« J’ai
une bonne nouvelle… » Antoine, à court d’idée, avait interrompu une fois encore
la rédaction de sa lettre. Il avait quitté son bureau, s’était approché de la
lucarne et avait laissé son regard se perdre dans la contemplation du paysage.
L’automne
déversait déjà sa palette de couleurs sur les bras tortueux des arbres qui
bordaient le chemin de halage. Les bruns, les roux, les mordorés s’enflammaient
en un seul et unique brasier. Le soleil, satisfait de ce spectacle, se
contentait d’éclairer timidement les troncs massifs et noueux. L‘herbe de la
prairie retrouvait le goût du blanc et cette première gelée terrassait les
feuilles les plus fragiles. Le canal n’était pas en reste, reproduisant, sur
son miroir d’eau, cette allégorie automnale. Il renversait les silhouettes longilignes
des trembles. Il étalait le ramage brunâtre des grands hêtres. Il engloutissait
brindilles et rameaux. A quelques mètres de là, l’interminable bâtisse semblait
se recroqueviller dans ses vieilles pierres tel un mendiant dans ses haillons. Pas
un signe de vie ! Le jour naissait pourtant, mais sa froidure engourdissait
la vie des hommes…
Antoine
avait-il senti l’arôme puissant du café ? Le parfum alléchant de la
brioche ? La suavité du chocolat chaud préparé à l’ancienne ? L’odeur
âcre du feu de cheminée que l’on rallume ? Ou, surexcité par le plan qu’il
avait fomenté une partie de la nuit, s’était-il tellement tourné et retourné
dans son lit, gigotant comme un bébé, chiffonnant ses draps, martelant son
oreiller, tortillant sa housse de couette ? Toujours est-il qu’il était
sorti du nid douillet dès l’aube. Il s’était vêtu prestement, rejetant l’idée
d’une toilette matinale, et avait descendu l’escalier. La grande cuisine
familiale était emplie de la présence invisible de Mummic’h. La table de ferme
abondait de fromages et lait fermiers,
de fruits de saison, de pain frais, de beurre de baratte, de confitures maison.
Un gochtial artisanal trônait même délicatement centré sur un torchon à
carreaux. La vieille et légendaire cuisinière tenait au chaud le chocolat
mousseux du garçon dans sa casserole d’aluminium. Antoine s’était approché du
festin et avait découvert, sous son bol en faïence, un papier griffonné à la
hâte : « je reviens dans deux heures ».Il avait donc pris, seul,
un petit déjeuner copieux, mesurant pour la première fois la chance qui était
sienne de manger à sa faim près de l’âtre, d’avoir, au-dessus de sa tête, un
toit d’ardoises protecteur. Repu plus que de nécessaire, il avait été envahi
par un sentiment de culpabilité aussi neuf que désagréable. Les images de
l’émission télévisée de la veille prenaient ici tout leur sens, amplifiant le
malaise éprouvé par l’enfant à leur découverte. Sa décision, déjà prise, en
avait été renforcée au centuple. Il avait regagné sa chambre, s’était assis à
son bureau, et avait passé deux bonnes heures à rédiger sa lettre. L’exercice avait
été rude. Plusieurs vaines tentatives, mises en boule par un poing rageur, avaient
rejoint la corbeille. Il avait arpenté sa mansarde de long en large. Il
s’était, à plusieurs reprises, statufié devant la lucarne et perdu dans la contemplation
du canal. « J’ai une bonne nouvelle… J’ai une bonne nouvelle… » Mais
les mots peinaient à trouver leur chemin et l’esprit cartésien de l’enfant
l’avait conduit à d’autres vérifications. Il avait mentalement mesuré le pré, installé
des sanitaires sous le vaste appentis, planté quelques piquets et tendu des
fils à linge. Il s’était félicité d’avoir multiplié les recherches sur Internet
dès la fin du programme, avant de se coucher, car ce matin encore la connexion
au réseau était interrompue. Pour l’enfant, pas question d’écrire des bêtises.
Les faits qu’il rapportait devaient être véridiques, les informations exactes,
et surtout, la proposition réfléchie et judicieuse ! Il n’avait rien laissé
au hasard ! Enfin… Presque rien. Une pensée dérangeante subsistait : comment
réagirait Mummic’h ? La grand-mère d’Antoine avait beau avoir les idées
larges et un cœur en or, comment se comporterait-elle si l’entreprise du garçon
aboutissait ? Ouvrirait-elle grand ses bras ? Affronterait-elle
avec sérénité mais aplomb les détracteurs du projet ? Ferait-elle de cette
histoire un combat personnel ? Y engloutirait-elle, comme elle l’avait
fait par le passé, pour d’autres nobles causes, toutes ses forces et beaucoup
de son argent ? Mais bon ! Pour Mummic’h, il verrait plus tard...
Elle l’avait recueilli, alors qu’il était encore bébé, à la mort accidentelle
de ses deux parents et désormais, l’élevait, seule. Elle débordait d’amour pour
lui, ce qui ne l’empêchait pas de s’acquitter, avec intelligence et courage, de
son devoir d’éducation. Elle protégeait sans étouffer. Elle guidait sans couper
les ailes. Elle exigeait, ordonnait… dans le respect et non dans la répression.
Une femme généreuse, honnête, qui fonctionnait à l’instinct, au bon sens paysan…
La manipuler ? Il n’y songeait même pas ! Mais la convaincre, la
rallier à sa cause… voilà qui était possible… Plus tard ! Pour Mummic’h, Il
verrait plus tard. Il avait recopié avec application sur l’enveloppe blanche, les
coordonnées du destinataire de sa missive qu’il avait pris soin d’enregistrer,
d’un dernier clic sur son ordinateur. Il y avait glissé les deux feuilles
écrites de sa main, avait fermé le pli et collé le timbre. Il avait enfilé son
manteau, chaussé ses bottes en caoutchouc, avait quitté la longère en claquant
la porte. Il fallait, au plus vite, rallier la ville pour poster son courrier.
Antoine
avait emplit ses poumons de l’air vivifiant du petit matin et avait entrepris
d’un bon pas sa marche forcée. Il avait traversé l’écluse prudemment et emprunté
le chemin de halage. Les premiers rayons du soleil avaient déposé de minuscules
lucioles dans les toiles d’araignée, fondu le givre sur les herbes folles, donné
à la surface de l’eau une aura mystérieuse. La beauté du paysage familier réjouissait
immanquablement le cœur de l’enfant. Il s’était mis en marche, serrant dans ses
doigts gelés, la précieuse enveloppe, offrant son visage poupon à l’astre
solaire. Il marchait, souriant à l’idée de partager, bientôt sans doute, ce
trésor, ce diamant brut, cet écrin de verdure, sa Bretagne… Il marchait,
libre, heureux, se remémorant sans cesse le contenu de sa lettre, fier d’avoir
pris une grande et juste décision… Perdu dans ses pensées, il ne l’avait
aperçue qu’au dernier moment ! Vigoureuse, puissante, elle avançait vers
lui à grandes enjambées régulières, soufflant dans le froid de petits nuages de
vapeur d’eau. Son allure, son visage reflétaient une opiniâtreté hors du commun. Point d’échappatoire ! Antoine
s’était statufié, ébahi !
Mummic’h
avait fondu sur lui en quelques secondes. De ses doigts gantés de laine noire, elle lui avait saisi le menton et l’avait
contraint à mettre ses yeux dans les siens.
- Je
vais t’expliquer, avait-il osé.
Mais
il n’avait pas eu le temps de poursuivre. De sa main libre, elle lui avait subtilisé
l’enveloppe.
- Inutile,
avait-elle murmuré, je sais lire.
Elle
avait libéré le visage de l’enfant, et porté la missive devant ses yeux,
découvrant avec étonnement l’adresse qui figurait au recto :
« Monsieur Don Quichotte, 11 Rue Bichat, 75010 Paris ».
« Monsieur Don Quichotte ! ». Elle n’avait pu réfréner un
sourire et avait enveloppé Antoine d’un regard plein de tendresse. Puis
elle avait entreprit d’ouvrir le précieux courrier. L’écriture enfantine
délivrait ce message :
« Cher
Monsieur Don Quichotte,
J’ai
une bonne nouvelle pour vous. J’ai vu hier soir à la télé le reportage qui
parlait de votre association. Je trouve ça injuste que des gens vivent dans la
rue ou sous des toiles de tente (même si c’est des Quechua 2 secondes) !
Je pense que l’hiver, il ne doit pas faire chaud là-dessous. En plus, les
tentes m’ont paru bien serrées au bord de ce canal Saint-Martin. Alors, voilà, j’ai réfléchi… J’habite avec ma
grand-mère dans une grande longère bretonne près de Malestroit. Nous ne sommes
que deux à vivre ici, alors qu’il y a plein d’espace, et je m’ennuie souvent. Je
manque de copains car la ville est à trois kilomètres. Je vous propose donc de
nous envoyer quelques familles de « mal logés » ou de
« sans-abris », avec des enfants de préférence (j’aimerais bien avoir
des copains). Je joins à cette lettre un croquis de l’habitation avec le nombre
de chambres. Je vous donne aussi les mesures du pré, de l’appentis au cas où
vos amis préfèreraient vivre sous les tentes (mais je trouverais ça
ballot !). Je mets également mon adresse pour la réponse.
Antoine
PS :
ma grand-mère cuisine très bien.
PS2 :
la longère se trouve aussi au bord d’un canal. Donc, ça, c’est pas un
problème. »
Mummic’h
avait replié les feuillets, les avait remis dans l’enveloppe et avait enfoui le
tout au fond de sa poche.
- On
rentre, avait-elle ordonné en s’emparant de la main du garçon.
Sa
voix tremblotait…
- Mais,
laisse-moi t’expliquer…
Elle
avait repris, en direction de la maison, sa marche cadencée, tirant par le bras
un Antoine désabusé et
pleurnichant. Quelques minutes s’étaient
égrainées...
- Mummic’h,
tu me fais mal, lâche-moi !
La vieille femme s’était alors brusquement
arrêtée, s’était accroupie devant Antoine dont elle avait lâché la main, avait plongé
son regard bleu dans celui de l’enfant. Des larmes avaient ruisselé.
- Tant
de misères, Antoine, tant de misères ! Ça ne devrait pas être permis, tu
comprends ? Ça me rend folle ! Ça me met en colère ! Et toi… si
jeune… tu t’inquiètes déjà. Tu cherches des solutions. Je suis tellement,
tellement… fière de toi !
- Mais
alors, ma lettre…
- Ta
lettre est belle, émouvante… mais inutile. Dans ce monde, tu sais, on ne prend
pas les enfants au sérieux !
- …
- Allons,
ne fais pas cette tête ! Regarde notre canal : il resplendit !
Une belle journée
s’annonce. Essayons d’en profiter !
Le
garçon avait hoché la tête, accablé, vaincu ! Ils avaient repris leur marche
silencieuse, désormais paisible. Elle, savourant le moment partagé ; lui,
ruminant son immense déception ! Comme à l’accoutumée, ils s’étaient
arrêtés à l’écluse, et accoudés à la balustrade, traquant leur reflet dans l’eau… Puis elle avait
relevé la tête et, cherchant les yeux de l’enfant, avait proféré, taquine :
- Tu
me le ramènes, ton sourire, dis ?
Mais
se heurtant à l’air buté de son petit-fils, elle avait ajouté,
solennelle :
- Quelques
pauvres gens, bien au chaud chez nous, qui agrandiraient notre famille, ça se
tente, non ?
- Qu’est-ce-que
tu dis ?
- Je
te dis, petit nigaud, que je reviens de la ville. Nous n’avions pas de
connexion internet ce matin. Et Dieu sait combien de temps va durer la panne.
Alors, je suis allée à la mairie, poser notre candidature pour héberger quelques-unes
de ces malheureuses personnes. Qu’est-ce que t’en dis ?
Le
cœur d’Antoine avait explosé de joie dans sa poitrine. Il s’était suspendu au
cou de Mummic’h en criant :
- J’en
dis que… oui, ça se tente !
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