- Devine qui j’ai vu hier
soir, en rentrant du restaurant! Promis, je n’avais rien bu de plus que de l’eau gazeuse!
- Quoi ? Raconte.
- J’étais donc au resto
avec Sandra. Soirée entre filles, les enfants gardés par les papas. A priori,
une bonne soirée en perspective. Nous sommes donc allées diner dans la fameuse
pizzéria du centre ville. Tu sais celle sur la place pavée. J’ai pris une grande
pizza napolitaine, une superbe glace puis un petit café italien magnifique!
Nous avons discuté, nous avons beaucoup rit. On a parlé de nos histoires avec
nos maris, nos enfants…
D’ailleurs il faut que je
te raconte la dernière bêtise des jumeaux :
J’étais en bas, dans la
cuisine. Je préparais le repas pour midi. Soudain, je remarque qu’il n’y a plus
un bruit. Je sais qu’Alice est partie chez une copine, mais les jumeaux? Où
sont-ils? Ils étaient dans le salon il n’y a même pas deux minutes! Et là, je n’entends plus rien.
Oh là là, ni une ni deux,
je les appelle. Jasmine, Valentin, où êtes-vous?
Je regarde partout, tout
d’un coup j’entends des petits pas et des chuchotements à l’étage. Je monte
quatre à quatre les escaliers. Et là, qu’est-ce que je vois? Mes deux petits
bouts, les mains derrière le dos, droits comme des « i », du rouge
vif sur les joues.
Quelle horreur, ils sont
plein de sang!
Mais une odeur forte
arrive à mes narines, une odeur que je connais. Je les regarde mieux et je
vois, derrière eux, des petites gouttes, rouges, qui coulent une à une sur mon
carrelage blanc. Je n’y crois pas mes yeux, le sol, le lavabo, les joues de mes
enfants sont maculés de tâches rouges!
Non! Qu’avez vous fait!
Vous avez vidé mon flacon de vernis!
- Ce n’est pas vrai! Ils
n’en ratent pas une!
- C’est sûr! Dès que j’ai
le dos tourné, ils trouvent toujours une bonne idée. Ils sont curieux de tout!
Et tu peux être certaine, que le silence est synonyme de bêtises!
Sans faire de
généralités, avec mes jumeaux, j’ai deux fois plus de bêtises qu’avec mon
ainée. Mais heureusement, j’ai aussi deux fois plus de bisous et de câlins!
Cela équilibre!
- Tu as bien raison. Mais
donc, qui as-tu vu hier soir?
- Ah oui, je reviens à ma
soirée.
J’étais donc avec Sandra.
Le repas terminé, nous sommes allées marcher un peu. Il faisait bon. A vrai
dire, nous n’avions pas très envie de rentrer. Tu sais, Sandra ne va pas trop
fort en ce moment. Rester à la maison, c’est difficile; avec son mari, ce n’est
pas çà non plus et ses ados lui en font voir de toutes les couleurs!
Il faudrait qu’on se
refasse une petite virée à trois au bord de la mer. Des ballades les pieds dans
l’eau, petite chambre d’hôtes, petit déjeuner gargantuesque! Tu te rappelles,
il y a deux ans, quand nous sommes parties en Normandie. Qu’est ce que cela
nous a fait du bien! Nous en sommes revenues, toutes requinquées!
Parce que, là, Sandra,
limite si elle ne nous fait pas une dépression, tu sais.
- Non, à ce point là?
- Oui! Bon, je ne voulais
pas te le dire, mais elle a pleuré quand je lui ai dit qu’on allait rentrer. L’angoisse
de retourner dans une ambiance minable. Son bonhomme, il est rarement là. Et,
quand il est là, il est trop fatigué pour la regarder ou même lui parler. Et
comme je te le disais, Bastien et Ludo sont exécrables avec elle. Ils ne la respectent
même plus!
C’est dur, pour elle.
Elle qui est si gentille et douce. Elle a mis sa carrière de côté pour ses
hommes (comme elle dit). C’était son choix. Mais, maintenant elle en souffre
beaucoup!
- Elle devrait avoir une
discussion franche avec son mari et ses enfants. Leur dire ce qu’elle ressent.
Et pourquoi pas reprendre un boulot, elle sortirait de chez elle, elle verrait
d’autres personnes que ces ingrats!
- Oui, c’est ce que je
lui ai dit. Elle y réfléchi. Tu sais, elle a beaucoup perdu confiance en elle
depuis qu’elle a arrêté de travailler. Et sa famille ne l’a pas aidée. Ce n’est
pas simple.
- Bon, revenons à nos
moutons…hier soir…
Mais, qu’est ce que tu veux qu’elle fasse? Çà
fait quinze ans qu’elle ne travaille
plus. Les employeurs sont très frileux. Imagine : femme, la quarantaine,
deux enfants, expérience professionnelle atypique et irrégulière, et un gros
trou de quinze ans dans son cv. La classe, çà donne envie, son statut mère au
foyer n’est même pas reconnu! C’est comme si elle n’avait rien fait depuis tout ce temps!
- Et oui, c’est le
problème. On élève nos enfants, par choix .On n’a pas d’horaires, pas de RTT,
pas de vacances, on n’a pas d’heures supplémentaires ou de majorations de nuit.
Notre cerveau ne fonctionne plus que pour notre progéniture, on devient des
poissons qui tournent dans un bocal. On cherche à s’en sortir parfois mais on
étouffe quand on sort la tête de l’eau trop longtemps! On aime notre bocal, nos
petits, nos maris mais on arrive à ne plus savoir qui l’on est, ce que nous
sommes capables de faire, en dehors de cette vie là. Tout nous ramène à notre aquarium.
Quand on en sort, les discussions s’essoufflent vite, cette impression d’être
déconnectée du monde réel, du monde du travail. On n’a même plus le temps de
regarder les infos, ou ce que l’on voit nous fait si peur pour l’avenir de nos
enfants qu’on boycotte le journal télévisé.
En tous les cas, Sandra se sent très seule,
elle est perdue, elle n’a plus le goût à rien.
- Ce n’est franchement
pas drôle ce qu’elle vit là. Il faut qu’on l’aide à se sortir de ce marasme.
Mais çà ne va pas être simple. On va ramer. Car une personne en dépression, ce
n’est pas juste un simple petit coup de cafard! Il faudra que l’on soit patientes.
Très patientes! Ne pas trop la bousculer. Montrer que nous sommes là, sans être
trop étouffantes. Et surtout son mari doit être au courant. Tu penses qu’il est
assez intelligent pour la soutenir plutôt que de l’enfoncer un peu plus?
- C’est quand il le saura
que nous verrons.
Et pour cette nouvelle,
elle a quelque chose à voir avec Sandra ou pas? Parce que là, nous avons bien
dévié l’objet de la discussion.
- Oui, alors j’en étais
où? Ah oui! Je te disais que nous sortions du restaurant. Après les larmes, les
discussions, le calme est revenu. Nous sommes rentrées dans la voiture. Nous
sommes passées par le chemin de campagne. Tu sais celui tout cabossé, à travers
les champs. La nuit tombait.
Nous arrivons au stop, au
carrefour entre l’école et le gîte. Un chien passe devant la voiture, il a
fallu que je freine un bon coup pour ne pas le heurter! Il m’a regardé droit
dans les yeux. Tu me croiras ou pas j’ai eu l’impression qu’il me remerciait…Je
commençais à peine à me remettre de mes émotions quand soudain…
- Quoi soudain…?
- Toutes les lumières se
sont éteintes. Même les phares de la voiture! Il faisait complètement noir, nous
n’y voyions absolument rien!
- Non!?
- Si je t’assure. Nous avons
commencé à avoir peur car çà ne se rallumait pas. Au bout de quelques instants,
Sandra est devenue très calme, posée. Elle respirait doucement et regardait
fixement devant elle, comme hypnotisée. Tout d’un coup, une lueur est apparue.
Une silhouette masculine s’est dessinée et lui a tendue la main.
- A qui?
- A Sandra
- Ouah arrête, tu me fais
flipper. C’était quoi çà?
- Je n’en sais rien. Mais
Sandra, cela ne l’inquiétait pas du tout! Elle souriait. Elle est même sortie
de la voiture, sans rien dire et elle s’est dirigée vers cette silhouette. J’ai
essayé de l’en empêcher mais il n’y avait rien à faire! Elle était comme
attirée par cette lumière.
Debout face à face, la
silhouette semblait lui parler, l’homme lui a même pris les mains. Sandra,
l’écoutait, hochait de la tête, souriait et des larmes lui coulaient sur les
joues.
Après dix bonnes minutes
à les regarder, bouche bée, elle est revenue près de moi. Elle m’a dit
« c’est bon maintenant, on peut partir, tout va aller mieux ».
- ???
- Puis toutes les
lumières se sont rallumées. J’en ai pris plein les yeux. Sandra était stoïque,
elle semblait heureuse, légère.
- C’était qui ce
bonhomme, un fantôme? Une âme revenue sur terre pour la guider? Qu’est ce qu’il
lui a dit?
- Je lui ai demandé bien
sûr. Mais au moment où elle m’a regardée et quand elle a commencé à me dire
« devine qui j’ai vu ce soir…avec un sourire jusqu’aux oreilles et les
larmes encore sur les joues, ce n’est pas sa voix que j’ai entendu…
J’ai entendu une petite
voix aigüe au loin, une petite voix connue
- Quoi?
- J’ai entendu plus près,
dans mes oreilles, de la musique, une sonnerie et cette petite voix qui me
disait en boucle, en plus de sentir mon ventre se faire écraser par un petit
poids : « maman, maman, je suis réveillé, faut se lever maman, il y a
école! »
Alors, j’ai ouvert les
yeux, éblouie par la lumière. C’était Valentin qui me harcelait pour que je me
lève!
-….non, ce n’est pas
vrai! Tu me parles de quoi? Tu as rêvée? C’est d’un rêve dont tu me parles?
- Oui, pourquoi tu
croyais que je parlais de quoi?
- Et bien de ta soirée
hier avec Sandra, et que vous aviez vu un fantôme, et que même je me suis
imaginée que c’était son père qui revenait pour la réconforter et lui redonner espoir
en la vie, qu’il était là pour elle, qu’il l’a protège, qu’il l’aime…
Oh la barbe, ce n’était pas
vrai, Sandra ne va pas mieux!
- Ah, ne dit pas cela, je
l’ai vu ce matin au marché, elle était rayonnante, elle m’a même parlé de son
père, qu’elle était plus apaisée maintenant, qu’elle acceptait plus sa mort car
elle sait qu’il n’est pas loin…
- Et alors! Et si ton
rêve…
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