mercredi 29 mai 2013

J’ai failli tuer mon père

J’ai son manuscrit mais les phrases sont bancales. On cherche le verbe ou alors c’est le sujet qui manque. C’est un joyeux désordre. Il a écrit les choses comme elles lui venaient.
Mon père. Il a eu quatre-vingt-six ans en janvier dernier, il ne faut pas que je tarde à boucler mon projet. Voilà bientôt deux ans que j’y travaille. Je veux réaliser et faire imprimer un livre. Mais quel livre ! Le livre de souvenirs qu’il a écrits pour moi, à ma demande. J’ai un père aimant. « Je vais voir c’que j’peux faire, ma fille », m’avait-il dit.
Je voulais qu’il me parle de son enfance, de sa jeunesse. Je voulais que tout ce qu’il avait vécu ne disparaisse pas avec lui. Je voulais qu’il ramène à la vie les gens qui l’avaient précédé et que je n’avais pu connaître. Ma grand-mère avait déjà emporté dans sa tombe tellement de réponses à mes questions.
Il avait commencé par une phrase toute simple. « Je m’appelle Victor… » et la pelote de ses souvenirs s’était déroulée, dans le silence qui s’installait l’après-midi tandis que ma mère faisait la sieste. Assis à la table de la salle à manger, à l’écoute des souvenirs qui venaient toujours plus nombreux se bousculer et se chevaucher, il faisait courir son stylo avec une certaine gourmandise sur les pages vierges d’un grand cahier, qui se couvraient alors d’une écriture difficile à déchiffrer.
J’ai joué à Champollion. J’ai organisé ses souvenirs. Et puis j’ai sorti d’une vieille boîte en carton, des plaques de verre stéréoscopiques rangées avec soin dans du papier de soie par Joseph, son beau-père. C’est grâce à ces photos que j’ai découvert l’enfant qu’avait été mon père, et ma grand-mère dans sa trentaine épanouie. Avec ces scènes de vie et les portraits des autres membres de la famille, édités sous forme de cartes postales par un photographe professionnel, j’ai pu illustrer son récit.
Je crois que cette année pour la fête des Pères je vais vraiment lui faire un magnifique cadeau. Il aura la larme à l’œil. C’est certain.
Un livre, son livre.
Pour la couverture j’ai choisi une photo, une photo en noir et blanc qui le représente à l’âge de onze ans. Il a pris la pose, le regard tourné vers l’objectif et l’homme qui lui tient lieu de père. Son visage est éclairé d’un sourire retenu. Grand et mince, il est vêtu d’un short et porte déjà un béret. Je dis déjà car j’ai toujours connu mon père avec un béret. Les bras croisés dans le dos il est appuyé à la devanture d’une boutique. C’est la blanchisserie de sa mère, dans une rue de Courbevoie aujourd’hui disparue. Le quartier de la Défense l’a engloutie.
J’ai trouvé l’imprimeur qui va réaliser l’impression et le façonnage du livre.
Papa devrait le recevoir en début de semaine prochaine.
Je suis si heureuse d’arriver au terme de cette aventure. Impatiente peut-être d’entendre au téléphone le son de sa voix que je saurai mouillée de larmes.
Mon père. Il est tellement émotif. Demain c’est dimanche. Je l’appellerai. Il faut que je lui dise qu’un paquet va arriver pour sa fête.

- Françoise, téléphone, c’est ton père…
- J’a…rri…ve. Alain me passe le combiné. Allo…
- Bonjour ma fille. C’est Papa.
- Oui. Bonjour Papa.
- Il faut que j’te dise. L’ambulance vient de me ramener de l’hôpital d’Auxerre. J’y ai passé la nuit en observation.
- Comment ça tu as passé la nuit à l’hôpital. Et Maman qui ne m’a rien dit !
- Tu sais comme elle est. Elle n’a pas voulu t’inquiéter mais maintenant que tout est rentré dans l’ordre je peux te dire… Hier matin j’ai eu une forte poussée de tension et hier au soir je me sentais si mal que j’ai cru que j’allais mourir.
- Et Maman n’a pas voulu m’inquiéter ! C’est un comble.
- Ecoute-moi.
- Oui, j’t’écoute.
- Hier matin, la factrice est venue m’apporter un paquet. Comme il ne tenait pas dans la boîte aux lettres elle a sonné. Je descends et elle me dit :
- M. Hugo, j’ai un paquet pour vous.
- C’était un assez gros paquet et je n’avais pas souvenir d’avoir récemment passé une commande. Tu sais souvent j’achète des graines pour le jardin, du café ou bien des livres, tout ça par correspondance. Je regarde le paquet, le tourne et le retourne. Le paquet m’est bien adressé.
- Ouvrez-le, me dit la factrice. Il est à votre nom. Vous verrez bien.
- Je vais chercher mon opinel dans l’atelier et j’ouvre l’emballage proprement. Je retire plusieurs boules de papier kraft froissé et je vois un gamin qui me regarde, sourire timide aux lèvres et béret sur la tête. Il est devant la blanchisserie que tenait ta grand-mère à Courbevoie. Je ne réalise pas tout de suite. Mais on dirait qu’c’est moi sur cette photo… Non ! Qu’est-ce que cette photo fait là ? Je me sens mal, la tête me tourne…

A mon tour la tête me tourne. Le téléphone me tombe des mains.
Mon père. J’ai failli tuer mon père !

- Allo…, allo…


Odile Mychalski (Breuillet)

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