samedi 3 mai 2014

Rumeur de grève chez les grenouilles à la galerie ?

Derrière la cadre il y a la cimaise et la grenouille.
Derrière le cadre, il y a toute cette ingénierie qui permet d’agencer des tableaux sur un mur sans le perforer.
A l’origine, le savez-vous, la cimaise à tableaux, ou cimaise d’exposition, c’est une moulure en bois que l’on positionne près du plafond. Son profil permet d’y apposer des crochets pour suspendre les cadres. Aujourd’hui, elle est le plus souvent en aluminium ou en acier. Y sont suspendues des tiges, équipées de crochets pour recevoir les tableaux. Cette tige peut être blanche, noire, ou de couleur.
La grenouille, là je suis certaine de vous apprendre quelque chose, c’est ainsi que l’on nomme en Limousin le crochet qui permet ensuite de fixer le cadre à la cimaise.

L’exposition a commencé il y a deux semaines à Vayrac (Lot). Ce jour-là, la galerie ouvre ses portes à neuf heures. Gabriel, artiste peintre plasticien, y a déposé une dizaine de toiles. Il fait très chaud, tant pour les tableaux que pour les cimaises et les grenouilles.
En début d’après-midi, la grenouille prend à partie sa collègue :
- Cela suffit !, s’énerve-t-elle, nous faisons le travail le plus ingrat, et aucune reconnaissance !
- Que voulez-vous dire par là ma chère ?, se réveille paresseusement la cimaise.
- Et bien le peintre peint, bien entendu, mais cela lui prend une durée déterminée. Ensuite il encadre ou fait encadrer son tableau. Et c’est là que commence le vrai travail,  le travail ingrat, permanent !
- Comme vous y allez ma chère, le plus précieux dans ce processus, reste indubitablement le talent de l’artiste, sa créativité.
- Peut-être, et encore, lorsque c’est beau…Mais le peintre reçoit une reconnaissance pour son œuvre. En exposition, celle de tout le public qui vient admirer les tableaux. S’il l’accroche chez lui, ce sont sa famille, ses amis, des personnes choisies qui vont s’extasier avec des « Oh ! », des « Ah ! », des « C’est tout simplement magnifique ! », et j’en passe. Parfois certains remarquent l’encadrement, lorsqu’il est bien choisi et réalisé. Mais pour nous ? Rien !
- Chacun d’entre nous a sa fonction, fait remarquer la cimaise. Nous, même si l’on ne nous voit pas, notre rôle est essentiel dans la présentation de l’œuvre.
- Et bien parlez pour vous !, éructa la grenouille. En fonction du montage, on peut vous voir dépasser en haut ou en bas ; vous avez votre heure de gloire. Mais nous autres, misérables crochets, demeurons dans tous les cas invisibles.
Et elle se met à bouder.
La cimaise décide de se taire. Après tout, cette grenouille est un peu trop ronchon, autant la laisser mariner un peu dans sa marre. Et notre tige se remet à somnoler.
Elle est bientôt à nouveau tirée de sa torpeur par la grenouille :
- Réveille-toi ; il y a de la visite !
Effectivement, un  petit groupe arrive et s’arrête justement devant le tableau maintenu par nos deux acolytes.
- Ainsi c’est Gabriel qui a les honneurs de la cimaise ? demande un homme à l’air précieux.
Une femme lui répond, en consultant le guide de la galerie :
- En effet, c’est la première fois qu’il expose ici. On peut y voir plusieurs de ses toiles les plus récentes.
- Il est indéniable qu’il a beaucoup évolué depuis quelques temps, assure un autre homme, c’est moins sombre, plus mature, le côté plasticien est davantage travaillé.
- Savez-vous qu’il s’inspire de la musique rock ?, questionne une femme.
- Non, je l’ignorais, reprend le premier. C’est certainement pour cette raison que cela ne me parle pas vraiment.
- Et bien moi, au contraire, je trouve cela extraordinaire : ces couleurs, ces formes, ces reliefs !, s’enthousiasme la femme. Regardez cette ville, ou encore cette petite fille qui fait les soldes, ou ces animaux !
- Il y a même une grenouille ! précise le deuxième homme. Et bien  verte celle-là…
La plupart continue de s’extasier, puis rejoint l’homme précieux, qui est déjà passé à un autre artiste.
Notre grenouille, derrière le cadre, a manqué lâcher prise :
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire de grenouille sur une toile ? hurle-t-elle. Heureusement que ces dispositifs ne font quasiment pas de  bruit…
- Mais, tu n’as pas regardé ce que Gabriel a choisi d’exposer cette année ?, lui répond la cimaise, ravie de tenir là quelque chose qui va peut-être la calmer.
- Mais enfin, comment a-t-il pu ?, s’étouffe presque sa partenaire.
- Justement c’est pour te rendre honneur ! Et c’est moi qui devrais être jalouse : tu crois qu’il a peint des cimaises quelque part ? ajoute-t-elle en riant sous cape.
Cette idée amène notre grenouille à réfléchir un moment.
Mais quand elle a une idée dans la tête, elle ne l’a pas dans les pattes…
- Tu penses vraiment que Gabriel aurait peint cet animal en pensant à moi ?, dit-elle, la voix pleine de doute…
- C’est évident, lui répond sa compagne de labeur, il a voulu te rendre hommage, à toi, et au travail que tu fais depuis si longtemps, avec toute la loyauté qu’il te connait. L’as-tu déjà trahi ?
- Ah certainement pas !, s’écrit la grenouille, je n’ai jamais laissé tomber un tableau de ma vie !
- Et bien tu vois, tu as ta démonstration, conclue la cimaise, se croyant tranquille pour un moment.
Effectivement, elle peut s’assoupir un instant. Puis arrive un couple. On les dirait sortis d’un autre temps. Ils ont une étrange façon de s’exprimer. Ils ne s’attardent nulle part, comme picorant l’exposition :
- Quoi de neuf sur les cimaises ? dit la femme, très bon chic bon genre.
- J’ai eu vent d’une galerie à Pernac, à quelques kilomètres d’ici, lui répond l’homme sur le même ton. Ce sera sans doute moins « plouc », ajoute-t-il l’air dégoûté.
Puis le couple quitte rapidement la salle, pourtant fort jolie avec ses murs de pierre.
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire de cimaise encore ?, s’impatiente la grenouille. Tu vois, il n’y en a que pour toi.
- Mais non ma belle, la rassure la tige dorée. Cela veut simplement dire qu’elle se demande ce qu’il y a à voir comme autre exposition en  ce moment dans la région…
- Et c’est quoi cette façon de parler ?, insiste la grenouille.
- Oh, c’est un tantinet snob, je  te l’accorde, mais cela nous change des visiteurs habituels…, commente la cimaise en retournant à sa sieste.
- N’empêche, il n’y en a que pour les cimaises…, râle le solide crochet, sur un ton maussade.
Quelques jours passent. Arrive la fin de l’exposition. Il va falloir décrocher pour présenter de nouveaux artistes, de nouvelles toiles. L’équipe chargée de l’organisation des expositions arrive sur les lieux. Celui qui semble être le responsable prend la parole :
- Par quel côté de la cimaise va-t-on commencer ?, se demande-il tout haut.
Derrière le cadre, la grenouille s’étrangle.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?, lui demande une assistante.
- Par quel mur de la galerie ?, précise alors l’homme.
La grenouille n’en peut plus :
- Qu’est-ce que c’est encore que ce vocabulaire ?, s’emporte-t-elle. Tu vois bien qu’il n’y en a que pour vous autres. Tu en as entendu un parler de nous ? Jusque-là, même si les autres crochets m’avaient mis la pression, je ne m’étais pas syndiquée : et bien je crois qu’il est grand temps que je le fasse.
- C’est quoi cette histoire de syndicat ?, demande la cimaise, interloquée.      
- Je t’explique : dans la salle d’exposition voisine, tout le petit matériel en a eu assez d’être traité comme moins que rien. Aucun soin dans notre manipulation, sans parler que certaines d’entre nous ont été jetées sans état d’âme soi-disant parce qu’elles ne correspondaient pas au cahier des charges. C’est qui d’abord celui-là, débite-t-elle hargneusement à toute vitesse. Je passe sur les horaires, les astreintes, l’ensemble des conditions de travail, et l’absence pure et simple d’une quelconque reconnaissance. L’autre nuit, les grenouilles se sont réunies et ont décidé de se constituer en syndicat. Il y a eu vote : unanimité.
La cimaise commence à la regarder de travers :
-  Et vous espérez faire quoi avec votre syndicat ?, hausse-t-elle la voix.
- Les membres du syndicat ont élu un bureau et un délégué pour les représenter, poursuit-elle, passionnée. Puis le bureau a travaillé sur des revendications. Par exemple le droit à deux pauses par jour, d’au minimum chacune vingt minutes.
- Et comment tiendra le tableau pendant ce temps ?, ironise la cimaise, que cette rumeur n’inquiète pas outre mesure.
- Un système de remplacement est prévu, il suffit d’être plus nombreuses, affirme la grenouille, semble-t-il déjà impliquée.
- Et qui va payer le matériel supplémentaire ?, interroge la cimaise, pas l’artiste j’espère ! Ils n’ont déjà que très peu de moyens…
 -Tout a été prévu pour les négociations, assène la grenouille.
- Quelles négociations ?, questionne la cimaise,  interloquée.
- Et bien celles avec les fabricants de dispositifs d’accrochage de cadres et les représentants des organisateurs d’exposition, dit la grenouille, persuadée de clouer le bec de sa compagne.
- Quelles sont vos autres réclamations ?, demande la cimaise, soucieuse de pousser la discussion jusqu’au bout.
- Nous demandons aussi cinq semaines de congés payés, hors saison bien entendu, nous ne sommes pas là pour tuer l’activité, ajoute la grenouille, très fière d’elle. Ensuite, nous exigeons un salaire minimum garanti.
- C’est quoi un salaire ?, s’enquiert la cimaise.
- Tout travail mérite salaire, pontifie la grenouille, même si là visiblement, elle ne sait pas trop de quoi elle parle. D’ailleurs elle change vite de sujet :
- Il y a aussi les congés maternité. Deux ou trois je ne sais plus.
- Mais vous êtes des crochets !, s’indigne la cimaise. Vous êtes asexuées, au pire des êtres masculins, vous ne pouvez pas porter d’enfants…
Elle est à présent complètement stupéfaite. Mais où donc les grenouilles sont-elles allées chercher tout cela ?
La cimaise se souvient alors d’une vieille histoire que lui a conté sa grand-mère juste avant de s’éteindre, il y a seulement quelques mois :
- Il faut toujours respecter ceux qui nous font travailler, avait expliqué l’ancienne à la débutante. Nous avons l’immense honneur dans la famille de participer à l’art, à la création, à l’esthétique.
- Il y aurait un autre monde ?, avait demandé l’inexpérimentée à son aïeule.
- Il y en a même de nombreux autres, avait affirmé la grand-mère, et de beaucoup moins prestigieux, plus utilitaires si l’on  veut. Elle avait volontairement entretenu le mystère autour de cette révélation, afin de permettre à sa petite fille émerveillée de laisser libre cours à son imagination.
- En tous cas, garde à l’esprit le fait que le peintre est ton meilleur ami, et ce, toute ta vie durant, avait-elle ajouté, avant de fermer ses yeux bien fatigués.
Cet échange avait donné matière sur le moment à de nombreuses réflexions de la part de notre petite cimaise, puis en grandissant, elle avait presque oublié cette conversation. Aujourd’hui, tous les mots prononcés par sa grand-mère lui reviennent en mémoire. Elle se dit que la grenouille fait fausse route, mais ne sait pas le lui faire comprendre. Elle sait que son amie a besoin de vivre les expériences pour forger ses opinions
- Grenouille, tu es là ?, demande-t-elle à son amie.
- Et où veux-tu que je sois partie ?, répond cyniquement le crochet. Je n’ai pas encore le don d’ubiquité…
- Oui, bon, grommelle la tige. Je voulais te poser une question : depuis combien de temps vis-tu avec Gabriel ? Avec nous toutes ? Avec les pinceaux et les peintures, les toiles, tous les instruments qui lui sont nécessaires pour transformer ce qu’il a dans la tête en une véritable œuvre d’art ? Parce que tu connaissais son talent, n’est-ce pas ?, insiste la cimaise.
La grenouille pour cette fois s’adoucit, son acolyte a trouvé son point faible.
- Cela va faire bientôt six mois, répond-elle fièrement. C’est vrai, j’aime beaucoup ce qu’il fait, il est vraiment authentique, ajoute-t-elle. Dans la bouche de notre crochet, c’est un véritable compliment, elle a horreur du « paraître ».
- As-tu envisagé une seule fois dans ta vie de le quitter ?, insiste la cimaise. N’est-tu pas heureuse avec nous tous ?
La grenouille réfléchit avec gravité, et pour une fois ne répond pas de manière impulsive.
- Si bien sûr, je suis bien avec vous, avoue-t-elle enfin. C’est cette exposition qui m’énerve : elle n’en finit pas ! Ces visiteurs ne méritent pas tout le mal que se donne Gabriel. Sans parler d’être capable de reconnaitre son talent…

A ce moment-là, Gabriel entre dans la salle et s’adresse à l’équipe de  démontage avec son sourire chaleureux, celui qui fait rire ses beaux yeux bleus :
- Bonjour tout le monde, lance-t-il à la volée. Je vais vous donner un coup de main, je vais m’occuper de mes toiles, précise-t-il.
L’annonce a l’air d’enchanter les présents. Toujours cela de moins à faire. Gabriel se dirige alors vers le mur qui lui a été attribué. Il s’adresse à ses œuvres silencieusement :
- Vous voyez, je n’ai encore rien vendu et j’en suis bien heureux. Quelque chose me dit que nous ne devons pas nous séparer. Vous allez donc réintégrer la maison, mon atelier où chacune d’entre vous a sa place. Un grand merci à celles et ceux qui vous ont permis de montrer le meilleur de vous-mêmes, je pense aux grenouilles et aux cimaises en particulier, qui mettent mes créations tellement en valeur.
C’est un grand moment d’émotion pour toute la troupe. La grenouille verserait bien une petite larme si cela était possible.
Alors Gabriel se met à démonter tous ses tableaux en chantonnant un air de rock, avec toute la délicatesse qui le caractérise. Il enveloppe chaque élément comme s’il était l’objet le plus précieux au monde.
La cimaise et la grenouille sentent une bouffée chaude et douce monter jusqu’à leur cœur. Elles pensent à l’atelier de Gabriel, qu’il a aménagé sous le toit de sa maison, à sa femme, Myrtille, souriante et si jolie, à ses deux petits garçons qu’elles adorent même s’ils sont parfois un peu excités, courent et rient fort dans leurs jeux. Ils sont déjà attirés par le dessin et la musique, ces coquins. Les chiens ne font pas des chats… A propos de chat, elles pensent à celui de Myrtille qui vient parfois dormir dans l’atelier quand le soleil passe le velux et réchauffe la petite pièce. Elles pensent aux amies qu’elles vont retrouver là-bas, et qui n’ont pas été de ce voyage. Elles vont pouvoir leur raconter tant de choses !
Plus question de syndicat, de négociation, de réclamations. L’ambiance est détendue, sereine. On sent que Gabriel apprécie chacun pour le rôle qu’il joue et lui rend hommage pour cela. La paix et le bonheur sont revenus.
Arrivés à la maison de Gabriel, les tableaux reprennent leur place sur les murs des différentes pièces. Tout rentre dans l’ordre dans le calme.

Derrière le cadre, il y a, et il y aura toujours, la cimaise et la grenouille.

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