samedi 3 mai 2014

Célia

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Vingt-cinq minutes venaient de s’écouler. Il pleuvait toujours. Des trombes d'eau giflaient les vitrines des magasins, ruisselaient sur les trottoirs puis dévalaient la rue. Le tonnerre grondait au loin, roulant d'un coin du ciel à l'autre, et des éclairs zébraient la nuit. Les automobiles avançaient au pas.
            Dès les premières gouttes, je m'étais réfugié dans le renfoncement obscur d'un porche et j'étais toujours là, à attendre, les yeux rivés sur ses fenêtres éclairées au deuxième étage. Son ombre apparaissait par moments derrière les rideaux.
            J'ai regardé l'heure à ma montre. Pour la dixième fois au moins... Le temps s'engluait autour de moi de façon terriblement existentielle. Le doute s'installait. Ma tentative me paraissait dérisoire et inutile. Je n'étais plus sûr de rien.
            C'est comme si la pluie et la violence des bourrasques de ce printemps pourri avaient miné peu à peu l'idée géniale que j'avais eue quelques jours plus tôt : faire un détour par Nevers pour revoir Ma Ville, les rues familières de mon enfance, retrouver les traces de ma jeunesse. Le col de ma veste relevé pour éviter les vents coulis, je battais la semelle au pied d'un vieil immeuble du centre ville à quelques encablures du palais ducal et j'hésitais à monter, prenant le froid et l’obscurité comme alibis.
            Je n'avais jamais pu mener au bout toutes les grandes idées, toutes les grandes émotions que j'avais eues dans ma vie. Je m'en suis rendu compte à cet instant précis et ça m'a donné un sacré coup de cafard... S'engager, se passionner, prendre partie, être pour ou être contre, je n'avais jamais su faire cela. Je m'étais toujours arrangé pour déguiser mes sentiments.
            Le blues du solitaire confronté à l'usure du temps, dans la ville où il a grandi, il n'y a rien de tel pour vous déchirer le cœur et vous ronger l'âme. Ah, quelles terribles neuf heures du soir !…

9
Encouragé par les spectres du souvenir, j'ai fini par me décider. J'ai profité de la sortie d'un locataire pour me glisser dans l'immeuble et à partir de là, tout retour en arrière est devenu impossible.
            Après avoir gravi silencieusement les marches du vieil escalier, j'ai pu l'entendre qui bougeait à l'intérieur de l'appartement. Par moments, elle fredonnait quelque chose de doux, de mélodieux. Sa voix a ravivé en moi un flot de vieilles images, des pans entiers de nostalgie et je suis resté plusieurs minutes, sur le palier, l'oreille collée à la porte.
            Ensuite, j'ai frappé. Trois petits coups discrets et familiers...
            Le silence s'est fait instantanément, le refrain s'est arrêté. Il y a eu une longue pause puis j'ai entendu le glissement léger de ses pas sur le sol.
            J'ai frappé trois nouveaux petits coups, plus vifs, plus alertes et cette fois la porte s'est entrebâillée.
 - Franckie !?
 - Bonsoir Célia, ai-je dit.
            Elle a ouvert le battant en grand et m'a regardé. Ses yeux d'un bleu profond, comme des piscines entourées de parasols, reflétaient une immense incrédulité. Ses longs cils clairs pointaient vers moi comme autant de questions muettes.
            Elle avait coupé ses longs cheveux blonds et ses joues s'étaient un peu creusées. Cela donnait plus de finesse, plus de gravité à la beauté délicate de ses traits. Un peignoir de satin sombre la moulait si étroitement qu'il ne laissait aucun doute sur l'équilibre toujours aussi harmonieux de ses formes. Il ne laissait non plus aucun doute sur sa nudité.


8
Naturellement, sans qu'elle m'y invite, j'ai franchi le seuil et pénétré dans l'appartement.
            Elle a refermé la porte doucement. Elle s'y est appuyée, les deux mains à plat derrière son dos. Cela a mis son buste encore plus en valeur. Je me suis trouvé tout bête avec mon gros bouquet de fleurs multicolores et mon regard envieux pointé sur le grand huit de sa poitrine à peine dissimulée sous le satin entrouvert...
            J'ai fait quelques pas dans la pièce pour me donner une contenance, feignant de m'intéresser à la décoration et au mobilier.
 - C'est drôle, Célia, je ne te croyais pas aussi bien installée que cela.
            Elle respirait à petits coups contrôlés. La colère montait en elle, cela se voyait. Ses mains ont bougé dans son dos, elle a donné un tour de clé rageur à la serrure. Elle a arraché la clé, l'a mise dans la poche de son peignoir et s'est avancée lentement.
 - Si Fabio te trouve ici, il te tuera !
            Sûr de moi, j'ai souri.
 - Il n'y a pas lieu de s'inquiéter ! Personne ne va me trouver ici. Fabio ne rentrera pas avant vingt-deux heures trente, j’ai pris quelques renseignements avant de venir... Je sais tout de lui, ce qu'il fait, où il travaille, avec qui... Je connais parfaitement ses horaires, il n'y a rien à craindre. Nous avons devant nous tout le temps que nous voulons pour bavarder.
Elle a empoigné le dossier d'une chaise qui se dressait entre nous et l'a serré comme si elle allait briser le bois.
 - T'as pas changé, a-t-elle dit d'une voix sourde. Toujours le même vieux Franckie, méthodique, précis et calculateur.

7
Galamment, j'ai posé mes fleurs au beau milieu de la table et je me suis laissé tomber sur le canapé de cuir fauve. Les ressorts ont grincé d'étrange façon comme s'ils allaient me sauter au visage, eux aussi.
 - Et toi ?... Toujours la même Célia, aussi belle, aussi désirable... Le mariage semble t'avoir réussi. En te voyant là, je pense même qu'il t'a fait du bien, qu'il t'a épanouie.
            Elle est venue vers moi, les poings serrés, les bras raidis le long de son corps comme un boxeur prêt à démarrer en trombe le premier round.
 - Fous le camp, Franckie ! Fous le camp !... Tu n'as plus rien à faire chez moi et il vaut mieux, pour toi, que Fabio ne t'y trouve pas. Tout beau parleur, tout malin que tu sois, tu ne pèserais pas lourd devant ses quatre-vingt dix kilos de muscles. Il pourrait te démonter la tête d'un seul geste... Te faire regretter amèrement d'avoir remis les pieds en ville !
 - J’imagine sa réaction, Célia… Son manque de recul, sa colère, sa violence explosive de jaloux possessif. Je crois qu'il essaierait de nous tuer tous les deux s'il me trouvait ici !
            J'ai montré l'espace libre sur la banquette.
 - Ne reste pas debout, viens t'asseoir, ai-je dit d'une voix conciliante. Il n'est que neuf heures sept, nous n'avons aucune crainte à avoir... Je suis là en ami. En vieil ami, simplement... Nous pourrions faire la paix... C'est une date anniversaire aujourd'hui, cela fait exactement vingt ans qu'on se connaît. Vingt ans, tu te rends compte ! Tu n'as quand même pas oublié le bon vieux temps, j'espère, tous nos...

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Elle ne m’a pas laissé le temps de finir :
 - Ton  bon vieux temps, Franckie ! Pas le mien ! La tendre, la douce, l'innocente petite Célia, c'est fini ! Terminé ! J'ai trop souffert... Dire que j'ai été assez folle pour te croire, pour gober tout ce que tu me disais, tout ce que tu me promettais... Je t'ai vraiment cru, Franckie, et je l'ai payé cher !
            Elle a tourné la tête vers une étagère où se blottissait la petite boule bleue et blanche d'une peluche un peu ternie. Je l'avais gagnée pour elle, il y a longtemps, dans le stand de tir d’une fête foraine.
 - Tu oublies que tu as disparu la veille de notre mariage sans donner la moindre explication. Sans la moindre excuse... Il a fallu tout décommander, renvoyer les cadeaux à ceux qui les avaient offerts. Ce qui aurait dû être un magnifique jour de fête s'est transformé en un effroyable gâchis ! Mon père s’est rendu malade de honte, lui qui se faisait une joie de célébrer notre union en tant que premier adjoint... A la mairie, il a eu droit à des tas de plaisanteries pas toujours très fines. Il en a fait une affaire personnelle ! Peu à peu, il s'est complètement fermé, replié sur lui ; il est devenu inaccessible. Tous les médicaments qu’il a pris pour soit disant réguler son humeur n'ont pas arrangé les choses. Bien au contraire !
 - J'ai appris ce qui lui était arrivé, Célia... J'étais à l'étranger quand on me l'a dit. Son suicide m'a fait de la peine. Beaucoup de peine... Vraiment.
 - Pendant longtemps, je n'ai eu qu'une seule pensée : te détruire le jour où je te reverrais !
 - Tout n'est quand même pas entièrement de ma faute. Rappelle-toi... Ce sont tes parents qui voulaient à tout prix que l'on se marie et si je t'avais épousée, tu n'aurais jamais été aussi heureuse que tu l'es maintenant. Tu as un homme solide, avec un emploi stable... Un mari fonctionnaire qui ne gagne pas trop mal sa vie. Moi, tu sais, je vis au jour le jour, un peu à droite, un peu à gauche...
 - Il m'aime vraiment et a su prendre ses responsabilités, lui ! Mais, bien sûr, tu ne peux pas comprendre.
 - Et toi, tu comprends ? ai-je demandé. Est-ce que tu comprends pourquoi je suis là, ce soir, après tout ce temps ?

5
- Avec ces fleurs...
Elle n'a rien trouvé à répondre, elle s'est contentée de me regarder intensément, debout, face à moi. Dieu que l'emportement lui allait bien ! Et aussi ce peignoir sombre.
            J'ai tendu la main pour saisir son poignet et je l'ai faite asseoir près de moi, sur le canapé.
 - Tu n'as plus rien à faire dans cette ville, Franckie. Tu n’as aucun respect... Tu me dégoûtes !
            Je l'ai prise dans mes bras de façon maladroite. La petite voix au fond de moi avertissait : "Reste calme... T’emballe pas. Garde la tête froide, le contrôle de la situation... Attention de ne pas trop jouer avec le feu ! Tu n'es là que pour revoir une vieille amie, une amie d'enfance et fêter un anniversaire avec elle... Simplement... Pour parler un peu du passé, régler tes comptes avec un vieux coup de blues, une grosse bouffée de nostalgie." Mais la chaleur de son corps a pénétré au travers de mes vêtements aussi bien que s'ils n'avaient pas existé.
 - Au tout début... Tu te rappelles ce que tu avais l'habitude de me dire, Célia ? Est-ce que tu t'en souviens ? Moi, je n'ai rien oublié... Et pourtant vingt ans, c'est long !
            J'ai essayé de l'embrasser mais elle a rejeté sauvagement la tête en arrière. Sa voix a grimpé dans les aigus, saturée de colère insupportable.
 - Arrête, Franckie ! Tu es ignoble !
 - Tu m'as manqué, tu sais, Célia chérie... C'était formidable, toi et moi.
            Elle me regardait toujours aussi fixement. Ses immenses yeux bleus restaient braqués sur moi comme si j'étais une cible ou une piste d'atterrissage.
 - Ignoble et répugnant, a-t-elle murmuré en baissant les paupières.
            J'ai fini par trouver ses lèvres entrouvertes. En même pas cinq secondes, sa résistance a vacillé, faibli, fondu lascivement comme neige au soleil... Elle s'est collée à moi. Ses mouvements sont devenus aussi troublants qu'une visite guidée au paradis.
            Quand j'ai avancé la main, que j'ai touché la peau nue de sa cuisse, j'ai senti mon sang faire un bond en avant et mes nerfs et mes muscles s'étirer comme des fantômes vers l'avenir.

4
...


3
Nichée dans les draps, le visage détendu, la respiration régulière, elle était allongée sur le dos, les yeux mi-clos. On pouvait imaginer qu'elle dormait. D'un seul coup, elle s'est assise sur le lit.
 - Franckie !
 - Je suis là, Célia, ai-je dit tout en me rhabillant.
            Tandis que je finissais de boutonner ma chemise, elle s'est levée en souriant. Elle s'est attardée quelques secondes devant la glace pour inspecter son visage, les rides légères autour des yeux. Elle a saisi son peignoir abandonné sur le plancher  et, avec beaucoup de grâce, a enfilé les manches et noué la ceinture étroitement autour de sa taille.
            Elle est venue derrière moi, a mis ses bras autour de ma poitrine en appuyant doucement son front contre mon épaule.
 - Célia, il est plus de vingt-deux heures ! Il faut que je parte maintenant.
 - Nous avons encore le temps. Cette semaine, il ne rentre jamais avant onze heures.
 - Vingt-deux heures trente, exactement. A deux ou trois minutes près... Ce n'est pas un homme que tu as épousé, c'est un chronomètre !
            Je me suis dégagé et j'ai regagné la pièce principale pour me rapprocher de la porte. Elle m'a suivi, docile, puis brusquement s'est à nouveau collée contre moi. Dérouté, j'ai essayé de l'éloigner mais ce que mes mains ont rencontré était plus fait pour les caresses que pour la brutalité. La rondeur d'un sein... La peau douce d'une hanche... Comme par hasard son peignoir s'était ouvert.
 - Tu es folle, voyons...
            Elle a pris ma nuque et a tiré ma tête vers elle, jusqu'à ce que nos lèvres entrent en contact. Sa langue s'est glissée le long de ma langue comme un morceau de verre chaud.


2
C’était magnifique d’être tous les deux seuls au monde, là, à nouveau...
            J'ai entendu le grondement assourdi de la lourde porte d'entrée qui se refermait, en bas, dans le hall de l'immeuble. J'ai repoussé Célia et regardé l'heure à ma montre.
 - C'est sûrement Fabio, ai-je crié.
            J'ai saisi la poignée de la porte mais elle a résisté. J'ai tiré de toutes mes forces. Impossible d'ouvrir, même en m'y prenant à deux mains.
 - Célia, la porte est fermée à clé !
            J'ai collé mon oreille contre le bois et j'ai entendu les pas qui approchaient. De plus en plus nettement à mesure qu'il gravissait les étages...
            J'ai secoué la serrure frénétiquement.
 - La clé, Célia ! Vite !
            Elle riait.

1
Et le rire s’élevait, incontrôlable… alors que tout son visage se transformait en un masque de haine, de mépris.
            Elle a levé une main pour agripper le col de son peignoir. D'un geste brusque, elle l'a déchiré largement, dénudant tout un côté de son corps jusqu'à la taille.
            Les pas, maintenant, étaient tout proches. C'étaient des pas lourds, assurés, menaçants... Ceux d'un fonctionnaire de police fort heureux de rentrer chez lui, ayant hâte de ranger dans le meuble de l'entrée ses soucis de la journée et son arme de service.
            Elle riait toujours quand elle a fouillé dans sa poche pour prendre la clé et me l'a lancée.
            Je l'ai attrapée au vol, machinalement.


0
A cet instant précis, Célia s'est mise à hurler...



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