samedi 3 mai 2014

Dix mois ... Dis moi tout

Lundi 1er mars… Le rire s’élevait, incontrôlable… « Encore ce maudit cauchemar » maugréa Paul. Il se leva et se prépara un café. Assis sur son clic-clac défraîchi, le breuvage lui réchauffa le cœur. Fixant attentivement sa table basse qui emplissait l’espace de son studio de 20 m², il arracha avec rage une feuille de son éphéméride tout en jetant un regard furtif sur sa montre. Celle-ci marquait inlassablement la mesure insipide et désolante de sa vie. La sonnette retentit.Surpris, il se redressa d’un bond et se dirigea vers la porte d’entrée. Il entrebâilla  la porte. Mercedes, la concierge de l’immeuble, tout sourire, lui faisait les yeux doux… Un regard à vous transformer en iceberg, se dit-il. Elle aimait voir ce jeune homme taciturne, d’allure excentrique avec son chapeau et son long imperméable. Déçu par cette visite impromptue, Paul abaissa son regard sur cette bouche en cœur enfouie dans les plis de son double menton. Elle laissait échapper les effluves d’une haleine bien anisée qui le répugnaient. Paul recula instinctivement. Elle s’empressa de lui dire : « Bonjour M. Tipe, le  facteur a laissé à la loge l’avis de passage pour un recommandé. Vous savez de quoi il s’agit, peut-être ? ». Paul la remercia. Elle insista. Il la congédia sèchement et lui claqua la porte au nez. Frustrée, Mercedes laissa échapper : « Quel goujat celui-là. Monter 7 étages pour ce vaurien… ». « ça ne m’étonnerait pas que ce soit un avis d’expulsion ! ».  Paul rouvrit brusquement la porte. D’un ton menaçant mêlé de mépris, il susurra : « Attendez, j’ai failli oublier… je vais vous donner le pourboire que vous méritez ». Apeurée, Mercedes dévala les marches quatre à quatre, un bruit de chute résonna dans la cage d’escalier tout comme un cri de douleur. « Pas classe la Mercedes » prononça-t-il d’une voix forte pour être sûr d’être entendu. A ce moment précis, Christiana, sa sulfureuse voisine de palier, sortit de chez elle inquiète. « Que se passe-t-il, M. Tipe ? ».
« Mercedes s’est prise pour un bolide en descendant les escaliers, elle a probablement fait un vol plané. Mais il ne faut pas s’inquiéter ses 100 kg lui ont probablement servi d’airbag ». Puis il rentra chez lui sans état d’âme. Eberluée, Christiana se précipita à la rencontre de Mercedes. Plus de peur que de mal. Paul n’avait pas vraiment tort, elle était bien rembourrée et cette fois-ci ça l’avait bien servie.
Mercedes s’écria  « Ah ce pervers ! Il m’a fichu une peur bleue….! ».
Christiana prévenante l’accompagna à l’hôpital pour s’assurer qu’elle allait bien. « Ce n’est pas un mauvais bougre, c’est juste un rustre, probablement timide. Il ne doit pas savoir se conduire avec les femmes tout simplement ».Pleine d’espoir, Mercedes laissa échapper « serait-ce sa façon de me faire la cour ? ». Christiana la regarda  mi- amusée mi- sceptique « peut-être ».
Mardi 2 mars…. Paul arpenta nerveusement son studio, puis accola son sinistre visage contre la fenêtre. A ce moment précis, il vit Mercedes s’appuyant au bras de Christiana,  entrer dans l’immeuble en boitant. Quel duo, la pie bavarde et la plantureuse Christiana, la jolie fêtarde collectionnant les conquêtes masculines!Il appréhendait de se rendre à la Poste récupérer son pli. Il ne voulait pas se retrouver face à elles.Mon recommandé attendra demain, décida-t-il puis il sortit son canif de la poche de son veston  et l’aiguisa tout en pensant à elles.
Mercredi 3 mars…. Des hurlements réveillèrent en sursaut Christiana. Elle se leva et constata qu’ils venaient de chez son voisin. Elle frappa à la porte. Les hurlements fusaient. «  Ouvrez-moi M. Tipe, autrement je vais devoir appeler la police » s’écria Christiana d’un ton inquiet. Les hurlements firent place au silence. La porte s’ouvrit.  Paul, le regard hagard, visage blafard, la rassura. «  J’ai fait un cauchemar. Cela m’arrive souvent. Merci d’être intervenue ». Emue, Christiana lui proposa de boire un verre chez elle.  Désorienté, Paul accepta. Elle l’avait souvent entendu hurler mais pas à ce point. Elle voulait qu’il lui dise tout de ses phobies. Paul passa la nuit chez Christiana.
Jeudi 4 mars….Christiana regarda l’homme allongé à ses côtés. Aucune confidence, tout ça pour rien. Elle avait honte. Elle fronça les sourcils puis ferma fortement les yeux. Paul feignait de dormir, une nuit avec elle l’avait comblé. Elle l’effleura, se leva discrètement puis partit travailler. Paul jeta un œil sur ce studio plus grand que le sien et meublé avec soin. Il se leva, alluma la sono et écouta la gymnopédie n°1 d’Erik Satie, cette musique, à elle seule, meublait tout l’espace. Deux accords de septième majeure suffisaient à le plonger dans une béatitude qui assourdissait tous ses démons. Puis, il retourna chez lui.
Vendredi 5 mars…. Il récupéra sa lettre recommandée. Un sourire déplaisant planait sur son visage. Il vit Christiana et Mercedes au bas de l’immeuble. Il leur fit un signe de la main. Mercedes n’en revenait pas. Dix ans, pour qu’il daigne enfin la saluer ou bien s’adressait-il uniquement à Christiana ? Une pointe de jalousie lui transperça le cœur en voyant le regard de connivence de Paul et Christiana. Paul se sentait heureux et amoureux.
Samedi 6 mars… Paul décida de faire la grasse matinée. Il passa la journée à lire et relire le document reçu la veille. Il avait réussi. Il fêta l’évènement en tête à tête avec Christiana.
Dimanche 7 mars… Il hurla dans la nuit. Christiana le rassura. Elle lui demanda des explications mais Paul refusa de se confier.

Dix mois passèrent… Hurlements spasmodiques… Christiana se leva pour intervenir. « Paul, ouvre-moi la porte ». Le visage blême, il se précipita dans ses bras.« Dis-moi, Paul, parle-moi de tes cauchemars… Dis-moi tout… Et je te dirai Oui », lui murmura à l’oreille Christiana. Paul resta dubitatif puis la fit rentrer chez lui pour la première fois.Elle jeta un regard inquiet autour d’elle, le studio lui paraissait spartiate. A maintes reprises, il l’avait en vain demandée en mariage mais ne l’avait jamais invitée chez lui. Reprenant son courage à deux mains, elle réitéra sa demande. « Dis-moi tout pour un Oui.Mariage contre confession ».Abasourdi et grisé à la fois, Paul accepta de tout lui dire.
« Mon cauchemar c’est Jako, un gris du Gabon et mes rêves d’acteur. Dans mes cauchemars, mon animal de compagnie me regarde fixement. Je m’approche pour le toucher, il me donne un coup de bec… j’ouvre la bouche pour lui parler. Mais aucun son ne sort. Le perroquet se pose aussitôt sur mon épaule et me souffle à l’oreille « Pauvre type ». Le lendemain, je suis auditionné pour un rôle d’acteur. Mais aucun son ne sort. On me demande de partir. Je veux protester, je veux retenter ma chance mais personne ne fait plus attention à moi. Je me lève, remets mon pardessus et pars. Personne ne s’en aperçoit.  Je rentre chez moi mais personne ne m’attend excepté Jako, mon compagnon à plumes. ll me regarde dans le miroir, Jako se met sur mon épaule et me chuchote à l’oreille le leitmotiv habituel « Pauvre Type ». Je m’allonge, songe à tout ce que j’avais voulu exprimer lors de mon audition, fait des tirades sans fin puis fatigué, échoue dans les bras de Morphée. Demain,je parlerai. Le lendemain, nouvelle audition. J’ouvre la bouche. Un son à peine audible « Ah » sort de mon gosier. J’en suis surpris. C’est la seule chose que je parvins à dire ce jour-là. Les mois passent,enfin ultime audition… J’ouvre la bouche, prononce d’une voix tonitruante « Bonjour Mesdames et Messieurs.  Vous avez devant vous, Monsieur Pauvre TYPE euh excusez-moi pour ce lapsus Paul Tipe ». Les rires fusent. Je souris. Enfin, les gens réagissent, je ne suis pas passé inaperçu, on me remarque. Je suis même applaudi. Je rentre chez moi. Heureux. Je me regarde dans le miroir, Jako se met sur mon épaule et ne dit mot. Normal, je lui ai scotché le bec. Je m’allonge sur mon lit, je réalise que je n’ai toujours pas décroché de rôle et le désespoir m’assaille. Jehurle. Je me sens seul et incompris comme un pauvre type. Voilà tu sais tout Christiana. La seule chose que j’ai obtenue dans ma vie est le diplôme reçu en recommandé dix mois auparavant, celui de maitre de cérémonie funéraire ».
Christiana n’en croyait pas ses oreilles. Dix mois auparavant, elle fêtait avec lui son diplôme de chirurgien en réparation plastique. Embarrassé, Paul prétexta que c’était plus ou moins le même travail. Il était thanatopracteur, expert en maquillage et embaumement de cadavres. Christiana en pleurait de rire. Depuis dix mois, elle faisait l’amour à un croque-mort. Hoquetant, elle parvint à lui dire : « Je ne peux rien pour toi, je ne suis pas producteur de films mais je découvre que tu as un métier formidable. Hilare, elle ajouta « Tout compte fait, tu devrais te mettre en ménage avec Mercedes. Croque-mort en Mercedes, ça fait chic ».
Paul la regarda ébranlé par ses moqueries. Dans ses yeux, il n’y avait pas d’amour. C’est vrai qu’il avait menti sur son diplôme mais il l’aimait sincèrement. Croque-mort, c’est un métier qu’on ne crie pas sur tous les toits. Elle aurait dû le comprendre, le soutenir et non le ridiculiser.
La colère l’envahit. Christiana et Jako ne faisaient plus qu’un.Ses rires incontrôlables l’exaspéraient.
Il se leva, fouilla dans sa poche de son veston puis s’approcha du visage rayonnant de Christiana. A l’oreille, il lui souffla d’un ton lugubre : « A ton tour de me faire confiance.Laisse-moi te rendre plus belle pour notre mariage. Sois rassurée, j’ai obtenu mon diplôme avec mention très bien».Il se précipita sur Christiana et enfonça son canif bien aiguisé dans sa poitrine charnue… au même moment, un Gris du Gabon s’échappait de son studio.

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