Non ! Qu’est-ce que cette photo fait là ? Elle devait être accrochée au mur et a dû glisser derrière le buffet sans qu’on s’en aperçoive. C’est sûr que ce n’est pas la femme de ménage (pardon, l’auxiliaire de vie) qui risquait de la trouver. Elle ne déplace jamais les meubles. Son obsession, ce sont les vitres et les miroirs. Pendant qu’elle les astique, soi-disant, je vois bien qu’elle en profite pour s’admirer dans la glace ou regarder par la fenêtre. Ce n’est pas auxiliaire de vie qu’elle aurait dû être, c’est concierge !
N’empêche, cette photo, ce visage de femme, je ne sais même pas qui c’est… Il y a un prénom marqué en bas, au gros feutre, en lettres capitales « Marthe ». Ce qui ne m’aide guère ; je ne connais pas de « Marthe ».
Je vais la re-punaiser, à côté des autres… Il y en a neuf en tout. Neuf photos, imprimées en format A4, en couleur, avec un prénom marqué en dessous : des adultes, des enfants... Une vraie galerie de portraits. Cela me fait penser aux séries policières, quand les enquêteurs affichent les photos des victimes sur les murs du bureau, pour reconstituer le puzzle, et tenter de trouver des liens… Pour ma part, je ne reconstitue pas grand-chose, et pour ce qui est de la déco, ce n’est vraiment pas une réussite. Pourtant, j’aime beaucoup le papier peint de cette pièce. Un joli bleu profond, irisé, avec des feuillages ton sur ton… Bleu roi, voilà. Nous l’avons choisi, Bernard et moi, lorsque nous avons fait faire des travaux, juste avant la naissance de Sophie. C’était en … Je ne sais plus quelle année, mais c’était l’été, ça c’est sûr. Les fenêtres restaient grandes ouvertes, jour et nuit, pour évacuer les odeurs de colle et de peinture. Au petit matin, les bruits de la rue nous parvenaient, au milieu des gazouillis des oiseaux, au fur et à mesure que la ville s’éveillait. C’est bête, mais cela me donnait l’impression d’être en vacances.
Quel jour sommes-nous au fait ? Il me semble que c’est dimanche. Sophie vient me voir le dimanche. Elle ne devrait plus tarder…
Neuf photos donc sur ce mur-là. Et puis des affichettes du même format accrochées un peu partout : « Ne pas oublier de fermer le gaz » au dessus de la cuisinière, « bien refermer la porte », sur le frigo, « Les feux de l’amour à 14h10, chaîne 1 », sur la télé, « Bernard revient à 17h » au dos de la porte d’entrée… Bernard… J’ai eu du mal à le reconnaître, mais il a droit à sa photo, lui aussi, tout à côté de Marthe. Pour un peu, ils se regarderaient l’un l’autre, ces deux là ! Il a un air triste, et les traits tirés. Il paraît plus vieux que son âge. C’est dommage, c’était un bel homme quand je l’ai rencontré. Un peu timide, pas très sûr de lui, mais il avait quelque chose dans le regard… Une façon de vous observer… Comment expliquer ça ?... Son regard vous donnait de la valeur, voilà. On se sentait, tout à coup, unique et précieux. Enfin, moi en tout cas, c’était l’effet qu’il me faisait... Aujourd’hui ?… Je ne sais plus.
Maman m’a rendu visite tout à l’heure. Je ne la voyais plus ces derniers temps. Nous avons parlé longuement. J’aurais voulu aller me promener un peu avec elle, le long du canal, mais la porte d’entrée est fermée à clé, et je ne sais pas où peut être la clé. Ce n’est guère commode…
Il faudrait que j’appelle Simone, ma voisine de palier. Elle habite ici depuis des années. C’est bien simple, elle a emménagé la même année que moi, 1969 ; moi en Juillet et elle en Septembre. Je connais son numéro par cœur, mais quand je le compose, une gentille dame me dit qu’il n’est pas attribué. Je ne comprends pas… Simone est veuve ; son mari s’est tué dans un accident de la route en allant chercher des cigarettes, un dimanche matin. Il avait décidé de prendre sa moto et de pousser jusqu’à la gare, dans l’espoir d’en trouver à la boutique de presse. Dans la grande ligne droite, avant le passage à niveau, il a voulu doubler un camion. La route était humide. On pense qu’il a mal évalué les distances et n’a pas réussi à s’arrêter à temps pour le passage du train… Ils ont mis du temps à l’identifier ; il n’avait pas ses papiers sur lui. Simone a coutume de dire que c’est le tabac qui l’a tué. Elle a un certain humour, Simone…
Sommes-nous dimanche aujourd’hui ? Il faut que je fasse un gâteau. Ma fille va venir boire le café. Je veux avoir quelque chose à lui proposer.
J’ai trouvé la télécommande de la télé, en cherchant des œufs dans le frigo. Je ne sais pas qui l’a rangée là. Il faut que j’en parle à la femme de ménage (pardon, l’auxiliaire de vie). Je n’ai aucune confiance en elle. Je suis sûre qu’elle me vole. Elle prend des airs polis et attentionnés, mais je vois clair dans son jeu. Elle s’adresse à moi comme si j’avais 4 ans, parle fort comme si j’étais sourde, et des « Madame Joly » par-ci, « Madame Joly » par-là. En attendant, je ne retrouve plus mes boucles d’oreilles en verre de Murano. C’était un souvenir de notre séjour à Venise, en voyage de noces, avec Bernard. Je me rappelle parfaitement de la petite échoppe où nous les avions achetées. Nous étions tombés dessus par hasard, en nous trompant de chemin pour regagner l’hôtel. Il faisait sombre, mais tellement frais aussi, à l’intérieur ! Il y avait des bijoux partout, sur les présentoirs, sur les murs en plâtre peint, et même sur le comptoir, tout autour de la vieille caisse enregistreuse : des sautoirs, des bracelets à breloques, des bagues avec d’énormes pierres de toutes les couleurs, des ceintures même, en cuir tressé incrusté de pièces de verre… J’avais tout de suite repéré les boucles d’oreilles, mais je ne voulais pas avoir l’air intéressé, pour pouvoir mieux en négocier le prix. Le vieux bonhomme qui tenait la boutique, nous avait fait l’article, dans une espèce de patois incompréhensible. Il avait dû nous noter le prix qu’il en demandait, sur un vieux morceau de papier, pour se faire comprendre. 10 000 lires à l’époque. Une somme ! Aujourd’hui, elles doivent en valoir encore beaucoup plus. C’est tentant, quand on est femme de ménage (ou même auxiliaire de vie) !
Je ne sais plus quel jour on est… Il y a du monde dehors dans la rue. Ce doit être l’heure de la sortie des écoles. Ou de la messe ? Il faut que je prévoie une tarte pour 4 heures.
J’aime bien les romans-photos. Sophie m’achète parfois Nous-Deux, quand elle y pense. Je conserve précieusement tous les numéros, et parfois je les relis. Je ne m‘en lasse pas. Les femmes sont belles, bien habillées, et les hommes toujours charmants. J’ai l’impression de revivre un peu de ma jeunesse. Moi aussi, à l’époque, j’étais une jolie secrétaire, à la taille fine et au brushing impeccable. J’aurais même pu poser pour des réclames… Lucky Strike, par exemple. Je me souviens d’une affiche sur laquelle une femme, de dos, dans une longue robe soyeuse, prenait la pose. Elle symbolisait le raffinement, l’élégance, la féminité… J’ai fumé, étant jeune. C’était comme une liberté que je m’autorisais. Moi qui avais reçu une éducation si stricte, j’avais l’impression d’accéder à l’indépendance, en défiant l’autorité de mes parents. Je suis sûre que maman s’en doutait, mais préférait ne faire semblant de rien. Il faudra que je lui en parle, la prochaine fois qu’elle viendra.
Mais d’ailleurs, quel jour sommes-nous aujourd’hui ? Sophie vient me voir tous les dimanches. Je lui prépare un bon café, dans ma petite cafetière italienne en inox. Je vais aller allumer le gaz pour la faire chauffer. Et puis, je vais lui faire un gâteau ; un quatre-quarts. Elle adore ça. Il faut dire que j’arrange un peu la recette à ma façon. J’y ajoute un ingrédient secret… C’est finalement un quatre-quarts et demi ! Il faut d’abord que j’aille voir dans le frigo, s’il me reste des œufs.
Je me rappelle le jour de mon mariage. Ce sont les cloches qui sonnent qui m’y font penser. Le son des cloches « à la volée »… C’est une musique en soi. Cela m’évoque une journée de printemps, du soleil, et un léger vent dans les feuillages… Les rires des enfants au loin… Les klaxons des voitures… Bernard était venu me chercher avec la Renault Floride décapotable que lui avait prêté son oncle. Elle était immense, rouge métallisé, avec le bord des pneus blancs, des phares ronds, et une allure de grosse américaine. Nous n’étions pas peu fiers tous les deux. Je me souviens de l’émotion dans ses yeux lorsque je suis apparue sur le seuil de la maison et qu’il m’a vue dans ma robe blanche. J’avais utilisé un patron de Modes et Travaux de l’époque, et j’avais ajouté des dentelles et du tulle aux manches et au jupon. L’effet était plutôt réussi. Une vraie meringue ! Mais moi, j’avais l’impression d’être une princesse… J’entends encore les cloches, le crissement des pneus sur le gravier, le brouhaha des invités dans l’église, puis le silence, et mes pas qui résonnent sur le dallage… Et mon Bernard, dans son habit de cérémonie, son nœud papillon trop serré, et ses mains moites au moment de me passer l’anneau au doigt.
Que fait-il d’ailleurs, à cette heure-ci ? Il devrait être rentré de l’école depuis longtemps. Il a les CE2 cette année. Il dit que c’est plus facile, qu’ils sont plus attentifs. « Déjà autonomes mais pas encore rebelles », c’est son expression. C’est qu’il l’aime son métier d’instituteur, mon Bernard ! Après l’Ecole Normale, il a changé de poste plusieurs fois. Il avait du mal à s’entendre avec certains directeurs - un peu « vieille France » comme il me disait - qu’il jugeait trop rigides. Les choses ont évolué rapidement avec les bouleversements d’après Mai 68. Je me rappelle des longues discussions, parfois enflammées, qui avaient lieu dans notre salon, lorsqu’il invitait ses collègues les dimanches après-midi, à l’heure du café. Je n’avais guère d’avis sur la question mais les débats m’intéressaient. J’écoutais très attentivement pour tenter de comprendre : pourquoi il était essentiel de supprimer les classements des élèves, comment il était possible d’individualiser les rythmes de progression, quelle formation devait être proposée aux futurs enseignants… Et les théories mises en œuvre dans les écoles Freinet ou Montessori… Le système était en pleine mutation, et Bernard et ses collègues, étaient en plein cœur de cette révolution, avec des rêves, des revendications, parfois brouillonnes, mais tellement enthousiastes !
Je ne suis pas arrivée à allumer la gazinière. J ’ai beau tourner tous les boutons... Il faut pourtant que je fasse du café avant que Sophie n’arrive. Nous sommes bien dimanche au moins ?
Un oiseau vient, chaque après-midi, se poser sur le rebord de la fenêtre du séjour. Il ressemble à une tourterelle, avec une petite tête toute ronde, et un demi-liseré noir autour du cou. Je ne sais pas si c’est possible, une tourterelle en pleine ville… J’ai lu un jour, que la tourterelle annonçait le renouveau, et l’harmonie retrouvée. Il fallait bien un oiseau aussi délicat pour une aussi jolie symbolique… Je me souviens qu’il y en avait un couple, dans une grande et belle cage toute blanche, dans le hall de l’école des filles où j’allais, enfant. Nous passions devant pour aller dans la cour de récréation, et je m’attardais, autant que je pouvais, pour observer ces deux oiseaux, que je trouvais particulièrement gracieux. Je me disais qu’ils devaient s’ennuyer, et je m’appliquais donc à leur parler, le plus souvent possible, dans l’espoir de les distraire un peu. Je les avais surnommés Sylvain et Sylvette. Un matin, au retour des vacances de Noël, la cage n’était plus là. Je n’ai jamais su ce qu’il était advenu de mes deux tourterelles, mais je me suis trouvée triste, presque malgré moi. Et chaque matin, jusqu’à la fin du primaire, en entrant dans le hall de l’école, j’ai espéré, en vain, voir réapparaître la grande cage blanche avec ses deux oiseaux.
Il y a un gâteau aux pommes sur le buffet de la cuisine. Ce ne peut pas être moi qui l’ai préparé. Je soupçonne l’auxiliaire de vie de me jouer des tours pour me compliquer la vie. C ’est une sournoise. Je l’ai su tout de suite, dès le premier jour. Avec ses « Madame Joly » par ci, « Madame Joly » par là… Elle a peur que j’oublie mon nom ou quoi ? On dirait un représentant en aspirateurs, ce qui, pour une femme de ménage, est un comble ! Elle est bien trop polie pour être honnête… Bref, plus besoin de quatre-quarts. Par contre, il faut que je trouve une solution pour faire fonctionner la gazinière … Je vais secouer un peu le tuyau… Il est peut-être coudé et le gaz n’arrive pas… Mince !... J’ai dû tirer trop fort, il est déboîté maintenant. Il faudrait que je déplace la cuisinière pour le remettre en place, mais je n’ai plus guère de force. Oh, et puis, zut !... Je suis fatiguée. Je vais aller m’asseoir un peu. Il sera toujours temps tout à l’heure. Je demanderai à Sophie quand elle arrivera.
Nous sommes mardi. Bernard est rentré vers 17 heures de son rendez-vous chez le psy. Il a tout de suite senti l’odeur de gaz, et s’est précipité pour ouvrir en grand toutes les fenêtres. Pour moi il était trop tard. Je me suis endormie en regardant la tourterelle posée sur le rebord de la fenêtre. Je n’ai même pas eu le temps d’avoir mal au crâne. C’est une jolie façon de mourir.
J’étais condamnée de toute façon ; Alzheimer, début de phase 2. Mes neurones meurent plus vite qu’ils ne devraient. Pour Bernard, ce sera presqu’un soulagement. Après n’avoir pas voulu voir la réalité en face, il a voulu retarder le plus possible le moment de me « placer » (quelle horreur, ce mot !). Et voilà le résultat !... Bien sûr, il devra continuer encore quelque temps, je pense, ses séances chez le psy ; il va avoir du travail avec son sentiment de culpabilité, surtout après cet accident. Il m’a laissée seule. Acte manqué ou simple imprudence ... ?
Bernard, mon mari, mon homme. Je ne le reconnaitrai bientôt même plus en photo, pas plus que je ne me reconnais moi-même d’ailleurs. Le Bernard dont je me rappelle s’engageait dans des luttes politiques, me faisait tournoyer dans mes robes vichy, et pleurait d’émotion en apprenant la mort de Bobby Sands, au fond de sa prison irlandaise. Et moi, quelle femme étais-je devenue pour lui ? Une enfant de 4 ans dans un corps d’adulte. Incapable de me laver moi-même ou d’allumer la télé. Incapable , de plus en plus souvent, de me rappeler même mon nom. Marthe, c’est moi. Marthe Joly. L’auxiliaire de vie a bien raison de me le rappeler à longueur de journée. Ma mémoire s’effiloche. Il n’y a plus rien de rationnel. Je prépare 3 gâteaux par jour en pensant que nous sommes dimanche et que ma fille va venir me voir. J’ai oublié qu’elle habitait à l’autre bout de la France depuis qu’elle s’est mariée à un agriculteur qu’elle a connu sur Internet. J’ai oublié que le voisine d’en face était partie en maison de retraite l’année dernière. J’ai oublié que j’avais vieilli, oublié que nous étions en 2013 et que j’avais 67 ans. J’ai oublié, oublié… Il me reste pourtant certains souvenirs, dans lesquels je me plonge à longueur de journée, et les romans-photos, que je lis et relis indéfiniment. Je m’éloigne jour après jour de la réalité. Je n’y trouve plus ma place. Alors, je préfère m’endormir sereinement, définitivement, avec, en moi, le son des cloches à la volée, et le bruissement des ailes d’une jolie tourterelle.
Anne Marquer (Pulnoy)
Anne Marquer (Pulnoy)
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