— Devine qui j’ai vu samedi dernier au centre
commercial de Saint-Jouard ?
—Comment veux-tu
que je le sache ?
— Quelqu’un
que tu connais ou plus exactement que tu as connu et apprécié...
—Une femme ?
Une belle minette ? Dis-moi, j’ai hâte de savoir !
— Une
brune surnommée Saphir avec ses yeux bleus superbes, une ancienne élève de terminale
S, toujours en tête de classe. Je me souviens qu’elle a été ta petite amie un
certain temps.
— Tu
veux parler de Nathalie Vougier. Impossible d’oublier cette super
nana !
— Elle
a réussi des études de médecine. Tu te rends compte, elle est toubib !
— Waouh !
Nous sommes, en effet, sortis ensemble quelques mois à la fin des études
secondaires. C’est de l’histoire ancienne maintenant, mais j’aimerais vraiment la
revoir.
— Cédric,
tu vis avec Sophie…
— Cela
n’empêche pas.
— Tu
ne changes pas, il te les faut toutes, mon cochon ! A moins que tu aies
quelques regrets… Franchement, de mon point de vue, Nathalie surpassait toutes
tes conquêtes par son physique et son intelligence. Permets-moi de te
demander : avec Sophie, c’est sérieux ? Vous ne donnez pas l’impression d’être
amoureux tous les deux, vous ne respirez pas le bonheur...
—Arrête Marc ! Nathalie fait partie de mon passé.
Sophie et moi, nous sommes bien ensemble.
—Est-ce suffisant
pour construire ton avenir avec elle ?
— Tu
parles comme ma mère. Elle souhaite me voir installé définitivement dans le
mariage pour avoir des petits enfants. Cela ne m’attire pas, et à trente ans, je
n’ai pas envie de me mettre la corde au cou ! Ce n’est pas parce que tu es
toujours avec la même nana depuis le lycée que je dois faire pareil. Je ne veux
pas me poser trop de questions : je vis au jour le jour.
— Demande-toi
plutôt si tu veux construire une relation durable avec Sophie.
— T’as
pas fini de jouer les psys ? Est-ce que je m’occupe de ta vie de couple ?
Raconte-moi plutôt ta rencontre avec Nathalie. Vous avez dû avoir des tas de
choses à vous dire depuis son départ de Bellay. Pourquoi est-elle
revenue ? Pour combien de temps ? T’a-t-elle parlé de moi ?
— Tu
n’es pas le centre du monde, mon pote ! Elle m’a retracé brièvement son
cursus, m’a donné des nouvelles de sa famille et m’a annoncé être maman d’une
petite fille.
— Tu
dis qu’elle est maman… Est-ce qu’elle est mariée ?
— Cédric,
tu dois bien te douter que je ne pouvais pas d’emblée lui faire subir un interrogatoire.
Je lui ai proposé de se joindre à nous samedi prochain pour le barbecue prévu
chez moi. C’est l’occasion rêvée, puisque nous organisons précisément une rencontre
avec les anciens du lycée. J’ai pu obtenir, grâce aux réseaux sociaux, les
coordonnées d’une quinzaine d’élèves de terminale S. Tous n’ont pas répondu à
mon invitation, mais j’espère que la plupart d’entre eux seront présents.
— Quelle
bonne idée d’avoir invité Nathalie ! j’ignore si Sophie viendra. D’un caractère
possessif, elle ne tolère aucune de mes relations féminines.
— Il
faut dire que tu ne fais rien pour la rassurer.
— Que
veux-tu dire, Marc ?
— Le
soir, tu fréquentes les bars en te dispensant de sa compagnie…
— On
n’est pas mariés, après tout, j’ai le droit de faire ce que je veux.
— Je
ne partage pas ta manière de voir. Claire n’accepterait pas un tel
comportement. Je l’associe à toutes mes activités, et cela me paraît normal.
— Ce
que vous pouvez être ringards, Claire et toi, vous vivez comme un vieux
couple !
— Chacun
même sa vie comme il l’entend, mais ne t’étonne pas des réactions de Sophie. J’en
profite pour te rappeler que nous sommes, Claire et moi, très gênés quand tu prétextes
être chez nous pour justifier tes absences nocturnes. Nous ne sommes pas censés
connaître ton emploi du temps, et surtout nous ne pouvons pas être complices de
tes agissements. Quant à la soirée barbecue de samedi, je doute que Sophie se
montre aussi réticente que tu le prétends. Quoi de plus naturel que de vouloir évoquer
le bon vieux temps et toutes nos blagues de potaches ! En outre, Nathalie
m’a fait part du décès récent de son père, alors évite de lui demander des
nouvelles de sa famille. Quand elle s’est confiée, elle avait les larmes aux
yeux, surtout en évoquant le chagrin de sa fille, très attachée à son
grand-père. Il lui rendait souvent visite et s’occupait beaucoup d’elle. Il était
âgé de cinquante-six ans seulement, c’est moche !
— Oui,
en effet ! Je ferai gaffe… Est-ce que Nathalie viendra avec sa
fille ?
—Elle ne le savait
pas.
—Je préfèrerais qu’elle
ne soit pas accompagnée de sa fille, Sophie n’aime pas les enfants. Le fait
d’avoir été l’aînée d’une grande fratrie ne l’incite pas du tout à être mère.
Elle a joué ce rôle en participant massivement aux tâches familiales, et en
supportant les jérémiades de ses frères et sœurs, une situation inhérente à la
maladie récurrente de sa mère et à l’absence fréquente de son père, pour des
raisons professionnelles.
—Quand j’ai évoqué
ton avenir avec Sophie, tu t’es montré évasif. Je comprends qu’un fêtard comme
toi veuille profiter de la vie sans trop de contraintes, mais exclure la possibilité
de fonder une famille ne semble pas correspondre à ta conception de l’existence.
Tu as toujours voulu être professeur des
écoles pour privilégier le contact avec les jeunes enfants.
—Oui, en effet, mon
travail me plaît beaucoup. Hélas, je ne peux pas partager sur ce plan avec Sophie.
Le milieu scolaire ne l’intéresse pas. En qualité d’assistante juridique, elle
côtoie uniquement des adultes. Cela lui convient. Pour être honnête avec toi, je
t’avoue que j’essaie de masquer ma tristesse. Contrairement à Sophie, j’ai
souffert de ma condition d’enfant unique, et je ne conçois pas ma vie sans enfant.
—Pourquoi
restez-vous ensemble ?
—Sophie n’est pas
dénuée de qualités, et nous avons des points communs, au plan culturel
notamment. Je vais essayer de la convaincre de venir à notre soirée en présence
de tous les invités-surprises. J’aimerais beaucoup revoir Nathalie, on a
passé des moments tellement chouettes tous les deux…
— Tu
ne l’as peut-être pas tout à fait oubliée, avoue !
— T’exagères !
Surtout ne révèle pas à Sophie mon passé avec Nathalie, elle ne doit pas savoir
qu’elle était ma petite amie.
— Ok
ça marche !
La soirée s’annonce festive : saucisses, côtes de
bœuf et pilons de poulet crépitent joyeusement sur le barbecue ; une odeur
alléchante invite à la dégustation. Une table de bois rudimentaire accueille
sans complexe des flûtes à champagne en cristal dressées fièrement au milieu d’une
forêt de salades estivales baignées de soleil. Tout est prêt pour célébrer de
sympathiques retrouvailles.
Claire et Marc s’affairent aux derniers préparatifs :
—As-tu mis la
bière au frais ?
—Oui, et les
autres boissons aussi. On réservera le champagne aux petits bourgeois du lycée,
ainsi, chacun pourra choisir ce qui lui convient. Tu te souviens de Gaël de
Montfort, on l’appelait « le baron ». Il doit venir. J’ai hâte de
voir sa tête maintenant.
Dans le jardin, un
surprenant défilé : les tenues vestimentaires s’exhibent en un audacieux
mélange des genres, du style moderne avec jean troué et mini-jupe sensuelle et
provocatrice au classique costume-cravate et à la robe de soirée. Tous se
côtoient du plus débraillé au plus sophistiqué, une microsociété affichant déjà
l’évolution comportementale des anciens élèves. Sophie, très mal à l’aise, s’accroche
à Cédric à l’instar d’un animal apeuré. Claire et Marc accueillent chaleureusement
tous les invités. Habitué à parler en public de par ses fonctions de manager, Marc
se lance dans un discours un peu trop solennel au goût de certains.
L’atmosphère se détend peu à peu avec le verre de l’amitié. Paulo se montre
tout aussi sarcastique qu’autrefois avec ses conversations légères et ses drôles
de blagues qui finissent par libérer certains de leur timidité :
—Devinez qui est
jaune au lever et rouge le soir ?
Paulo n’attend pas
la réponse de l’auditoire et enchaine :
—Gégé après le sport !
Le bon Gégé, dont l’embonpoint n’a pas diminué depuis
une dizaine d’années, pourrait s’offusquer de la remarque désobligeante. Il
l’accepte de bonne grâce en faisant profiter l’assistance de son rire niais et
de ses grimaces infantiles que beaucoup ont conservées en mémoire. Elles
incitent le groupe à s’éclaffer. Marc interrompt l’hilarité générale en
proposant aux invités de deviner le parcours de chacun, jeu destiné à faire connaissance
en évitant
les présentations trop conventionnelles.
Nathalie apparaît discrètement, s’excusant de son
retard lié à la garde de sa fille, mais elle ne passe pas inaperçue.
Tous les regards fusent dans sa direction. Les garçons semblent hypnotisés
par sa beauté, non altérée par le temps, et qu’aucune autre jeune femme ne peut
égaler. La jalousie de Sophie provoque chez elle une inhibition de la parole. Elle
se donne bonne conscience en présentant maladroitement à la nouvelle venue une coupe
de champagne qui se renverse en formant une
auréole disgracieuse sur sa jupe. Cédric n’est pas dupe d’un tel comportement
dont il soupçonne le caractère intentionnel. La coupable attribue son geste à une
insupportable migraine. Nathalie relativise avec dignité cet incident jugé
mineur comparé aux réelles difficultés de la vie.
Le sourire radieux de Cédric trahit le plaisir de sa
rencontre avec Nathalie. Il lui explique le jeu de devinettes instauré au sein
du groupe auquel elle se prête volontiers. Marc continue de diriger les
opérations en parfait maître des lieux :
—Commençons par Gégé. Qui veut deviner ce qu’il est
devenu ?
Jessica se lance :
—Autant que je me souvienne, ton père
était agriculteur et tu voulais exercer le même métier, As-tu fait ce choix ?
J’ignore ta situation personnelle.
—Je travaille avec mon père à la ferme, nous vendons des
œufs bios, du lait bio, des fromages bios, des légumes bios… tout est bio. Nous
louons des gîtes à des touristes désireux de découvrir le milieu rural et de
goûter nos produits locaux. Par ailleurs, je suis célibataire.
—Super ! dit Jessica, notre prochaine rencontre
de lycéens, pourrait avoir lieu chez toi avec une bonne omelette
campagnarde ! Marc souligne l’intérêt du célibat de Gégé pour les jeunes
femmes en quête d’un mari. Eclat de rire général et petits sourires
malicieux de quelques jeunes prétendantes. Puis, Marc s’adresse à
Jessica :
—Comme c’est toi
qui as deviné le parcours de Gégé, à ton tour d’être interrogée. Qui veut
deviner la situation de Jessica ?
—Moi, dit Nathalie, je sais que
Jessica est infirmière. Je l’ai revue en stage à l’hôpital, et nous avons pu
renouer connaissance. Le mari de Jessica possède une crèmerie rue du Champ de
Foire à Bellay. Gégé pourrait lui vendre des produits bios ! Jessica a un
petit garçon de cinq ans.
—A toi, Nathalie, dit Marc, d’un ton assuré, toujours
soucieux de la dynamique du groupe. Est-ce que l’un d’entre vous veut parler de
Nathalie ?
Jessica prend la parole :
—Je sais que Nathalie est interne à
l’hôpital de Jourlacq depuis un an. Quand elle a quitté le lycée, Nathalie est partie
étudier à la fac de médecine de Grenoble. Elle a réussi brillamment : elle
est sortie major de sa promo !
Tous les anciens élèves complimentent
Nathalie par une longue ovation, à l’exception de Sophie qui fouille dans son
sac à main pour se donner une contenance.
Jessica poursuit : Nathalie
revient souvent à Bellay chez sa grand-mère depuis le décès de son papa l’an
passé. Nathalie est maman d’une ravissante petite fille de neuf ans.
—Que
fait ton compagnon ? demande Marc.
—Je
l’ignore, le « valeureux » père m’a quittée longtemps avant la
naissance de Zoé.
Cette
annonce soulève la consternation parmi les invités. Cédric rétorque :
—Quand
je pense qu’il y a tant d’hommes qui n’ont pas la chance d’être père…
Sophie
lui jette un regard désapprobateur. Son tour venu, elle refuse de participer
au jeu de devinettes en faisant valoir l’intensité de ses maux de tête. Elle part
se reposer au salon. La fête se poursuit dans le jardin par des chants et des
danses. Cédric invite Nathalie à danser. Le couple échange des gestes de
tendresse : Nathalie pose sa tête sur l’épaule de Cédric qui la prend par
la taille. Ils s’isolent un moment. Cédric ne sait comment manifester l’indicible
joie qu’il éprouve face à cette complicité retrouvée :
—Comment
un homme a-t-il pu laisser tomber une fille comme toi, si belle et si
intelligente ?
—Tu
devrais le savoir…
—Comment
cela ?
—Brutalement,
après mon départ pour Grenoble, malgré mes contacts, tu ne m’as plus donné de
nouvelles. Les hommes, vous êtes tous les mêmes…
—Nathalie,
cela n’a pas été si simple. Dis-moi, le père de ton enfant, tu l’as revu ?
—Oui,
juste une fois.
—Pourquoi
ne pas chercher à établir des liens avec lui. Es-ce qu’il sait qu’il est
papa ?
—Non,
mais est-ce nécessaire ?
—Ce
serait bien que ta fille connaisse son papa, et un homme ne peut pas ignorer
qu’il est père.
—Rien
ne garantit qu’il assumera sa paternité.
—Il
faut d’abord l’informer. Est-ce que je le connais ?
—Oui
tu peux deviner qui c’est.
—Je
ne vois pas du tout.
—Tu
ne vois pas du tout ou tu ne veux pas voir…
— C’est
un ancien élève du lycée ?
—Si
tu réfléchis, tu peux trouver : avec qui étais-tu sorti pendant les mois
qui ont suivi la fin de la terminale, et quel a été le fait le plus marquant de
cette période ?
—Non !
Ce n’est pas possible ! Veux-tu dire que ... que le pa… le… papa c’est…
—Regarde
Cédric, voici une photo de ma fille, Zoé.
—Je
ne comprends pas, cette petite métisse aux yeux noirs, c’est… ta fille ?
—Tu
te souviens du réveillon du jour de l’an, nous avions tous beaucoup bu, tu as
voulu prolonger la soirée, et tu as demandé à Boubou de me raccompagner. Nous
avons passé la nuit ensemble...
—Avec
Boubou, mon cousin congolais ? Non, mais je rêve ! Dis-moi que ce
n’est pas vrai ! Ce n’est pas possible ! Comment as-tu pu… et pourquoi ?
—Devine...
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