- J’ai une bonne nouvelle, dit
Passiflore, le visage penché sur le catalogue de meubles en kit coloré mais
savamment ordonné.
- Quoi ? T’es enceinte ? Oh ma Chérie !
J’en rêvais depuis tant d’années, ça y est, c’est le grand jour ! Pépère, Pépère
! Viens viiite !
- Mamie, mais arrête, chut, tais-toi, tu
vas éviter d’ameuter le quartier ? En plus Pépère est au jardin !
- Mais ma Chérie, tu vas être mère !
Comme moi et comme ta mère !
Passiflore
avait levé la tête du
catalogue proposant une vie à monter en dix-huit étapes simples. Son visage
reflétait un mélange de stupéfactions variées. Plus précisément, le haut de son
visage était stupéfait, en témoignaient ses yeux ronds ; et le bas de son
visage dubitatif, si l’on se référait à la sorte de moue étrange que ses lèvres
formaient.
Plaquant
une main sur l’épaisse revue
glacée, Passiflore prit le parti de soupirer :
- Mamie, tu crois que je t’annoncerais
une hypothétique grossesse entre les meubles de salle de bain trois-en-un et
les poubelles à pédales ?
Mamie
fit à son tour une mine désabusée : yeux
tristes et bouche en forme de pont, les commissures rétractées vers l’arrière
et le bas. Comment pouvait-on imposer ça à un visage ?
Passiflore
songea que cette triste mine revenait à
chaque fois qu’elle annonçait une nouvelle. La dernière fois, c’était il y a
trois semaines, quand, pour le déjeuner de Noël, elle avait annoncé une
« bonne nouvelle » : Passiflore avait surpris le souffle retenu de
tous les convives. Soudainement paniquée de voir qu’ils espéraient une chose
qu’elle n’allait pas leur donner, elle s’était empressée d’ajouter :
« j’ai fait des marrons glacés ! ».
Toute
l’assemblée avait pu à nouveau
respirer. Et Passiflore encore plus que les autres. Elle avait soupiré de son
ingénuité, puis cet épisode remémoré lui avait fait ressentir de la colère
quand elle se rendit compte que certaines expressions ne devaient pas être
employées, car socialement connotées pour une femme.
Mais
quelle étrange malédiction de celles
estampillées comme des poulets bio : « en âge de procréer » !
Impossible de mentionner la moindre « nouvelle », encore moins si on
se permet de l’accompagner du qualificatif de « bonne » sans que le
monde entier ne s’imagine qu’un amas cellulaire intitulé bébé avait fait son
nid dans un autre amas cellulaire nommé utérus. Passiflore avait déjà connu
cette malédiction, qui devenait de plus en plus pressante à mesure que :
a)
elle-même
prenait de l’âge.
b)
Mamie
avait l’impression que sa dernière heure arrivait à chaque seconde.
Passiflore
avait également remarqué qu’il est
inconvenant de refuser à son ascendance le plaisir de connaître sa descendance.
C’est ainsi en France. Est-ce partout ainsi ? Passiflore rêvait parfois d’aller
le découvrir de part le vaste monde. Pour autant, elle avait choisi de vivre
auprès de ses grands-parents, surtout depuis l’accident.
- Non, Mamie, pas de bébé, pas de ventre
rond, pas de Sophie la Girafe, et pas la peine de reluquer les pages
« Tables à langer design pour parents in » de ce foutu catalogue,
dit-elle en retirant des mains de sa grand-mère la revue reçue le matin-même
avec un amas de publicités toutes plus pimpantes les unes que les autres.
Une
fois encore, Mamie fit une mimique. Cette fois-ci, elle était tout simplement pensive, les
yeux observant avec quelques regrets un ailleurs qui s’échappait en sautillant,
un doux rêve qu’elle caressait pour elle-même, sans se soucier de ce que la
principale intéressée en pensait réellement.
- Bon, je te disais que j’avais une…
nouvelle, dit Passiflore prudemment. J’ai vu Inga, tu te rappelles d’Inga ?
- Pff, répondit Mamie vexée, j’ai une
excellente mémoire, c’est pas dit que ce sera le cas encore longtemps, mais ça
et mes oreilles, je peux compter dessus. Je te signale que je fais les comptes
de toute la famille.
- Comme si je pouvais oublier tes
comptes d’apothicaires ! dit Passiflore en riant.
- Ma Chérie, demanda Mamie en prenant la
main de sa petite fille, tu as parlé à Inga ? Elle est toujours en fauteuil ?
- Oui Mamie. Et ne t’inquiète pas, je ne
lui ai pas demandé « ça roule » comme la dernière fois…
- Tu mets toujours les pieds dans le
plat ! Comme ta mère !
- Bon bon, dit Passiflore légèrement
vexée.
- Alors ? Quelle est cette bonne
nouvelle ?
Passiflore
hésitait finalement à raconter à son
aïeule la vie de l’amie de sa mère. Elle savait que cela la rendrait triste.
Peut-être que Mamie se contiendrait, mais au fond d’elle un pincement familier
écornerait un peu plus son cœur.
- Inga va au Maroc.
Voilà, c’était dit.
Mamie
ferma les yeux une micro-seconde, mais dans cette particule de temps Passiflore
vit la violence, le chaos et un possible basculement dans la folie.
Passiflore
fit comme si de rien n’était,
un peu comme elle faisait tout le temps depuis quelques mois, depuis
l’accident. Mentalement, elle ajusta son masque de jeune femme adaptée,
souriante, la vie devant soi et le rire aux larmes.
Un
jour, ce masque d’argile
apposé à même la peau aurait pompé toute la sève de Passiflore, le masque
sécherait, il se fissurerait, et au moindre choc il exploserait, laissant la
béance de sa gueule cassée au vu et au su de tous. On devrait alors l’enfermer,
car son visage à nu serait insupportable à voir pour le commun des mortels. La
société ne serait pas prête à se contempler dans ces chairs meurtries, et pour
éviter tout trouble à l’ordre public, on placerait Passiflore dans une cellule
sans miroir, où la trouée de ses sentiments mis à nus ne pourrait s’avérer
dangereuse.
Mais
pour l’heure, tout tenait en place.
Passiflore
prit une inspiration de l’air
de la cuisine : cet air sentait le placard vieux de cinquante années et les
patates rôties. Elle sourit à sa grand-mère.
- Inga ne va pas prendre la place de
Maman dans ce voyage, dit-elle doucement.
- C’était le projet de ta mère. Comment
Inga peut-elle prendre sa place ? répondit Mamie sur un ton légèrement plus
haut.
- Ils vont faire du yoga dans le désert,
en groupe, la place est vacante maintenant…
Mais
la voix de Passiflore n’était
plus qu’un murmure. Il s’en était fallu de peu que sa voix ne se brisa dans
cette cuisine aux lambris érigés fièrement durant le siècle passé. Aujourd’hui,
ils formaient autour de la grand-mère et de sa petite-fille comme une barricade
face à la nouvelle génération représentée par ces pauvres meubles en
préfabriqué photoshopés dans ce catalogue brillant.
Mamie
ne répondit rien, elle mit sa main sous
son menton, l’index sur les lèvres : une attitude que Passiflore avait maintes
fois contemplée. Des photos marrantes de Mamie et de Maman dans cette même
posture existaient, et Passiflore était persuadée que sa mémoire ne lui jouait
aucun tour quand elle se remémorait son arrière-grand-mère Marcelle faire le
même geste.
Il
signifiait : j’écoute, je
réfléchis.
Mamie
se redressa dans le fauteuil de la cuisine.
- Après tout, Inga a déjà eu son
malheur…
- Que veux-tu dire ?
- Elle est handicapée, en fauteuil
roulant depuis tellement d’années…
- Mamie ! Tu ne viens pas de dire ce que
tu viens de dire ?
- Ma Chérie, quand on devient vieux on a
des droits, et je dis qu’Inga est plus légitime que n’importe qui pour aller
dans le désert à la place…
Mamie
ouvrit tout à coup des
yeux ronds, comme si un point lui avait échappé et qu’une question vraiment
étrange lui venait à l’esprit. Bien entendu, c’était exactement cela. Aussi,
Passiflore, la libéra :
- Qu’est ce qui se passe ?
- Comment Inga va faire pour rouler dans
le désert ?
Passiflore
ne put s’empêcher de sourire, et répondit :
- Avant même que je ne pose la question
Inga m’avait fourni la réponse ! Tu penses, tout le monde doit lui demander !
Ou en tout cas, tout le monde doit brûler de lui demander. Elle accompagnera le
groupe en joëlette, apparemment celle qu’elle louera sur place possède même une
assistance électrique !
- Comment ça ? demanda Mamie, curieuse
tout à coup.
- C’est comme la charrette de Pépère,
celle qu’il utilise pour ramasser l’herbe après avoir tondu : deux roues, une
plate-forme, bon, c’est quand même un peu plus confortable, n’est-ce pas ! Et
la personne se place sur le siège, les membres du groupe se relaieront pour
tirer et pousser. Et l’assistance électrique, c’est comme sur le nouveau vélo
de Romane : il a choisi ce modèle pour rentrer plus vite les midis, manger tes
bonnes patates rôties !
Pendant
cette tirade explicative, Mamie avait utilisé
ses fidèles oreilles pour apprécier le compliment sur sa cuisine. Mais surtout
elle avait eu le temps d’imaginer Inga dans la charrette de Pépère, allongée
parmi des coussins rembourrés d’herbe fraîchement coupée, un moteur de tondeuse
à gazon aidant les tirées et les poussées pénibles d’un groupe d’ersatz de
yogis brûlés par le soleil.
Tout
à coup, sortant de sa rêverie, elle
lança :
- C’est étrange…
- Qu’est-ce qui est étrange ?
- Ce nom, Joëllette !
Passiflore
rit tout à coup, sa
tristesse et sa noirceur furent repoussées un peu plus profondément en elle.
Quel vocabulaire pour désigner son mal-être… Repoussé, refoulé, enfoui… Mais
enterrer sa tristesse était-il vraiment salutaire ?
Passiflore
observa sa grand-mère,
qui envisageait à présent les problèmes techniques plutôt que les problèmes
émotionnels de cette annonce.
- Pour en revenir à cette rencontre avec
Inga, je trouve que c’est une bonne nouvelle pour elle, on devrait se réjouir
qu’elle profite du yoga désertique ! s’exclama Passiflore.
- Faire du yoga en fauteuil roulant, et
dans le désert ! Cette Inga ne recule devant rien !
Passiflore
sourit et ajouta :
- Elle ne recule pas, elle contourne.
- Ta mère aussi…
Mamie
ne pouvait se résoudre
à employer un verbe. Car employer un verbe nécessitait de le mettre au passé.
Mamie ne pouvait pas l’employer et Passiflore ne pouvait pas l’entendre. Mamie
et Passiflore étaient reparties dans les affres de l’accident.
Soudain,
la porte de garage émit
son bruit caractéristique et les deux femmes entendirent Pépère entrer dans le
sous-sol en parlant. Il parlait tout le temps, râlait, pestait en toutes
circonstances. Mamie avait coutume de préciser : « Dès qu’il se réveille,
il parle ». Et c’était vrai !
Pépère se mit à monter les escaliers
qui menaient à la cuisine. Il montait lentement, sa « patte » bloquée
au niveau de la hanche ne lui permettant pas de courir « comme un
lapin ».
-
Ah ah ah ah ah …
A chaque respiration Pépère
émettait un « ah », comme pour affirmer qu’il parlait véritablement
tout le temps, même en respirant de la façon la plus élémentaire. Il s’accrocha
à la poignée de porte, s’y appuya comme une canne pour entrer.
Les
deux femmes regardèrent
Pépère entrer tranquillement. Il n’était pas seul.
Pépère était accompagné de la plus jeune
sœur de Passiflore. Du haut de ses quatre ans,
dans le bas de l’escalier, Eden fit se crisper imperceptiblement tous
les visages quand elle lança sa voix chantante pour demander :
- Elle est où Maman ?
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