Elle avait peur. Elle se regardait dans le miroir. Elle avait peur. Elle pensait à la mort qui pouvait venir piéger son corps à tout moment. Tournaient alors dans sa tête tous les rendez-vous médicaux passés et à venir. Comme des points d’ancrage, des bouées.
L’ophtalmo, je l’ai vu le mois dernier tout allait bien. Mais seulement, il y a depuis ces petites brûlures à l’œil gauche. Peut-être les lentilles, peut-être faudrait-il ne plus les porter pendant quelques jours. A réfléchir. Le dermato : le rendez-vous est pris, faire la liste des questions à lui poser et des imperfections à lui montrer. Ce serait bien de commencer ce soir. Pour pouvoir y revenir plus tard. La visite annuelle, chez le dentiste, c’est fait. Pas de complication.
Cette pensée la détendit une minute. Avec grand plaisir, elle repassa dans sa tête quelques scènes du rendez-vous. Celle notamment où le dentiste la complimentait sur ses dents particulièrement saines. Oui, on le lui avait dit. Tout comme le coiffeur louait ses cheveux. Elle recueillait ces paroles comme autant de précieux indices sur sa santé. Elle revit aussi la scène où elle avait plaisanté avec le dentiste. Bien sûr, à chaque consultation, elle essayait d’avoir l’air détendu et de se montrer raisonnable face au diagnostic. Mais elle savait bien qu’elle jouait mal cette comédie. Et que son regard effaré, son visage crispé la trahissaient.
Quant au gynéco, il va falloir déjà reprendre rendez-vous. Délai d’attente : six mois.
A la seule idée de téléphoner au secrétariat, elle sentit son ventre se crisper. La peur resserrait son étau. Comme si on approchait d’une zone dangereuse. Comme si elle était déjà en contact avec toutes les maladies redoutées. C’était pour elle la pire des visites, les enjeux n’étaient pas les mêmes que chez le dentiste.
Et puis elle savait aussi comment se passait l’après visite : quelques heures de répit. Et soudain, une question surgissait. Oui, bien sûr, voilà ce que j’aurais dû lui demander. Et il allait falloir attendre maintenant un an pour avoir la réponse ! C’était peut-être l’affaire de trois mots qui auraient pu me tranquilliser. Ce pourrait être si simple et c’était si compliqué. La question désormais entrée dans son esprit, elle y tournerait en rond jusqu’à ce qu’elle soit résolue. Alors viendrait la période d’élaboration d’une stratégie pour faire face à cette peur. Tenter d’obtenir la réponse par téléphone, peu de chance que le gynécologue ait ce temps à lui accorder. Ou bien reprendre immédiatement rendez-vous pour avoir une consultation dans six mois. Oui, c’est loin mais justement il n’y a pas de temps à perdre et puis le temps d’attente de la réponse serait tout de même réduit de moitié. C’est énorme. Ou bien encore, prendre rendez-vous chez le généraliste qui pourrait certainement répondre à la question. En profiter pour également lui parler de la douleur récurrente dans le bras gauche.
Elle avait peur. Elle se regardait dans le miroir. Elle avait peur. La sonnerie de son portable la tira de ses pensées noires. « Oui, j’arrive, je serai là dans quarante minutes. » Elle ouvrit son armoire et en sortit son uniforme. Elle le passa. La peur desserra son étreinte. Dans le miroir les yeux étaient plus calmes et le visage plus lisse.
Quarante minutes plus tard, Rose Mary passa le porche d’entrée de l’Etat Major de l’Armée de l’air. Comme toujours elle avait jeté un œil à la devise gravée au-dessus de l’entrée : « Faire face ». Les deux soldats en faction se mirent au garde-à-vous. Elle traversa la cour carrée entièrement pavée. Un officier vint à sa rencontre, s’empressa de la saluer puis ils échangèrent quelques informations administratives.
Tout le monde connaissait, respectait et appréciait Le Capitaine Rose Mary. C’était une grande et belle femme aux yeux noirs et mystérieux. Elle était connue pour son austérité mais aussi et surtout pour son courage. Certains disaient même qu’elle en avait plus que quelques gars. Toutes ces remarques ne la gênaient pas. Depuis ses études, elle évoluait dans un univers masculin. Elle connaissait par coeur le regard de ses collègues sur elle : amusé, moqueur puis rapidement impressionné et agacé. Après quelques mois de fréquentation, ils constataient qu’elle était comme eux et ne représentait donc aucun danger. Elle était alors rapidement et définitivement acceptée.
Ici dans l’Armée de l’air, elle s’était toujours sentie bien. La peur ne l’avait jamais traquée jusque-là. Elle le savait : à l’instant où elle passait le porche d’entrée, elle était comme une autre. Ou bien elle redevenait elle-même. Elle ne savait plus. Il lui semblait que toutes ces peurs étaient entrées en elle après la naissance de son premier enfant et l’avait envahie au suivant. Comme si la vie était devenue plus précieuse.
Ici elle ne connaissait pas la peur. Elle savait parfaitement piloter un avion de chasse. Elle était alors maître de tout ce qu’elle faisait. Les accidents étaient si rares qu’il ne valait même pas la peine d’y penser. Si ça devait arriver alors ça arriverait. Cette philosophie simple était la sienne depuis le début. Elle ne se l’était pas imposée, elle avait toujours été comme une évidence.
Pourquoi n’était-ce pas aussi simple dans la vie personnelle ? Pourquoi tous ces doutes, ces pensées sombres, ces craintes sans cesse ruminées ? Pourquoi cette force ici et cette fragilité en dehors ? Parce que la maladie avait quelque chose de bien plus sournois qu’un avion de chasse.
Dans la cour carrée, l’officier finit son exposé en informant Rose du lieu de passation de l’épreuve qu’elle présidait : l’ultime oral des prétendants à la fonction de pilote de chasse.
Les quinze candidats avaient défilé pendant toute la matinée et c’était maintenant le dernier oral. Une jeune femme entra dans la salle, Marie-Rose Bach. Immédiatement son regard intrigua le Capitaine Rose Mary. Pourtant elle était sûre de ne pas la connaître.
La jeune femme s’avéra être une candidate brillante. Elle sut répondre sans hésitation et avec précision aux questions techniques et déjoua tous les pièges des traditionnelles questions d’entretien. Très à l’aise, elle avait conquis l’ensemble de l’Etat Major en quelques minutes. Il était bientôt l’heure du déjeuner et tous n’avaient qu’une envie : abréger l’entretien. Pourtant Rose, elle, était gênée par quelque chose chez cette jeune femme. Mais elle ne réussissait pas à saisir quoi. Elle lui posa encore quelques questions mais ne parvenait à rien et sentait l’impatience grandir chez ses collègues.
C’est alors que, sans réfléchir, le Capitaine Rose Mary demanda à la jeune femme : « Etes-vous allée dernièrement chez le médecin ? » A cette question, il sembla à Rose que le visage de la jeune femme se métamorphosa. Ses yeux devinrent deux béances noires emplis d’effroi, son visage si délicat se crispa, comme terrifié, jusqu’à se tordre et afficher un rictus atroce. Son visage est devenu si laid et sa réaction est si ridicule !
Cet instant dura longtemps pour Rose. Son esprit et son corps venaient de recevoir un choc : une révélation. Voilà le personnage grotesque qu’elle était devenue ! Un voile sur elle-même venait de se lever et la réalité lui était apparue. Comme aspirée par ce miroir, elle finit par s’évanouir. Dans le même temps, ses peurs, elles aussi, s’évanouirent.
Quelques minutes plus tard, elle revint à elle. Ses collègues furent surpris par l’expression qu’elle dégageait : toute austérité avait été effacée de son visage.
Quelques secondes avant de défaillir le Capitaine Rose Mary avait noté en bas de la fiche de la candidate Marie-Rose Bach : « Son profil est parfait… ».
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