samedi 3 mai 2014

Bleu, Blanc, Mômes

Elle vient de mettre la touche finale à son œuvre. Les soldats du feu ont passé trois bonnes heures à maîtriser l’incendie qui s’était répandu à vive allure ici et alentour. Elle n’avait pas imaginé aller si loin. Des réminiscences du passé étaient venues toquer à la porte de ses souvenirs.La machine s’était sacrément enrayée. Elle avait frappé fort.Elle lui en voulait,c’est certain mais à ce point, nous frisons l’irrationnel. C’est comme si sa raison s’était étiolée sans qu’elle n’y puisse rien.Tel un 100 mètres aux Jeux Olympiques, la rumeur avait pris son élan. Minime voire insignifiante, elle avait poursuivi sa course crescendo pour franchir la ligne d’arrivée en un brasero flamboyant.

Le message n’était pas de très bon goût, nul ne saurait prétendre le contraire mais elle préférait laisser glisser. Réagir à cette ineptie donnerait du crédit au persiffleur alors que nenni. Elle ferait fi des mots apposés en lettres garance sur la vitrine de sa boutique. Armée d’un chiffon et de trichlore, elle avait effacé l’inscription : « Aux Fringues de la Salope ». Par malheur, ceci n’était qu’une mise en bouche qui serait suivie de nombreux autres mets divers et variés. Le plat de résistance nettement plus copieux serait servi ultérieurement. Ce serait un festin riche,pétillant en bouche sauf qu’il n’était pas inscrit au menu. Ceci dit, le Chef subtilement créatif le concocterait néanmoins.Elle n’en avait pas conscience à ce moment-là mais porter plainte eut sans doute représenté une alternative avisée. Enfin, je dis cela je ne dis rien. Fidèle en amour et en amitié, ouverte au monde,le reflet du miroir lui renvoyait plutôt l’image d’une blanche colombe. Qu’aurait-on pu lui reprocher pour s’en prendre ainsi à elle ? Là où certaines âmes bien pensantes ont devisé derechef en voyant les lettres de feu sur la vitre, elle n’avait pas voulu accorder d’importance à ce message pourtant abject. C’était sans doute l’œuvre d’un trublion. Il passerait son chemin après s’être bien amusé à ce petit jeu somme toute malsain. Ainsi, Cette rumeur ne l’inquiétait pas. Une fois la devanture du magasin nettoyée, tout redeviendrait comme avant ou pas…

Christine Delcourt avait suivi des cours de stylisme à l’Institut de la Mode à Paris.Lors d’un stage dans une grande chaîne de vêtements pour enfants, des désidératas professionnels plus affinés avaient pris forme. Depuis lors, elle garde toujours sur elle un carnet de dessins où elle croque à loisir salopettes, grenouillères, blousons en jean pour jouer au mec version miniature, pantalons de treillis ou encore robes fleuries et jupes à volants pour les férues de mode en herbe. Son esprit de création n’a d’égal que sa volonté de fer.Elle a travaillé pendant une décennie chez « Bout’Chou »tout en passant un temps précieux chez elle à esquisser pléthore de modèles. Un jour sans doute, son projet nourri depuis maintes années fleurirait, à savoir tenir sa propre boutique où elle pourrait commercialiser ses créations. Le cap sera franchi à l’aube de ses trente-cinq ans avec l’ouverture de « Bleu, Blanc, Mômes ».Elle œuvrera d’arrache-pied pour offrir des tenues colorées, confortables, toujours innovantes à la pointe de l’originalité.

Les sarcasmes, ragots, médisances de toutes veines, elle savait ce que c’était. Elle avait connu les affres de l’inimitié dans l’oxymore du pays des Bisounours. Oui pour la gamine qu’elle était, aller au collège avait viré rapidement à une sorte de capharnaüm sans nom. Une élève de sa classe l’avait prise en grippe. Son premier trimestre de troisième fût jalonné d’une indicible souffrance. Tags dans les toilettes avec d’odieuses insinuations sur son compte. Moqueries de toutes sortes sur son passage. Messages indélicats déposés dans son sac de cours. La liste reste non exhaustive tant l’ingéniosité malsaine de la jeune élève était sans borne. Laura retrouvait chaque jour,pour son plus grand déplaisir, un groupe de filles acérées mené tambour battant par une certaine Lepré. Rien que le fait de prononcer son nom lui procurait immanquablement des relents empreints de fiel et de colère. Elle s’est longtemps demandé comment la vie pouvait engendrer des comportements adolescents si malveillants.Certain est qu’une empreinte indéfectible avait marqué son âme.

En passant rue Saint-Méry aujourd’hui devant la boutique de Christine Delcourt, les badauds auront le loisir de converser sur la dernière création en date. Non, non je vous vois venir avec cette perspicacité aussi évidente que le nez au milieu du faciès. Il ne s’agit pas d’un quelconque vêtement mais plutôt d’une litanie littéraire absolument vile. Pour la énième fois ce mois-ci, la vitrine a été peinturlurée, en lettres noir de geai pour l’occasion. Colorie plus sobre mais propos absolument ignominieux.Dangereuse est la rumeur. Elle voguait paisiblement sur la rivière sans jamais faire de vagues, du moins en apparence. Sur le lit, c’était une autre paire de manches. Les fonds étaient tourmentés et ne demandaient qu’à jaillir tel un geyser enragé.Personne ne se serait méfié de la gentille Laura, la femme de ménage avec qui moult riverains échangeaient sur un ton toujours courtois et enjoué. De fait, ils auraient été à mille lieues d’imaginer qu’elle était à l’origine de ces odieux ragots. Elle avait lu la petite annonce dans le journal. La gérante de « Bleu, Blanc, Mômes » était à la recherche d’une technicienne de surface pour entretenir la boutique et son appartement situé juste au-dessus. Elle avait tenté sa chance, nullement au hasard. Elle savait à qui elle aurait à faire si elle était engagée. Grâce au réseau Facebook, elle avait retrouvé sa trace. Christine portait désormais le nom de son mari mais aucun doute possible avec la photo, il s’agissait bien de la même personne. Elle tenait un magasin de vêtements pour enfants dans une zone piétonne de Chambrais sur Saône. Trop beau pour être vrai. La chance lui souriait.Vingt-cinq ans. Vingt-cinq longues années qu’elle pestait, fulminait, ruminait, tempêtait contre la petite peste qui l’avait prise pour souffre-douleur jadis. Retrouver Christine Leprépour se confronter enfin à elle. Plus jeune, elle n’avait jamais eu le courage de le faire. Cela lui avait assez terni l’existence. Elle voulait tourner la page pour laisser ce pan de vie très loin derrière. Ainsi, elle avait postulé. Affable lors de l’entretien, ses références aussi élogieuses qu’inventées,avaient fait le reste. Dire que cette pauvre Christine ne l’avait même pas reconnue.Oui, deux décennies plus tôt, Laura arborait une silhouette moins longiligne qui était sujette à maintes railleries. Subséquemment, lorsqu’elle avait franchi le seuil de « Bleu, Blanc, Mômes », sylphide avec sa chevelure auburn, elle était passée inaperçue. Ainsi, elle avait pu mettre en place en toute quiétude sa terrible vengeance jusqu’à atteindre le feu d’artifice final.


Qu’aurait fait Christine si elle avait su qu’il ne lui restait plus que dix minutes à vivre lorsqu’elle arriverait sur le pas de sa boutique aujourd’hui ? Le temps d’y lire l’inscription fatidique : « Tu iras brûler en enfer pour ce que tu as fait».Pour éviter de faire les cent pas en attendant la gendarmerie, elle choisit un thé au jasmin, saveur qu’elle affectionne tout particulièrement. Elle n’aura pas le loisir de le déguster, la bouilloire ayant rendu l’âme de manière plutôt explosive. On ne vous répétera jamais assez que les produits d’entretien peuvent s’avérer particulièrement dangereux. De l’autre côté de la rue, une femme ne le sait que trop bien. Tout en astiquant l’argenterie, elle ne perd pas une miette du spectacle détonnant qui s’affiche sous ses yeux. Elle est finalement ébahie par ce qu’elle a réalisé. Suite aux dénigrements affichés depuis plusieurs semaines, les gens ont parlé, imaginé mille scénarios qui ont terni doucement mais sûrement l’image de la créatrice de mode. Qu’a-t-elle pu faire de si odieux pour qu’on l’invective de manière aussi violente ? Laura a frappé très fort aujourd’hui. Même par-delà la mort, les doutes seront présents, les persifflages subsisteront.Elle en est convaincue. C’est ainsi, elle court, elle court la rumeur…

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