mardi 9 mai 2017

Générations

-     J’ai une bonne nouvelle, dit Passiflore, le visage penché sur le catalogue de meubles en kit coloré mais savamment ordonné.
-     Quoi ? T’es enceinte ? Oh ma Chérie ! J’en rêvais depuis tant d’années, ça y est, c’est le grand jour ! Pépère, Pépère ! Viens viiite !
-     Mamie, mais arrête, chut, tais-toi, tu vas éviter d’ameuter le quartier ? En plus Pépère est au jardin !
-     Mais ma Chérie, tu vas être mère ! Comme moi et comme ta mère !

            Passiflore avait levé la tête du catalogue proposant une vie à monter en dix-huit étapes simples. Son visage reflétait un mélange de stupéfactions variées. Plus précisément, le haut de son visage était stupéfait, en témoignaient ses yeux ronds ; et le bas de son visage dubitatif, si l’on se référait à la sorte de moue étrange que ses lèvres formaient.

            Plaquant une main sur l’épaisse revue glacée, Passiflore prit le parti de soupirer :
-     Mamie, tu crois que je t’annoncerais une hypothétique grossesse entre les meubles de salle de bain trois-en-un et les poubelles à pédales ?
            Mamie fit à son tour une mine désabusée : yeux tristes et bouche en forme de pont, les commissures rétractées vers l’arrière et le bas. Comment pouvait-on imposer ça à un visage ?
            Passiflore songea que cette triste mine revenait à chaque fois qu’elle annonçait une nouvelle. La dernière fois, c’était il y a trois semaines, quand, pour le déjeuner de Noël, elle avait annoncé une « bonne nouvelle » : Passiflore avait surpris le souffle retenu de tous les convives. Soudainement paniquée de voir qu’ils espéraient une chose qu’elle n’allait pas leur donner, elle s’était empressée d’ajouter : « j’ai fait des marrons glacés ! ».
            Toute l’assemblée avait pu à nouveau respirer. Et Passiflore encore plus que les autres. Elle avait soupiré de son ingénuité, puis cet épisode remémoré lui avait fait ressentir de la colère quand elle se rendit compte que certaines expressions ne devaient pas être employées, car socialement connotées pour une femme.
            Mais quelle étrange malédiction de celles estampillées comme des poulets bio : « en âge de procréer » ! Impossible de mentionner la moindre « nouvelle », encore moins si on se permet de l’accompagner du qualificatif de « bonne » sans que le monde entier ne s’imagine qu’un amas cellulaire intitulé bébé avait fait son nid dans un autre amas cellulaire nommé utérus. Passiflore avait déjà connu cette malédiction, qui devenait de plus en plus pressante à mesure que :
a)      elle-même prenait de l’âge.
b)      Mamie avait l’impression que sa dernière heure arrivait à chaque seconde.

            Passiflore avait également remarqué qu’il est inconvenant de refuser à son ascendance le plaisir de connaître sa descendance. C’est ainsi en France. Est-ce partout ainsi ? Passiflore rêvait parfois d’aller le découvrir de part le vaste monde. Pour autant, elle avait choisi de vivre auprès de ses grands-parents, surtout depuis l’accident.

-     Non, Mamie, pas de bébé, pas de ventre rond, pas de Sophie la Girafe, et pas la peine de reluquer les pages « Tables à langer design pour parents in » de ce foutu catalogue, dit-elle en retirant des mains de sa grand-mère la revue reçue le matin-même avec un amas de publicités toutes plus pimpantes les unes que les autres.

            Une fois encore, Mamie fit une mimique. Cette fois-ci, elle était tout simplement pensive, les yeux observant avec quelques regrets un ailleurs qui s’échappait en sautillant, un doux rêve qu’elle caressait pour elle-même, sans se soucier de ce que la principale intéressée en pensait réellement.

-      Bon, je te disais que j’avais une… nouvelle, dit Passiflore prudemment. J’ai vu Inga, tu te rappelles d’Inga ?
-      Pff, répondit Mamie vexée, j’ai une excellente mémoire, c’est pas dit que ce sera le cas encore longtemps, mais ça et mes oreilles, je peux compter dessus. Je te signale que je fais les comptes de toute la famille.
-      Comme si je pouvais oublier tes comptes d’apothicaires ! dit Passiflore en riant.
-      Ma Chérie, demanda Mamie en prenant la main de sa petite fille, tu as parlé à Inga ? Elle est toujours en fauteuil ?
-      Oui Mamie. Et ne t’inquiète pas, je ne lui ai pas demandé « ça roule » comme la dernière fois…
-      Tu mets toujours les pieds dans le plat ! Comme ta mère !
-      Bon bon, dit Passiflore légèrement vexée.
-      Alors ? Quelle est cette bonne nouvelle ?
            Passiflore hésitait finalement à raconter à son aïeule la vie de l’amie de sa mère. Elle savait que cela la rendrait triste. Peut-être que Mamie se contiendrait, mais au fond d’elle un pincement familier écornerait un peu plus son cœur.
-      Inga va au Maroc.
Voilà, c’était dit.
            Mamie ferma les yeux une micro-seconde, mais dans cette particule de temps Passiflore vit la violence, le chaos et un possible basculement dans la folie.
            Passiflore fit comme si de rien n’était, un peu comme elle faisait tout le temps depuis quelques mois, depuis l’accident. Mentalement, elle ajusta son masque de jeune femme adaptée, souriante, la vie devant soi et le rire aux larmes.
            Un jour, ce masque d’argile apposé à même la peau aurait pompé toute la sève de Passiflore, le masque sécherait, il se fissurerait, et au moindre choc il exploserait, laissant la béance de sa gueule cassée au vu et au su de tous. On devrait alors l’enfermer, car son visage à nu serait insupportable à voir pour le commun des mortels. La société ne serait pas prête à se contempler dans ces chairs meurtries, et pour éviter tout trouble à l’ordre public, on placerait Passiflore dans une cellule sans miroir, où la trouée de ses sentiments mis à nus ne pourrait s’avérer dangereuse.
            Mais pour l’heure, tout tenait en place.
           
            Passiflore prit une inspiration de l’air de la cuisine : cet air sentait le placard vieux de cinquante années et les patates rôties. Elle sourit à sa grand-mère.
-      Inga ne va pas prendre la place de Maman dans ce voyage, dit-elle doucement.
-      C’était le projet de ta mère. Comment Inga peut-elle prendre sa place ? répondit Mamie sur un ton légèrement plus haut.
-      Ils vont faire du yoga dans le désert, en groupe, la place est vacante maintenant…
            Mais la voix de Passiflore n’était plus qu’un murmure. Il s’en était fallu de peu que sa voix ne se brisa dans cette cuisine aux lambris érigés fièrement durant le siècle passé. Aujourd’hui, ils formaient autour de la grand-mère et de sa petite-fille comme une barricade face à la nouvelle génération représentée par ces pauvres meubles en préfabriqué photoshopés dans ce catalogue brillant.
            Mamie ne répondit rien, elle mit sa main sous son menton, l’index sur les lèvres : une attitude que Passiflore avait maintes fois contemplée. Des photos marrantes de Mamie et de Maman dans cette même posture existaient, et Passiflore était persuadée que sa mémoire ne lui jouait aucun tour quand elle se remémorait son arrière-grand-mère Marcelle faire le même geste.
            Il signifiait : j’écoute, je réfléchis.

            Mamie se redressa dans le fauteuil de la cuisine.
-      Après tout, Inga a déjà eu son malheur…
-      Que veux-tu dire ?
-      Elle est handicapée, en fauteuil roulant depuis tellement d’années…
-      Mamie ! Tu ne viens pas de dire ce que tu viens de dire ?
-      Ma Chérie, quand on devient vieux on a des droits, et je dis qu’Inga est plus légitime que n’importe qui pour aller dans le désert à la place…
            Mamie ouvrit tout à coup des yeux ronds, comme si un point lui avait échappé et qu’une question vraiment étrange lui venait à l’esprit. Bien entendu, c’était exactement cela. Aussi, Passiflore, la libéra :
-      Qu’est ce qui se passe ?
-      Comment Inga va faire pour rouler dans le désert ?
            Passiflore ne put s’empêcher de sourire, et répondit :
-      Avant même que je ne pose la question Inga m’avait fourni la réponse ! Tu penses, tout le monde doit lui demander ! Ou en tout cas, tout le monde doit brûler de lui demander. Elle accompagnera le groupe en joëlette, apparemment celle qu’elle louera sur place possède même une assistance électrique !
-      Comment ça ? demanda Mamie, curieuse tout à coup.
-      C’est comme la charrette de Pépère, celle qu’il utilise pour ramasser l’herbe après avoir tondu : deux roues, une plate-forme, bon, c’est quand même un peu plus confortable, n’est-ce pas ! Et la personne se place sur le siège, les membres du groupe se relaieront pour tirer et pousser. Et l’assistance électrique, c’est comme sur le nouveau vélo de Romane : il a choisi ce modèle pour rentrer plus vite les midis, manger tes bonnes patates rôties !
            Pendant cette tirade explicative, Mamie avait utilisé ses fidèles oreilles pour apprécier le compliment sur sa cuisine. Mais surtout elle avait eu le temps d’imaginer Inga dans la charrette de Pépère, allongée parmi des coussins rembourrés d’herbe fraîchement coupée, un moteur de tondeuse à gazon aidant les tirées et les poussées pénibles d’un groupe d’ersatz de yogis brûlés par le soleil.

            Tout à coup, sortant de sa rêverie, elle lança :
-      C’est étrange…
-      Qu’est-ce qui est étrange ?
-      Ce nom, Joëllette !
            Passiflore rit tout à coup, sa tristesse et sa noirceur furent repoussées un peu plus profondément en elle. Quel vocabulaire pour désigner son mal-être… Repoussé, refoulé, enfoui… Mais enterrer sa tristesse était-il vraiment salutaire ?
            Passiflore observa sa grand-mère, qui envisageait à présent les problèmes techniques plutôt que les problèmes émotionnels de cette annonce.
-      Pour en revenir à cette rencontre avec Inga, je trouve que c’est une bonne nouvelle pour elle, on devrait se réjouir qu’elle profite du yoga désertique ! s’exclama Passiflore.
-      Faire du yoga en fauteuil roulant, et dans le désert ! Cette Inga ne recule devant rien !
            Passiflore sourit et ajouta :
-      Elle ne recule pas, elle contourne.
-      Ta mère aussi…
            Mamie ne pouvait se résoudre à employer un verbe. Car employer un verbe nécessitait de le mettre au passé. Mamie ne pouvait pas l’employer et Passiflore ne pouvait pas l’entendre. Mamie et Passiflore étaient reparties dans les affres de l’accident.

            Soudain, la porte de garage émit son bruit caractéristique et les deux femmes entendirent Pépère entrer dans le sous-sol en parlant. Il parlait tout le temps, râlait, pestait en toutes circonstances. Mamie avait coutume de préciser : « Dès qu’il se réveille, il parle ». Et c’était vrai !
            Pépère se mit à monter les escaliers qui menaient à la cuisine. Il montait lentement, sa « patte » bloquée au niveau de la hanche ne lui permettant pas de courir « comme un lapin ».
-      Ah ah ah ah ah …
            A chaque respiration Pépère émettait un « ah », comme pour affirmer qu’il parlait véritablement tout le temps, même en respirant de la façon la plus élémentaire. Il s’accrocha à la poignée de porte, s’y appuya comme une canne pour entrer.
            Les deux femmes regardèrent Pépère entrer tranquillement. Il n’était pas seul.

            Pépère était accompagné de la plus jeune sœur de Passiflore. Du haut de ses quatre ans,  dans le bas de l’escalier, Eden fit se crisper imperceptiblement tous les visages quand elle lança sa voix chantante pour demander :


- Elle est où Maman ?

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