mardi 9 mai 2017

Un soirée particulière


- Devine qui j’ai vu hier soir, en rentrant du restaurant! Promis, je n’avais rien bu de plus que           de l’eau gazeuse!
- Quoi ? Raconte.
- J’étais donc au resto avec Sandra. Soirée entre filles, les enfants gardés par les papas. A priori, une bonne soirée en perspective. Nous sommes donc allées diner dans la fameuse pizzéria du centre ville. Tu sais celle sur la place pavée. J’ai pris une grande pizza napolitaine, une superbe glace puis un petit café italien magnifique! Nous avons discuté, nous avons beaucoup rit. On a parlé de nos histoires avec nos maris, nos enfants…
D’ailleurs il faut que je te raconte la dernière bêtise des jumeaux :
J’étais en bas, dans la cuisine. Je préparais le repas pour midi. Soudain, je remarque qu’il n’y a plus un bruit. Je sais qu’Alice est partie chez une copine, mais les jumeaux? Où sont-ils? Ils étaient dans le salon il n’y a même pas  deux minutes! Et là, je n’entends plus rien.
Oh là là, ni une ni deux, je les appelle. Jasmine, Valentin, où êtes-vous?
Je regarde partout, tout d’un coup j’entends des petits pas et des chuchotements à l’étage. Je monte quatre à quatre les escaliers. Et là, qu’est-ce que je vois? Mes deux petits bouts, les mains derrière le dos, droits comme des « i », du rouge vif sur les joues.
Quelle horreur, ils sont plein de sang!
Mais une odeur forte arrive à mes narines, une odeur que je connais. Je les regarde mieux et je vois, derrière eux, des petites gouttes, rouges, qui coulent une à une sur mon carrelage blanc. Je n’y crois pas mes yeux, le sol, le lavabo, les joues de mes enfants sont maculés de tâches rouges!
Non! Qu’avez vous fait! Vous avez vidé mon flacon de vernis!
- Ce n’est pas vrai! Ils n’en ratent pas une!
- C’est sûr! Dès que j’ai le dos tourné, ils trouvent toujours une bonne idée. Ils sont curieux de tout! Et tu peux être certaine, que le silence est synonyme de bêtises!
Sans faire de généralités, avec mes jumeaux, j’ai deux fois plus de bêtises qu’avec mon ainée. Mais heureusement, j’ai aussi deux fois plus de bisous et de câlins! Cela équilibre!
- Tu as bien raison. Mais donc, qui as-tu vu hier soir?
- Ah oui, je reviens à ma soirée.
J’étais donc avec Sandra. Le repas terminé, nous sommes allées marcher un peu. Il faisait bon. A vrai dire, nous n’avions pas très envie de rentrer. Tu sais, Sandra ne va pas trop fort en ce moment. Rester à la maison, c’est difficile; avec son mari, ce n’est pas çà non plus et ses ados lui en font voir de toutes les couleurs!
Il faudrait qu’on se refasse une petite virée à trois au bord de la mer. Des ballades les pieds dans l’eau, petite chambre d’hôtes, petit déjeuner gargantuesque! Tu te rappelles, il y a deux ans, quand nous sommes parties en Normandie. Qu’est ce que cela nous a fait du bien! Nous en sommes revenues, toutes requinquées!
Parce que, là, Sandra, limite si elle ne nous fait pas une dépression, tu sais.
- Non, à ce point là?
- Oui! Bon, je ne voulais pas te le dire, mais elle a pleuré quand je lui ai dit qu’on allait rentrer. L’angoisse de retourner dans une ambiance minable. Son bonhomme, il est rarement là. Et, quand il est là, il est trop fatigué pour la regarder ou même lui parler. Et comme je te le disais, Bastien et Ludo sont exécrables avec elle. Ils ne la respectent même plus!
C’est dur, pour elle. Elle qui est si gentille et douce. Elle a mis sa carrière de côté pour ses hommes (comme elle dit). C’était son choix. Mais, maintenant elle en souffre beaucoup!
- Elle devrait avoir une discussion franche avec son mari et ses enfants. Leur dire ce qu’elle ressent. Et pourquoi pas reprendre un boulot, elle sortirait de chez elle, elle verrait d’autres personnes que ces ingrats!
- Oui, c’est ce que je lui ai dit. Elle y réfléchi. Tu sais, elle a beaucoup perdu confiance en elle depuis qu’elle a arrêté de travailler. Et sa famille ne l’a pas aidée. Ce n’est pas simple.
- Bon, revenons à nos moutons…hier soir…
 Mais, qu’est ce que tu veux qu’elle fasse? Çà fait quinze  ans qu’elle ne travaille plus. Les employeurs sont très frileux. Imagine : femme, la quarantaine, deux enfants, expérience professionnelle atypique et irrégulière, et un gros trou de quinze ans dans son cv. La classe, çà donne envie, son statut mère au foyer n’est même pas reconnu! C’est comme si elle n’avait rien fait  depuis tout ce temps!
- Et oui, c’est le problème. On élève nos enfants, par choix .On n’a pas d’horaires, pas de RTT, pas de vacances, on n’a pas d’heures supplémentaires ou de majorations de nuit. Notre cerveau ne fonctionne plus que pour notre progéniture, on devient des poissons qui tournent dans un bocal. On cherche à s’en sortir parfois mais on étouffe quand on sort la tête de l’eau trop longtemps! On aime notre bocal, nos petits, nos maris mais on arrive à ne plus savoir qui l’on est, ce que nous sommes capables de faire, en dehors de cette vie là. Tout nous ramène à notre aquarium. Quand on en sort, les discussions s’essoufflent vite, cette impression d’être déconnectée du monde réel, du monde du travail. On n’a même plus le temps de regarder les infos, ou ce que l’on voit nous fait si peur pour l’avenir de nos enfants qu’on boycotte le journal télévisé.
    En tous les cas, Sandra se sent très seule, elle est perdue, elle n’a plus le goût à rien.
- Ce n’est franchement pas drôle ce qu’elle vit là. Il faut qu’on l’aide à se sortir de ce marasme. Mais çà ne va pas être simple. On va ramer. Car une personne en dépression, ce n’est pas juste un simple petit coup de cafard! Il faudra que l’on soit patientes. Très patientes! Ne pas trop la bousculer. Montrer que nous sommes là, sans être trop étouffantes. Et surtout son mari doit être au courant. Tu penses qu’il est assez intelligent pour la soutenir plutôt que de l’enfoncer un peu plus?
- C’est quand il le saura que nous verrons.
Et pour cette nouvelle, elle a quelque chose à voir avec Sandra ou pas? Parce que là, nous avons bien dévié l’objet de la discussion.
- Oui, alors j’en étais où? Ah oui! Je te disais que nous sortions du restaurant. Après les larmes, les discussions, le calme est revenu. Nous sommes rentrées dans la voiture. Nous sommes passées par le chemin de campagne. Tu sais celui tout cabossé, à travers les champs. La nuit tombait.
Nous arrivons au stop, au carrefour entre l’école et le gîte. Un chien passe devant la voiture, il a fallu que je freine un bon coup pour ne pas le heurter! Il m’a regardé droit dans les yeux. Tu me croiras ou pas j’ai eu l’impression qu’il me remerciait…Je commençais à peine à me remettre de mes émotions quand soudain…
- Quoi soudain…?
- Toutes les lumières se sont éteintes. Même les phares de la voiture! Il faisait complètement noir, nous n’y voyions absolument rien!
- Non!?
- Si je t’assure. Nous avons commencé à avoir peur car çà ne se rallumait pas. Au bout de quelques instants, Sandra est devenue très calme, posée. Elle respirait doucement et regardait fixement devant elle, comme hypnotisée. Tout d’un coup, une lueur est apparue. Une silhouette masculine s’est dessinée et lui a tendue la main.
- A qui?
- A Sandra
- Ouah arrête, tu me fais flipper. C’était quoi çà?
- Je n’en sais rien. Mais Sandra, cela ne l’inquiétait pas du tout! Elle souriait. Elle est même sortie de la voiture, sans rien dire et elle s’est dirigée vers cette silhouette. J’ai essayé de l’en empêcher mais il n’y avait rien à faire! Elle était comme attirée par cette lumière.
Debout face à face, la silhouette semblait lui parler, l’homme lui a même pris les mains. Sandra, l’écoutait, hochait de la tête, souriait et des larmes lui coulaient sur les joues.
Après dix bonnes minutes à les regarder, bouche bée, elle est revenue près de moi. Elle m’a dit « c’est bon maintenant, on peut partir, tout va aller mieux ».
- ???
- Puis toutes les lumières se sont rallumées. J’en ai pris plein les yeux. Sandra était stoïque, elle semblait heureuse, légère.
- C’était qui ce bonhomme, un fantôme? Une âme revenue sur terre pour la guider? Qu’est ce qu’il lui a dit?
- Je lui ai demandé bien sûr. Mais au moment où elle m’a regardée et quand elle a commencé à me dire « devine qui j’ai vu ce soir…avec un sourire jusqu’aux oreilles et les larmes encore sur les joues, ce n’est pas sa voix que j’ai entendu…
J’ai entendu une petite voix aigüe au loin, une petite voix connue
- Quoi?
- J’ai entendu plus près, dans mes oreilles, de la musique, une sonnerie et cette petite voix qui me disait en boucle, en plus de sentir mon ventre se faire écraser par un petit poids : « maman, maman, je suis réveillé, faut se lever maman, il y a école! »
Alors, j’ai ouvert les yeux, éblouie par la lumière. C’était Valentin qui me harcelait pour que je me lève!
-….non, ce n’est pas vrai! Tu me parles de quoi? Tu as rêvée? C’est d’un rêve dont tu me parles?
- Oui, pourquoi tu croyais que je parlais de quoi?
- Et bien de ta soirée hier avec Sandra, et que vous aviez vu un fantôme, et que même je me suis imaginée que c’était son père qui revenait pour la réconforter et lui redonner espoir en la vie, qu’il était là pour elle, qu’il l’a protège, qu’il l’aime…
Oh la barbe, ce n’était pas vrai, Sandra ne va pas mieux!
- Ah, ne dit pas cela, je l’ai vu ce matin au marché, elle était rayonnante, elle m’a même parlé de son père, qu’elle était plus apaisée maintenant, qu’elle acceptait plus sa mort car elle sait qu’il n’est pas loin…

- Et alors! Et si ton rêve…

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