''L'ancien'', c'est sous ce nom que tout le voisinage le connaît ; quelques moqueurs disent
''le vieux'' mais ils ne sont pas bien nombreux, et ce sont surtout les jeunes qui veulent se
faire remarquer et se croient malins.
L'ancien vit tout seul dans la petite maison avec des volets bleus, au milieu de la rue. Il a
enterré sa femme voilà plus de dix ans, bientôt onze, et sa fille unique habite loin, enfin
c'est ce que dit l'ancien pour la pardonner, elle habite loin à cause de son travail. Il a songé
un moment retourner au pays pour rompre sa solitude, mais un rapide voyage au sud
du Portugal l'a tout de suite convaincu de rester là ; là-bas, il ne connaît plus personne
tandis qu'ici il a ses habitudes, l'ancien. Ou plutôt, il a les habitudes qu'on lui a données,
car l'ancien ne demande rien, il vit, un point c'est tout.
le matin, une infirmière passe pour le pansement. Une idée du docteur ; l'ancien a toujours
fait attention à ses jambes, parce qu'ils ont des varices de génération en génération dans
la famille, même avant son propre grand-père, dire si ce n'est pas d'aujourd'hui. Mais un
jour, le docteur lui a trouvé les jambes pas belles, il fallait les désinfecter à fond, les surveiller
de près et surtout les bander serré. Alors depuis ce temps-là, une infirmière vient
faire le pansement tous les jours à neuf heures et l'ancien en a pris l'habitude.
Trois fois la semaine, une aide à domicile arrive juste après pour un peu de ménage, du
repassage et du rangement. Au début, l'ancien n'appréciait pas vraiment qu'une inconnue
vienne toucher à ses affaires et surtout à celles laissées par sa défunte. Puis ils se sont
domestiqués tous les deux et l'ancien ne trouve désormais plus rien à redire. Et en plus,
qu'un Portugais soit bichonné par une Française, c'est un retournement de l'histoire.
L'essentiel, c'est que l'aide à domicile soit partie avant les informations du midi à la télévision.
Bien sûr, les nouvelles se répètent sans arrêt : politique ou élections, embouteillages
ou faits divers, football ou tennis. Mais ça le rassure, l'ancien : le monde reste le monde, il
a ses habitudes lui aussi. Et ce rendez-vous avec la télévision s'est installé comme une
routine familière.
- L'infirmière me regarde les jambes, explique-t-il à son aide à domicile, et moi je regarde
les actualités. Comme ça, on voit chacun si tout va bien !
Après la petite sieste qu'il ne manquerait pour rien au monde, un caprice de vieux, une
friandise d'ancien, il scrute par la fenêtre les va-et-vient des voitures sur la route devant
l'école, il aime détailler les piétons qui s'arrêtent devant la barrière, il se divertit à imaginer
la conversation des mères qui promènent les poussettes, il rit à se figurer leurs sempiternelles
désolations sur les tracas de leur progéniture. Il pense à sa fille, quand elle était petite,
qu'elle faisait ses dents, ses premiers pas, qu'elle n'aimait pas les épinards. Lui, ses
soucis d'ancien sont de rester au chaud par tous les temps, de compter les jours, les semaines,
les mois, et d'attendre sa fille qui habite si loin et donne si peu de nouvelles, pour
l'anniversaire de l'ancien et à la Noël.
Les après-midis sont interrompus par le passage du gamin. C'est par ce nom affectueux
qu'il appelle le petit dernier de la voisine. Il a oublié son vrai nom, si seulement il l'a su un
jour. Le gamin débarque sitôt l'école finie, le goûter avalé ; il dépose le journal du matin
que sa mère a fini de lire et il attend quelques instants.
Ce que l'ancien apprécie chez le gamin, c'est son silence. Parce que l'infirmière et l'aide à
domicile arrivent toujours avec la même question aux lèvres : ''alors, comment ça va aujourd'hui
?'' À laquelle l'ancien invente des réponses variées, des petits mots, des taquineries
: ''pas mal, et vous ?'' ou ''comme un lundi'' et encore ''ça pourrait être pire''. Mais les
deux femmes ne remarquent jamais ses efforts d'imagination, elles s'occupent de sa
jambe, de ses placards et déblatèrent à qui-mieux-mieux sur la météo, la réserve de pommade
ou la poussière qui s'incruste partout. Tandis que le gamin, lui, il ne dit rien. Il souhaite
le bonjour poliment, sans en rajouter, il pose le journal sur le coin de la table, il attend
on ne sait quoi, il se dandine sur ses deux jambes et quand l'ancien ne parle pas, il salue
de nouveau et disparait comme il est apparu.
Parfois, l'ancien lance la conversation en posant la question qu'il entend chaque matin.
Alors, le gamin marmotte la maison, ou l'école, ou les récompenses, ou les déceptions. Il
bafouille la vie d'un gosse heureux qui sanglote son enfance qui file avec le temps. Ces
jours-là, l'ancien le félicite ou le console d'un biscuit, un bonbon, un mot gentil. Et le gamin
repart tout émoustillé.
Ensuite, la lecture du journal finit d'achever la journée. Les histoires du canton et des alentours
défilent au gré des saisons : les voeux du nouvel an, les lotos paroissiaux, les fêtes
communales. On ne sait plus si le calendrier marque les événements ou si les événements
marquent le calendrier. L'ancien tourne les feuilles, il scrute les photos, il détaille les
titres, il commente en silence ce qu'il connait et salue les têtes qu'il reconnaît, sans prononcer
le plus petit mot.
Soudain, le geste s'arrête net, la main ridée étale le papier, elle aplatit la feuille sur la
table. Une phrase siffle entre les lèvres de l'ancien :
- Non ! Qu'est-ce que cette photo fait là ?
Ses yeux s'écarquillent et se laissent pénétrer, envahir, submerger. Ils identifient chaque
personnage, chaque visage se ranime, les souvenirs revivent. L'ancien retrouve les collègues
de la ''maison'' ; il se rappelle Georges, le contremaître qui l'a fait embaucher. À côté,
c'est l'ingénieur dont le nom a du mal à revenir, il demandait toujours l'avis de tout le
monde mais n'écoutait jamais personne. Et puis les gars plantés devant leurs établis et qui
regardent le photographe : Claude ressuscite, Daniel chante de nouveau, son frère Guy lui
répète de se taire. Jorge, lui, l'ancien, est là, au troisième rang, avec le foulard. Il en mettait
un quand il faisait froid, pour ne attraper de mal.
La photo a été prise en décembre, il s'en souvient comme si c'était hier. Elle avait été prise
pour faire la carte de voeux de la ''maison'' ; c'était une idée du fils au patron. L'ancien vit
encore la scène. Il entend les réflexions des uns et des autres à propos du maquillage, de
la cravate, de la mise en pli ; tout ce qui leur manquait pour jouer les Gabin. Les cris résonnent
encore aussi fort qu'au moment où le flash a illuminé l'atelier. Ah, c'était le bon
temps, un autre époque : les copains qu'on invitait aux baptêmes et aux communions, les
sorties d'atelier dès que la sonnerie hurlait, les virées à vélo quand le printemps revenait.
Tiens, il sent une larme qui coule au coin de l'oeil. On a beau dire, on est tout couillon et ça
fait drôle de rajeunir bêtement à cause d'une vieille photo. Mais au fait, pourquoi ce cliché
en noir-et-blanc traîne-t-il dans le journal ?
L'ancien déchiffre les grosses lettres, il ânonne les mots, il balbutie une phrase.
- Et bien, la ''maison'' qui ferme maintenant ! Qui aurait cru ça possible ? Elle sera morte
avant moi. Décidément, tout fout le camp.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire