourges avec ses trois frères et sœurs. Son père qu’il n’a pas connu. Ses
études rapidement achevées. Ses petits boulots sans intérêts. Ses copains de
galère. Son service miliaire. Ses conquêtes féminines. Son travail à l’usine.
Son chômage. Je connaissais presque tout de lui, il était devenu, en à peine
deux heures, un homme dont je savais l’essentielle de la vie.
Situation
étrange, que ces deux hommes assis là, face à face, qui il y a quelques
minutes, ignoraient tout l’un de l’autre, ces deux hommes ouvrant sans pudeur
les portes et les fenêtres de leurs mémoires pour tenter d’y faire entrer, d’y installer
un visage connu, celui de l’autre. Passant méticuleusement en revue, le
trombinoscope de leur histoire pour y juxtaposer et faire coïncider l’image de
celui se trouvant de l’autre côté de la table.
Ainsi, pendant
plus de deux heures, nous avons passé en revue, l’un et l’autre, point par
point notre passé. Tentant, sans y réussir, de nous trouver des amis, des lieux
qui auraient pu nous faire apparaître ensemble. Rien, jamais nous n’avons
fréquenté les mêmes lieux au même moment, nous ne nous sommes pas trouvé un
seul être, une seule personne, pas la moindre connaissance capable de jeter une
passerelle, aussi fragile soit-elle, entre lui et moi.
Nous avions fait
notre service militaire aux mêmes dates, lui dans la marine à Cherbourg où je
ne suis jamais allé, moi dans l’infanterie à Montluçon ou ses pas ne l’avaient
jamais conduit. J’ai travaillé toute ma vie au siège d’une compagnie
d’assurances à Paris, lui dans l’atelier d’un constructeur automobile en
province. Jamais nos vacances ne nous ont conduits aux mêmes endroits, qu’elles
soient enneigées ou ensoleillées, quelle que soit la période.
Le constat était
sans appel, nous ne nous étions jamais croisés, jamais rencontrés, jamais vu.
Pourtant, lui comme moi, étions persuadés, avions l’intime conviction de nous
connaître, nous avions l’espérance secrète d’avoir, un jour, été réunis.
La météo avait
de nouveau subitement changé d’avis. L’été avait repris tous ses droits, chassant
le mauvais temps, le soleil était réapparu aussi soudainement qu’il avait
laissé place à la pluie. André, après une ultime tentative pour trouver désespérément
un lien qui nous unirait d’une façon quelconque, vida son verre, boutonna son
ciré, attrapa son sac qui n’avait pas quitté la table puis se dressant en
repoussant sa chaise me tendit une main épaisse, couverte de cicatrices et de
callosités, témoignant d’une vie de labeur. Son regard avait changé, ce n’était
plus celui du début de notre rencontre. Il était devenu amical.
—
Salut, Louis, ça m’a fait plaisir de te revoir, à la
prochaine.
—
Au revoir André.
Ce sont les
seuls mots que je fus capable d’articuler. Au revoir, je n’avais pas eu le
courage de dire adieu. Je le regardais partir, emmenant dans son sac notre
mystère. Je le regardais partir, avec une certaine émotion, un sentiment d’affection,
comme l’on regarde un ami s’en aller avec la vague intuition qu’on ne le
reverra plus.
Cet homme, cet
inconnu que je regardais s’éloigner, était entré dans ma vie ce matin, sans crier
gare, il en ressortait avec la même promptitude.
Aujourd’hui
encore, lorsque je m’attable au café de la mairie je repense à cette rencontre
insolite, à André Delarue.
Je reste,
aujourd’hui encore, avec la certitude que nous nous connaissons.
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