Dans ces territoires embrumés du Val de Saône, on peut se perdre entre les allées de tilleuls qui donnent sur les cimetières, et les vieux lavoirs dont l’eau fume doucement, quand le soleil se lève, et que les chauves-souris partent se reposer, tirant derrière elles le voile de la nuit pour laisser la place à la lumière. Quand le brouillard a choisi de cacher aux yeux des visiteurs et des passants ces lieux si paisibles, la perte des repères est telle, que ce spectacle glacial vous sort de la plus intense des torpeurs.
En ce dimanche matin, alors qu’il sort au jardin situé autour de sa maison, il frissonne en voyant ce spectacle de campagne enveloppée. Il se dirige vers le cognassier, l’arbre qu’il chérit par-dessus tous. Les gouttelettes qui caressent les feuilles de l’arbre finissent par tomber sur le sol humide, en se dispersant irrémédiablement. Il se décide à rentrer pour humer et déguster un bon café, et commencer dans les meilleures dispositions possibles cette journée qui s'annonce.
Il fouille dans le vieux secrétaire que lui a légué sa tante morte une dizaine d’années plus tôt. Le fouillis à l’intérieur découragerait n’importe quel aventurier des plus volontaires, pourtant il semble s’y retrouver et en tire une feuille vierge. Alors qu’il s’est saisi de cette dernière, il remarque une enveloppe jaunie dont l’existence lui avait échappé.
Il la dépose sur la table, en évitant de la tacher davantage, et l’ouvre. A l'intérieur quelques lettres, des photos de famille vieilles d’un bon demi siècle, si ce n’est plus. Parmi celles-ci, l'une d'entre elles attire particulièrement son attention: la photo d’un enfant, assis dans une grande bassine. Ses cheveux sont bouclés, et il tremble devant le sourire fixé par le cliché. Ce sourire ! L’allégorie parfaite du bonheur, de l’innocence et de l’insouciance. Il pose la photo sur la table, un peu ému, puis retourne au jardin, dont l'atmosphère paraît toujours aussi cotonneuse. Il distingue vaguement le clocher du village qui semble jouer à cache-cache à l’aide des nappes de brouillard. Il entend une mésange perchée en haut d’un arbre, son chant mélodieux est à peine perturbé par les aboiements d’un chien que la cage emprisonne. Cette ambiance est tellement apaisante qu’il décide d’essuyer une chaise négligemment oubliée sur la terrasse et de s’y asseoir pour profiter pleinement de la quiétude de ces lieux.
A la maison, sa femme descend le vieil escalier en bois, vestige d’une époque où la construction se voulait absolument durable, les matériaux utilisés ne pouvant, bien évidement, qu'être locaux.
Elle s’assied, regarde le léger désordre sur la table et fouine dans le tas de souvenirs familiaux. Son attention se porte tout comme lui sur la photo de l’enfant dans sa bassine. Elle l’observe pendant un bon moment et son esprit semble frissonner devant les souvenirs que celle-ci lui évoquent. Comment se peut-il qu’après tant d’années ce cliché ressurgisse devant elle ?
Il avait été pris pendant un bel après-midi d’été, un été torride probablement puisqu’elle portait un petit chapeau et que son visage mouillé semble revivre sous l’action bénéfique de l’eau. Cet instant de bonheur simple, cette joie naturelle de l’enfant qu’elle a été lui noue l’estomac. Et elle décide comme son mari de sortir au jardin.
Il la regarde s’approcher, et ravi de voir qu’elle va profiter, tout comme lui, des conditions climatiques singulières, il lui dit :
« Alors, as-tu bien dormi, tu as vu ce brouillard ? Cela ne donne pas envie de rester au lit n’est-ce pas ? »
« Non bien sûr, mais dis-moi, pourquoi as-tu posé ces photos sur la table ? »
« Je voulais écrire à Solange, et je suis tombé sur cette enveloppe. Pourquoi ? »
« Non rien. »
Il la regarde un peu interloqué, mais continue.
« Quel bonheur d’être là. Ce matin je vais m’occuper des feuilles dans le jardin. »
Elle baisse la tête et semble chercher quelque chose dans sa poche. A présent le couple semble vraiment contraster à cause de l’humeur que chacun a prise. Il semble de plus en plus soucieux de voir la mine de sa femme et décide de relancer la conversation.
« Tu as l’air bien songeuse… »
« Cette photo, c’était moi toute petite, tu vois elle fait ressurgir des souvenirs. »
« Ah oui, celle dans la bassine ? »
« Oui, je trouvais cela étrange de la voir trôner ainsi sur la table. On ne voyait qu’elle. »
« Oui je ne sais pas comment l’expliquer, mais à moi aussi elle a fait un drôle d’effet. »
Elle regarde dans le jardin du voisin, un chat s’est positionné derrière un tas de feuilles, et lève ses pattes arrière, prêt à bondir. La tension de ses membres antérieurs est telle qu’elle ne peut se détacher de cette vision.
Il finit par attirer à nouveau l'attention sur la photo.
« Tu sais on pourrait l’accrocher dans l’entrée. Quand les enfants viendront, ils trouveront cela mignon. »
« J'ai déjà entendu des réflexions stupides, mais celle-ci... »
« Je te bassine avec cette photo ? »
« Très drôle ! »
Cinq bonnes minutes se passent. Le paysage se dégage tout doucement. Le soleil perce cette couche opaque et éclaire doucement le jardin. Un verdier vient se poser sur un arbre tout à côté d’eux. L’herbe brille sur le sol, et ce changement de climat modifie directement l’humeur de sa femme.
« Ah ! Je sens que nous aurons une belle journée. Regarde comme le jardin est splendide. J’espère vraiment que nous n’aurons jamais à quitter cet endroit. Quelle magnificence, quel bonheur ! »
« Je préfère te voir comme cela. »
Elle le regarde avec un air malicieux, l’air irrésistible qu’il lui connait quand la folie la prend de la pointe des pieds, jusqu’à la pointe des cheveux. Elle lui fait ce sourire qu’il n’a jamais pu supporter sans rendre irrémédiablement les armes et lui dit :
« Tu ne veux pas aller chercher la baignoire dans la salle de bain, et me la déposer dans le jardin ? »
Il se lève...
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