Il n’est de secret pour personne que Vivette Cépadon affirme haut et fort ses
opinions personnelles à coups de griffonnages dans les pages de son journal intime.
Elle n’est pas femme à garder la moindre rancoeur, elle préfère jeter ses vérités à la
face du monde, du moins, en différé, toujours dans la colère certes, mais diffuse,
civilisée, elle ne va tout de même pas incendier la boulangère parce que le pain est
trop cuit, non, elle changera le pain en mots, en fera tout un paragraphe enflammé,
parce qu’après tout, quand on demande une baguette pas trop cuite, ça n’est pas
simplement par courtoisie ou sociabilité, cela en dit long sur soi, cela signifie des
choses, des choses importantes même, une baguette pas trop cuite !
Ce bleu-là. Ce bleu nuit, me bouleverse.
Elle a toujours mis le bleu au dessus des autres couleurs. Ainsi, il ne fait nulle
hésitation pour Vivette que le bleu du ciel supplante et de loin les nuances de
blanc des nuages, comme il dépasse de beaucoup nos verts pâturages et sans
mésentente possible le jaune-sable ou la grisaille de la ville. Est-il même utile de le
préciser ? Seule la mer trouve aux yeux de Vivette Cépadon matière à discussion.
Vivette ne s’épanche en lapalissades, elle laisse cela aux peintres du dimanche. Si
elle peut s’épargner l’usage de la salive, c’est toujours ça de gagné sur l’économie
de ses capacités énergétiques. C’est que Vivette Cépadon est de constitution chétive
et d’obédience anorexique. Chaque geste compte.
Ce geste-là a compté plus que tout autre.
Le geste de l’amour, cette preuve de passion qui fait naître la couleur tant aimée.
Vivette Cépadon s’est toujours vue comme une privilégiée. Vice secrétaire de
l’Amicale des Joueurs de Dominos de Vaulx-en-Velin, elle a gagné sa place au gré
d’un concours de circonstances inattendu : le jour des élections, cinq électeurs ont
confondu « Cépadon » avec « C. Padon », Caroline Padon, sa concurrente directe,
l’élisant à l’unanimité. Au fil des pages de son journal, la vie de Vivette Cépadon se
révèle décidément d’une folie pâteuse.
Mon homme. Mon mari.
Le 18 avril 1940, Vivette s’est mariée à Léonce Cépadon, qui lui donne, en plus
de son nom patronymique, l’assurance d’un foyer sobre mais cossu de policier à la
retraite. Inutile de préciser que son amour du bleu y est pour beaucoup dans
l’attirance costumière de Vivette. Les tourtereaux se sont croisés au bal des
pompiers en 39 à Villeurbanne, Léonce en uniforme, Vivette en forme unique, pour
ne plus se quitter depuis. Il faut dire que leur amour a été proportionnel à la pression
familiale sur les épaules de Léonce une fois Vivette engrossée. Il aura bien mis deux
mois à se séparer d’Yvonne Caillard, devenue Yvonne Schweitzer à Düsseldorf en
44, l’amour de sa vie, selon l’aveu de celui-ci dans une colère de 1974 au sujet de la
cuisson trop avancée d’un steak de boeuf.
C’est insensé.
Vivette Cépadon a toujours usé de l’expression « c’est insensé » d’une voix de
crécelle, s’exclamant pour tout et n’importe quoi avec l’enthousiasme des éternels
éblouis qui ont besoin de souligner la circonspection une octave au dessus de leur
tessiture naturelle. C’est ainsi qu’elle a séduit Léonce au fur et à mesure des années
et ce, malgré leur enfant mort-né, deux fausses-couches successives et une visite
éclair d’Yvonne Schweitzer à l’automne 46 au Parc de la Tête d’Or sur Lyon. Mais
revenons aux préoccupations de notre sujet d’étude : Vivette Cépadon peut trouver
toute aussi insensée la caresse de Léonce à son chat que le repas qu’il mitonne pour
ses amis de passage, son coup de volant dans les virages ou l’énergie dont il a fait
preuve jeudi dernier pour le déménagement de Madame Bertier, du 15 de la rue Paul
Éluard à la maison de retraite Les Acanthes. Faut-il préciser que Léonce — toujours
la main sur le coeur — a la fibre des autres (et parfois la main baladeuse) ?
Je n’y crois pas. Je vais me réveiller.
Vivette Cépadon fait partie de ces gens que l’on qualifie d’un peu lunaire,
sélénite, l’esprit en vagabondage. La réalité est qu’elle ne mesure pas l’état dans
lequel elle plonge à la vue d’un pain d’épice ou d’une poignée de porte bleu nuit.
Elle prend conscience de son léger travers de personnes extérieures, Léonce (au
hasard), qui lui reproche parfois de ne pas aller au bout de ses tâches ménagères (par
exemple). La vie peut également lui rappeler ses sautes de concentration, lorsqu’elle
se surprend en plein Chant des cerises au beau milieu de la foule du marché, tous
regards tournés vers elle. C’est que Vivette a pour la soupe aux poireaux une passion
folle et la foule un visible appétit pour les fruits rouges (ou une curiosité mal placée,
nous ne savons encore).
Je n’ai rien vu venir. Comment ai-je pu être si aveugle ?
La myopie de Vivette Cépadon ajoute au charme du personnage. Voyez comme
elle tâte les légumes du marché pour en discerner l’aspect réel, comme elle enfonce
ses doigts experts dans le ventre du camembert, comme elle hume l’andouillette
depuis la base jusqu’au frein. Le fait qu’elle fasse de même avec le postier du cru
dénote peut-être un peu dans l’approche habituellement chaste de cette femme vouée
corps et âme à son mari. Cette touche iconoclaste ne serait pas la première
ecchymose dans la description d’un personnage somme toute doué de contradictions
humaines (rien ne dit non plus que le facteur soit de toute première fraîcheur) (après
tout) (on en serait tous là).
Comment en arrive-t-on à cette situation ?
Vivette aime à replonger dans son passé, mesurer le chemin parcouru. Ça l’aide à
se sentir vivante, elle qui rechigne autant sur le poulet basquaise que sur le boudin
aux pommes. Elle réfléchit d’ailleurs toujours aux origines des choses : qui a pensé à
poser la question de la poule ou de l’oeuf ? Quelle colère nourrissait l’inventeur des
oeufs en neige pour ainsi s’échiner sur cette glue translucide ? On voit bien que la
question de l’oeuf obsède Vivette, résidu inconscient d’une stérilité utérine qu’elle a
toujours associé à son anorexie chronique. « Mange donc un peu » est peut-être la
phrase qu’elle a le plus entendu de la bouche de son compagnon de vie, ponctué de
« sac d’os » ou de « planche à pain ». Après tout, qui aime bien châtie bien et
Léonce est un homme fort aimant.
Il y avait pourtant des signes.
Vivette Cépadon aime les cygnes. Ils lui rappellent le conte d’Andersen. Elle qui
se vit un peu à l’écart des autres, il lui est salvateur d’imaginer trouver un jour, au
détour d’une rue, la réponse à ses origines. C’est que Vivette s’efface peu à peu. Si
frêle et cristalline, elle se fond dans le paysage comme un bol de vent. Mettez-là
derrière un candélabre, vous ne la retrouverez plus. Posez-là entre deux amants, ils
s’embrasseront sans crier gare. Le samedi midi (jour de courses), il n’est pas rare de
voir Léonce chercher sa femme entre les rayons de bouteilles d’eau (un oubli du
matin). C’est que la supérette s’est agrandie et que son steak-frites attend une main
experte.
La folie. Ce ne peut-être qu’un accès de folie.
Vivette Cépadon a un faible pour la folie en général, la sienne en particulier. Sa
psychiatre estime qu’elle se rétracte, ce qui conforte Vivette dans l’idée qu’elle est
vivante, puisqu’en action d’oubli de soi. En dépression ouverte, Vivette se ronge les
sangs, de l’intérieur, seule fringale qu’elle assume depuis l’enfance. Il n’est pas rare
de l’observer se liquéfier. Face à son miroir, Vivette s’apostasie jusqu’à se dissoudre
sous le luminaire. Devant son assiette de haricots verts, Vivette fond comme un
morceau de beurre, son estomac se ferme de plus belle et Léonce fait tout son
possible pour l’engueuler (c’est qu’il commence à manquer d’insultes, le pauvre).
L’on voudrait bien avoir un peu de connivence avec cette femme, un peu de
compassion parfois, mais force est de constater qu’elle n’y met pas du sien (des
haricots du jardin, pourtant, avec de petits oignons fondants…).
Je ne dois pas m’oublier.
Suivant cette idée de rétractation, Vivette perçoit bien qu’elle disparaît peu à peu
de la surface de la Terre, autant physiquement que dans le regard des autres. Elle se
sent le danger des espèces en voie de disparition. Mais que faire pour lutter ? Les
dodos aussi jaugeaient la menace des fossoyeurs… Ainsi prend-elle ombrage du
moindre recul de son existence dans la société civile : une lettre sans son prénom,
une carte de paiement qui ne passe plus, son visage trouble sur une photographie, un
faux numéro au téléphone. Plutôt que de preuves de vie, Vivette cherche avec
crainte et paranoïa la moindre trace de son effacement. Ne trouvez-vous pas ça un
peu exagéré ? Allez vous attacher à un tel énergumène, vous ! C’est à se demander
comment Léonce tient le coup (cet homme doit fortement cajoler la notion de
couple) (et on le sent bien seul sur le sujet).
Mais puis-je tout dire ?
Visiteuse de prison, pensez comme le mutisme, elle connaît. Le silence, les mots
qu’on tait, son lot quotidien. C’est qu’on s’engage à ne rien dévoiler. Ce qui se passe
entre les murs reste entre les murs. Ce qu’il s’y dit de même. Vivette Cépadon a
l’habitude de taire l’innommable, pléonasme de vie, il ne lui viendrait même pas à
l’esprit qu’on puisse trouver un autre biais pour exprimer les choses. Léonce
aimerait pourtant savoir, parfois, pourquoi Vivette ne l’embrasse pas.
Il faudrait consulter. Trouver de l’aide.
Vivette côtoie aisément les médecins à l’entour, plus par coquetterie que
profonde nécessité. Léonce l’accompagne toujours, il n’est pas de lieu où il n’aime
autant paraître cette figure suprême d’homme idéal dans le mariage. C’est qu’il a à
racheter quelques petites inconduites passées, notamment une escapade passionnée
au Parc de la Tête d’Or (à l’époque où tout se savait dans les villages). Faut-il être
amoureux pour ainsi traîner sa culpabilité au fil des décennies, dans tous les cabinets
médicaux. Faut-il être passionné, entiché de sa femme, mordu de Vivette pour
enchaîner les nutritionnistes, attendre des heures dans des salles d’attente bondées…
Même son rachat est généreux. Décidément, Léonce a tout des grands généreux,
pour ne dire des grands hommes.
Quelqu’un d’extérieur. De neutre.
La neutralité obsède Vivette, prendre parti lui semble une absurdité. Et si l’on
tenait là sa principale faille ? On lui propose la carte, et la voilà en transe. C’est qu’à
ne pas s’affirmer entre quenelles, cervelle de canut et tablier de sapeur, elle ne
mange pas. Elle réfléchit. Observe. Pèse le pour du gratin et le contre des
ballonnements. Certes, les quenelles ont une consistance agréable, mais le grasdouble
trempe dans la sauce. Le temps qu’elle s’y retrouve, parmi sa neutralité et
son impartialité, Léonce a bien souvent fini leurs deux assiettes, pensez donc, au
prix de la panse ! Qui pour le blâmer, cet homme et son esprit de synthèse ? Il se plie
en quatre pour faire bonne figure en société, et nous ne serions pas loin de faire de
même, nous avons simplement la chance espiègle de ne pas vivre aux côtés d’une
telle indécise.
Mais après tout. Que me dirait-on ?
Il est peut-être temps de tirer le bilan de ce qui se joue sous nos yeux, en toute
objectivité. D’un côté cet homme aimant, sourd à l’amour de sa vie (Vovonne), prêt
à passer outre ses considérations cardiaques pour assumer une liaison de jeunesse
(Vivi), un homme plein, vigilant, intègre, épris d’attentions molletonnées depuis son
mariage, un îlot d’amour qui ne rechigne jamais à faire un détour au magasin pour
retrouver qui ? Vivette. Une femme dans l’effacement, la négation de soi, lunaire et
désinvolte, coite, aphasique, infertile, totalement ailleurs, inconsistante, peu tournée
vers son homme et ses aspirations culinaires. La question brûle les lèvres : Vivette
Cépadon sait-elle seulement la chance qu’elle a ?
Votre mari vous bat.
Après de telles considérations, comment en vouloir à Léonce ? Certes, il a le
goût du triomphe comme personne, jamais une victoire ne lui échappe, au risque de
l’entendre grommeler la journée durant. Or, qui connait Léonce sait qu’un Léonce
qui grommèle, c’est un Léonce qui boit le soir, pour oublier cette crapette perdue à
une carte, ce scrabble échappé pour treize points ou ce mille bornes bloqué dix
minutes pour une crevaison. Alors oui, Vivette se laisse bien souvent battre aux jeux
par arrangement, mais n’allez pas croire qu’elle ait saisi pour autant toutes les
subtilités des échecs (ce n’est pas la femme la plus futée que nous ayons rencontrée
tout de même).
Vous êtes une femme battue.
L’on pourrait rebondir là-dessus pendant des heures, pérorer ad libitum,
approvisionner que si Léonce ne le laisse pas submerger sur une partie de dominos,
c’est pour affirmer son emprise sur la femme, sa domination sur la gent féminine et
tout et tout… mais regardons les choses en face : Vivette ne sait pas jouer aux
dominos, elle n’a pas la fibre de la gagne, pas la concentration nécessaire, ni la
technique ad hoc. N’insistons plus ! Si elle se laisse battre, c’est de son propre chef,
le pauvre Léonce ne luttant qu’avec ses armes : le dépassement de soi. Soyons
sérieux. N’allons tout de même pas accabler un homme qui va au bout des choses,
qui se fait de la victoire une danse.
Vous êtes une femme battue, sous entendu : une femme qui se laisse battre. Voilà
ce qu’on dirait de moi.
Il est des souffrances qui font du bruit. Et il est la souffrance de Vivette
Cépadon, qui enfle, encore et encore, enfle sournoisement, en silence, dans la chair
et le blanc des pages. Mais cette souffrance nous dépasse, elle émane
d’affabulations, de fantasmes morbides. Entrez dans le cerveau de Vivette Cépadon,
n’ayez pas peur, son profil est parfait, ce n’est qu’une victime, une martyre de
naissance, une proie facile. Une in-sa-tis-faite ! Elle eut été princesse qu’elle se
plaindrait encore. Observez cet esprit taiseux incapable de réaction, cette vie
dévouée à se terrer, à se taire. Visitez ses méandres, voyez comme elle braille
intérieurement, c’est du Munch à l’état d’esquisse, un cri figé qui ne s’exprime que
par cette distorsion du corps, cette tension insupportable, contenue. Il n’est que son
journal intime qui recrache un peu de ce fiel. Mais de vous à moi, peut-on
honnêtement se fier à ce genre d’individu ?
Voilà la vérité.
Entrez en elle puis badinez. Plaisantez. Riez. Riez d’elle ! Plus fort encore !
Parce qu’il n’est rien de plus risible que Vivette Cépadon. On nage en plein pathos.
C’est qu’elle nous embête avec ses états d’âmes et ses airs de chien battu ! Des nuits
blanches à se bouffer la tête. Des nuits d’encre à maculer son journal des balivernes
plus grosses que Léonce. Des nuits noires à compter les ecchymoses sur son corps,
comme si elle n’en rajoutait pas pour se faire plaindre, franchement ! Tous ces bleus,
là, qui s’accumulent sur ses bras, vous n’allez pas me faire accroire que c’est
l’oeuvre d’un seul homme, même musclé, même ébréché, il y a des limites à
l’entendement ! Cette femme en rajoute, en fait des tonnes, elle aime se faire mal, ce
n’est pas possible autrement. Elle se pince, se jette sur les murs, se balafre par
masochisme, enfin ! On sent l’ouvrage de longue haleine, le travail de sape, le
dolorisme cultivé. Elle se délecte de paraître, disons les choses, par pédantisme tout
simplement. Pauvre Léonce qui doit certainement subir ce spectacle… j’envie le
courage de ces hommes qui encaissent en silence les affres de leur alliance.
Il finira par me tuer.
Les grands mots, toujours les grands mots. Ce tragique de pacotille ! Cette
grandiloquence dans le verbe ! Ouvrez les yeux ma pauvre Vivette, laissez le
lyrisme aux poètes. Ah, elle n’a pas peur de l’emphase, celle-là. Ne voit-elle pas la
vie qu’elle fait subir aux autres ? Certes, Léonce la taquine peut-être un peu après un
verre ou dix, mais c’est qu’il faut la secouer un tantinet cette pouliche, n’importe qui
ferait de même pour réveiller un sac de blé. Mettez-vous plutôt à la place de
l’homme un instant, cet homme qu’on affuble de « sexe fort », que l’on toise à la
moindre érection mollassonne, que l’on contraint à la réussite permanente, que l’on
oppresse en somme. Voyez la cocotte-minute. Sentez monter la pression, l’ébullition
sourde. Et l’on s’étonne encore de quelques débordements, d’un mot plus haut que
l’autre, d’une petite rouste émise par défoulement, pour ne dire récréation. Il y a de
l’échange de ces gifles, de la passion, enfin ! Nous sommes entre gens consentants,
tous sentiments à vif, ça déborde d’émotions. Léonce aime sa femme. À la vie à la
mort on vous dit ! Il l’a assez répété le jour de leur mariage en blanc, le regard perdu
dans celui d’Yvonne Caillard, au troisième rang.
Je dois fuir.
Quelle attitude prévisible… la riposte des faibles. Ah, la bête sauvage, le goujon
indomptable, lâche et fugitif. Que voulez-vous de plus ? Là voilà qui revient à ses
fondamentaux, la fuite, toujours la fuite. On feint les repas, on se cache des regards,
on s’enferme dans la discrétion et après ? Que voulez-vous qu’il advienne, n’est-ce
pas écrit à l’avance ? On ne refait pas Vivette Cépadon comme l’on retouche une
béchamel, on ne la modèle pas comme l’on éduque un chimpanzé, elle résiste. Elle
s’enfonce dans le visqueux du cercle. Elle s’incruste dans ses vices. Après tout,
pourquoi affronter le monde quand on peut l’esquiver ? Si c’est son mode de
fonctionnement, sa façon de voir, très bien. Vivette prend plaisir à respirer à côté du
monde palpable, quitte à disparaître sous les effleurements de Léonce. Elle évite
bien soigneusement la vie. Oh, ça, elle ne sera pas venue au monde pour rien : elle
est la viduité incarnée. À l’image de son estomac en berne. Mais qu’elle nous laisse
en paix, avec ses grandes déclarations.
J’ai le corps plein de bleus.
Et toujours ce bleu. Non mais quelles obsessions, franchement ! Va-t-elle
redescendre un jour, cette passionaria de la plainte ? C’est qu’elle se vautre dans son
bleu tant aimé, nuit après nuit, elle gagne en couleur, s’y roule avec ferveur. Ça a
commencé lentement, par un bras gentillet, une écorchure d’amoureux. Mais force
est de constater qu’elle a mis les moyens pour opérer sa mutation, le bleu gagne le
reste du corps, colonise chaque parcelle de son épiderme. Et si c’était de la
coquetterie ? N’en tirerait-elle pas une fierté toute orgueilleuse, une arrogance
maladive, elle qui n’a jamais rien réussi, pas même couronner sa pitance ? Et
pourtant, malgré toute l’estime qu’elle peut en tirer, pensez-vous qu’elle cesse ses
jérémiades ? Pas le moins du monde, la voilà qui traine les pieds et se livre dans son
journal en vétilles diffamatoires. Rivale de l’obscurité, quelque chose me dit que
tout ce bleu n’est pas anodin, qu’elle ambitionne de se fondre dans la nuit.
Bleu nuit.
Mais faut-il être fourbe pour ainsi se fondre dans la nuit ? C’est qu’on viendrait à
se méfier d’elle, avec ses trente-huit kilos fielleux, ses allures de fildefériste, ses
cachettes perpétuelles. Pauvre Léonce qui doit subir ça à longueur de journée.
Tenez ! Le voici qui pleure à présent, sous la lune pleine, il n’aura décidément
jamais eu mariage facile. Que fait-il si emprunté, les yeux embués de culpabilité ?
Voilà qu’il tient la nuit dans ses mains, la couve de baisers, la serre près de son
coeur. C’est qu’il aime la nuit, cet homme, il n’y a pas de raison, Vivette n’a pas le
monopole des éléments. D’ailleurs, où est-elle encore fourrée celle-ci, intenable
d’égoïsme. Elle était là, il n’y a pas si longtemps, à compter ses lésions, mesurer ses
plaies et le peu qu’il lui restait de chair intacte. Elle disait devenir un hématome
géant, gémissait, vomissait des paroles insensées… Puis plus rien que la nuit morte.
Tendez l’oreille. Soyez vigilants. Attentifs. Entre les feuilles folles et les branches
fourbes, entre les papiers volants et les poubelles obèses, ce bruit sourd, un rien,
comme une présence fugace à votre approche… Vivette Cépadon vous joue peutêtre
un tour.
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