« Miroir, mon beau Miroir, dis-moi seulement que je suis le plus beau, le plus intelligent et le plus modeste.. »
Ruppert, avec deux p , il y tenait tout particulièrement car il soutenait que cela lui donnait plus de prestance, hésitait comme chaque matin devant son miroir hérité du siècle dernier. Il en était très fier car en 2150 on en trouvait très peu, les gens vulgaires préféraient à présent les écrans tactiles interactifs. Il se trouvait encore beau, enfin disons pas mal, surtout de profil.
Il souffla en reposant le couvre-chef en feutre mou, et en plaçant sur son crâne chauve une perruque de longs cheveux verts.
‘Ce vert ne te va pas du tout’. Ruppert sursauta plus étonné qu’effrayé. Sa première réaction fut surtout de s’offusquer, un tel manque de gout, alors qu’il se trouvait à son avantage. Par ailleurs, d’où pouvait venir cette voix, il vivait seul. Il se leva vivement pour se rendre dans la pièce d’à côté, une pièce encore encombrée de cartons qu’il n’avait pas encore eu le courage de déballer.
‘Rupppert avec deux p ! ‘. La mystérieuse voix semblait l’appeler. ‘Mais enfin où êtes-vous ?’ demanda –t-il à voix haute, se sentant légèrement stupide car qui pourrait se cacher dans les 8 m2 que faisait son appartement, même si celui-ci était assez grand pour les normes de la ville, il laissait toutefois peu de place pour s’y cacher.
Ruppert sourit, soudain rassuré. Bien sûr, à force de se parler tout seul, il se met à entendre des voix. Des jours et des jours qu’il n’est pas sorti de son appartement. Allez il était temps d’aller découvrir son nouveau quartier et de me faire voir un peu…
Il apposa son pouce pour fermer la porte de son appartement et se faufila jusqu’au toboggan qui l’emmena directement dans la rue. L’air climatisé avait été réglé à 24 ce jour-là et le bruit était supportable. Les trams électriques circulaient sur chacun de leur niveaux et Ruppert s’arrêta un moment pour admirer leurs formes multicolores. Il est beau ce quartier quand même, s’extasia-t-il en déchiffrant les différentes pancartes lumineuses. Il hésitait entre les délices lunaires, une nouvelle formule pour s’alimenter vraiment délicieuse ou le plus traditionnel bar japonais quand il fut heurté assez violemment, si l’on considère que le moment qui suivit, il se retrouva, à quelques mètres de là, proprement assis sur les fesses et avec une légère douleur au coude. « Oh excusez – moi, mais enfin vous étiez au milieu du passage, on n’a pas idée de rester immobile dans la rue, enfin le mouvement c’est la vie. Ça va ? »
Le flot de paroles s’interrompit alors. Il venait d’une toute jeune fille, curieusement vêtue d’un collant rouge et d’une veste en poils sombres et sur sa tête trônait une curieuse perruque à nattes multiples. Elle le regardait fixement : « ça va ? « répéta-t-elle d’une voix moins assurée.
Il se sentait plus ou moins bien, il se sentait surtout un peu humilié de se retrouver sur les fesses, la situation était ridicule et tout ça à cause de cette gamine. Après s’être redressé et avoir remis de l’ordre dans sa tenue, il était sur le point de vertement la sermonner lorsqu’il se rendit compte qu’elle était vraiment mal à l’aise. Elle jetait des regards en arrière comme si elle craignait quelque chose ou quelqu’un. Elle semblait même vraiment effrayée à présent. Sans plus réfléchir, il l’entraina rapidement à l’intérieur du bar japonais et ils se glissèrent tous deux derrière un paravent richement décoré d’oiseaux exotiques. Aussitôt un androïde revêtu d’un kimono argenté vient prendre leur commande. « Nous prendrons deux thés traditionnels », commanda –t-il d’une voix assurée tandis que la gamine qui l’avait suivi sans protester restait pour le coup entièrement muette.
« Mademoiselle, permettez-moi de me présenter, je suis Ruppert, avec deux p, je suis détective privé à la retraite à présent. Je vous ai senti en danger et mon instinct me trompe jamais, c’est pourquoi je vous propose mes humbles services, si toutefois vous le souhaitez.
- Monsieur Ruppert, avec deux p, je vous remercie bien. C’est étonnant les rencontres, vous voyez, vous êtes justement celui qu’il me faudrait. Je m’appelle Aglae, je suis orpheline alors vous le savez sans doute, on m’a placé dans un CSP, Centre de Service Public et… je me suis échappée.
- Tiens, tiens, étrange pourquoi s’échapper d’un Centre, ce sont à mon avis des endroits très convenables
Aglae ne répondit rien. Elle semblait détenir un lourd secret, si lourd qu’il broyait ses faibles épaules. Pourtant on pouvait lire dans ses yeux une farouche détermination. Sa vie n’avait pas dû être facile tous les jours. L’androïde leur servit le thé et Ruppert avec deux p apposa son pouce pour régler la note. Aglae but quelques gorgées en silence. Elle ne savait trop que penser de ce Ruppert avec deux p affublé d’une horrible perruque verte qui devait dater de cinquante ans au moins. Pourtant elle se sentait bien avec lui, comme si elle l’avait toujours attendu, un peu comme le grand-père ou plutôt l’arrière grand-père qu’elle n’avait jamais connu.
- Tu ne souhaites pas répondre à ma question. Soit. Que vas-tu faire à présent ? As-tu un endroit où aller ?
- Je ne sais pas. Encore merci Monsieur Ruppert avec deux p, et je suis vraiment désolée de vous avoir bousculé.
- Ecoute Aglae, nous avons tous un rôle à jouer dans la vie, surtout de nos jours où tout est si compliqué. Moi, je suis le Défenseur de la veuve et de l’orphelin. C’est ainsi. Tu n’as pas croisé ma route par hasard. Tu es l’Héroïne en difficulté, malgré ton courage et ta détermination tu es trop seule, trop faible face à celui qui veut te faire du mal…
- Celle.
- Pardon ?
- Vous avez dit ‘celui’ mais c’est celle. Elle s’appelle Sandria, elle est rusée et méchante. Elle est venue au CSP, elle voulait m’adopter, elle se sent vieillir et voudrait faire de moi son héritière c’est-à-dire son esclave, elle occupe un poste important dans le gouvernement, Ministrelle des potions je crois, mais moi je ne veux pas…
- Combattre une ministrelle ? voilà qui semble extrêmement dangereux, mais d’autant plus passionnant. Alors allons-y !
- Où ça ?
- Je t’emmène chez moi, nous peaufinerons nos plans, conclut-il d’une voix ferme, avec un sourire qu’il espérait charmeur et rassurant.
« Quinzième étage, porte 5012 », le toboggan s’ouvrit en douceur devant la porte de l’appartement demandé. Aglae ouvrit de grands yeux en découvrant où logeait M. Ruppert avec deux p. C’était assez grand, mais encombré de cartons, il n’y avait pas d’écrans vidéos ni d’androïde pour les accueillir, elle avait un peu l’impression d’être hors du temps.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-telle surprise par un grand meuble qui occupait tout un pan de mur.
« c’est un miroir, sa fonction est juste de refléter l’image telle qu’elle est. Contrairement aux écrans modernes on ne peut pas y apparaitre plus grand, plus jeune ou plus bronzé…De toute façon je n’ai guère besoin de changer d’apparence, moi. N’est-ce pas mon beau miroir ? «
‘si tu le dis…Bonjour Aglae’.
Un silence pesant suivit cette somme toute banale salutation, et des sentiments confus s’emparèrent de nos deux héros. Ruppert, avec deux p, sursauta et compris bien malgré lui que la voix mystérieuse ne provenait pas de son esprit esseulé mais bel et bien de ce miroir. Il n’était pas sûr du tout de préférer cette option. Il avait toujours considéré son vieux miroir comme un objet rude et basique, bien reposant dans le monde moderne, où tout était interaction et vidéo-surveillance. Il était déçu de voir que son bel objet avait été modernisé, sans doute du temps de ses parents. Sans doute, le fait de l’avoir déplacé avait débloqué le processus rouillé… Aglae quant à elle était surtout surprise d’entendre que ce miroir connaissait son nom.
« Comment peux-tu connaitre mon nom ? lui demanda-t-elle enfin, drôlement sophistiqué ton truc, ajouta-t-elle en direction de Ruppert, avec deux p. Mais avant que celui – ci n’ait eu le temps de répliquer, et encore eut-il fallu que tous les mots reprennent leur place dans son esprit, la voix réplica, fâchée :
‘Sachez jeune fille que je ne suis pas un ‘truc’, je suis un Miroir magique. Ce Ruppert, avec deux p, m’exaspérait tellement que j’avais décidé de faire une grève prolongée. Sa maman était tellement belle, la plus belle de toute la région. D’aucuns la trouvaient prétentieuse, elle connaissait juste sa place. Le petit Ruppert quant à lui a toujours été un petit monstre d’ingratitude. Il a l’air comme il faut aujourd’hui mais combien de fois il l’a fait pleurer, sa maman.
- Mais enfin, que racontes-tu ? Miroir magique, rien que ça ! Mère était belle, sans doute. Mais elle ne m’a jamais aimé, jamais. Elle n’aimait qu’elle-même. Petit, elle ne me supportait pas et très vite elle m’a placé dans un CSP, oui Aglae, j’ai connu les Centres de Service Public, et j’avoue que j’y étais bien mieux que chez moi. J’y ai grandi et fait mes études de détective à distance. Je n’ai jamais revu ma mère, et pour tout héritage j’ai eu ce…miroir.
Ruppert avec deux p, ne salis pas la mémoire de ta maman, elle était très seule et très malheureuse. Ton indigne père l’a abandonné avant même ta naissance. Elle était toujours digne malgré ses malheurs…
- Monsieur le Miroir, vous me semblez fort amoureux et surtout fort sénile, votre grand âge…
- Ça suffit ! s’exclama alors Aglae , M. Ruppert avec deux p, vous avez un miroir magique ! C’est merveilleux, je suis si contente de faire votre connaissance Miroir magique. Je suis désolée de vous avoir manqué de respect tout à l’heure. Me direz-vous s’il vous plait comment vous avez su mon nom, si vous avez devinez vos pouvoirs doivent être extraordinaires.
Extraordinaires… oui on peut dire ça. Aglae vous êtes une jeune fille charmante, bien élevée et aussi bien mignonne malgré cette affreuse veste en poils…
Tout à coup Ruppert intima le silence. Il avait entendu le toboggan livrer un inconnu sur son palier. Le vieux limier s’approcha furtivement de la porte. Aglae avait pali mais on lui sentait une certaine force…
La porte s’ouvrit comme par magie mais Ruppert n’eut pas le temps de s’en étonner, il regardait bouche bée l’étrange apparition qui lui faisait face. Il s’agissait d’une femme bien qu’on puisse en douter. Elle était très, très forte. Plus grande d’au moins une tête par rapport à Ruppert, qui à ce moment précis aurait bien oublié le deuxième p, et surtout extrêmement musclée : on voyait parfaitement se dessiner les biceps sous un pull anachronique moulant rose bonbon, et ses jambes étaient deux poteaux, tout en muscles, soulignées par un mini short du même rose. Donc une femme, très certainement, les cheveux longs ondulaient librement sur ses épaules, un sourire narquois sur les lèvres elle le laissait le détailler en le fixant de ses yeux bleus acier. Ruppert ne disait toujours rien, ne pouvant semble-t-il détacher son regard de telle ou telle partie du corps qui lui faisait face.
«Sandria ! Comment m’avez – vous retrouver ? », demanda une voix derrière lui. Aglae semblait si fragile, si faible face à cette femme mais sa voix sonna claire et forte dans le vide de l’appartement.
Un silence pesant suivit sa question, la femme ne bougea pas et conserva son sourire ironique, elle finit par baisser les yeux sur Aglae et lui dit d’une voix calme, avec un fort accent étranger : « tu m’appartiens ».
Ruppert avec deux p finit par sortir de sa torpeur, il évalua rapidement la situation et en conclut que même deux contre un, c’était perdu d’avance. La négociation était sans doute la seule issue.
Il proposa donc d’une voix un peu tremblante à sa visiteuse de bien vouloir se donner la peine d’entrer, qu’ils pouvaient toujours discuter autour d’une bonne tasse de thé, qu’il fallait toujours laisser le temps pour une discussion constructive et autres banalités qu’il débitait sans presque reprendre son souffle, rajoutant par déférence nombre de Madame Sandria, Madame la Ministrelle, Chère Ministrelle, Très honorée ministrelle…
Cette dernière, toujours immobile sur le palier, l’ignorait et finit par dire à Aglae « Viens ! », un mot bref, cinglant comme un coup de fouet, froid comme la lame d’un couteau.
Aglae saisit alors la main de Ruppert et répondit d’une voix beaucoup moins assurée que non, elle ne la suivrait pas, qu’elle restait avec Monsieur Ruppert avec deux p, et de plus en plus angoissée elle finit par dire qu’elle ne voulait pas partir, qu’elle était déjà adoptée, oui tout à fait adoptée par… M. Ruppert justement, oui M. Ruppert avec deux p, se reprit-elle aussitôt.
A ce moment une onde glacée semblant sortir du corps de la Ministrelle rendue furieuse les heurta et les heurta brutalement. Main dans la main Ruppert encore sonné et Aglae reculèrent jusqu’à la chambre presque malgré eux. L’onde cessa, la Ministrelle pénétra dans l’appartement d’un pas souple, jetant un regard indifférent aux cartons toujours entassés, ceux sur son chemin furent balancés d’un coup de pied et atterrirent trois mètres plus loin avec un bruit mat.
Ignorant toujours Ruppert, elle se dirigea droit vers Aglae, « Petite péronnelle tu crois avoir le choix, tu viens immédiatement et tu cesses ces enfantillages. Je t’offrais un avenir radieux et voilà comment je suis remerciée, alors ton seul bien sera un balai et ton seul loisir le nettoyage, tu m’appartiendras jusqu’à ta mort, et je ne n’aurai de cesse de te faire payer cette insulte insupportable ! »
Après l’avoir attrapé brutalement, elle l’allait l’entrainer hors de l’appartement lorsqu’intervient brusquement Ruppert qu’elle semblait avoir oublié. Réunissant toutes ses forces Ruppert la heurta violemment pour la déséquilibrer, de surprise elle en lâcha Aglae qui se réfugia derrière le miroir et Ruppert en profita pour la bousculer de nouveau mais cette fois-ci sans succès. La Ministrelle le souleva et tel un fétu de paille le jeta contre le mur au pied duquel il s’évanouit.
La scène avait duré quelques secondes tout au plus mais en fouillant la pièce du regard elle s’étonna de ne plus voir Aglae. La fille semblait avoir disparu, d’autant plus étrange qu’il n’y avait aucun endroit pour se cacher et en aucun cas elle n’avait pu ressortir par la porte. C’est alors qu’elle aperçut le miroir. Celui-ci lui dit aussitôt :
Bonjour Sandria, ça fait bien quelques siècles qu’on se s’était pas croisé, n’est – ce pas ? Tu as encore forci me semble-t-il. Que te dis donc ton Miroir Mystique ? Sans doute que tu es toujours la plus forte d’entre tous les puissants du royaume. Non ? Tu restes sans voix, voilà qui est nouveau. Effectivement tu m’avais brisé et brulé, mais comme le phénix je suis né de mes cendres. L’amour est plus fort que tout…
Va-t’en à présent, Aglae est sous ma protection. Tu retrouveras l’usage de la parole disons … dans une cinquantaine, non une centaine d’années… D’ici là mets beaucoup de distance entre ma protégée et toi.
Sans un mot de plus, la furieuse Sandria sortit de l’appartement et la porte se referma derrière elle.
Ruppert se réveilla allongé sur son lit, un gant glacé sur le front. Aglae était à ses côtés. Avec des mots simples elle lui raconta le départ forcé de la Ministrelle, et l’intervention du Miroir Magique. Elle lui dit enfin qu’elle le laisserait dès qu’il irait mieux. Il la retint gentiment en lui expliquant combien il serait heureux maintenant qu’il l’avait sauvée des griffres de la Ministrelle de continuer à veiller sur elle, et oui pourquoi pas de l’adopter, si toutefois elle renonce à son horrible chose en poils. Il lui ferait une place dans son appartement et dans sa vie. Il sourit en lui disant qu’une bonne partie des cartons n’aurait finalement pas besoin d’être déballée, autant de place de gagnée. Aglae lui confirma son accord d’un geste tendre de la main, trop émue pour parler.
Tu as bien fait Ruppert avec deux p. Je ne t’aurais jamais pardonné si tu avais laissé partir une si gentille fille. Et, à partir de maintenant, je veillerai personnellement à ce que tu lui laisses l’usage exclusif du miroir !
SCHMITT Sandrine (Grand Bourg, Guadeloupe)
SCHMITT Sandrine (Grand Bourg, Guadeloupe)
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