Il y a des moments où, du tissu bien cousu de la réalité, un fil dépasse. Où l’on constate, avec un étonnement encore léger, la présence d’un accroc dans ce que l’on pensait être une trame unie.
Le plus souvent, l’anomalie perd sa consistance et se dissout dans notre indifférence. Mais il suffit d’une seconde pour que la curiosité s’éveille. La curiosité… et le doute.
Alors, toute une palette de possibles se déploie. Que l’on explorera, ou pas. C’est selon. Avec plus ou moins de courage et de clairvoyance… selon.
Voici ce qui s’est passé.
Ce jour-là je reçois un mail de ma cousine, Évelyne.
« Salut à toi, feignasse !
Ça va ? Ici, on se calme peu à peu, on range les affaires de grand-mère. On vide, on jette. Ça fait un peu pitié parfois, tous ces trucs d’une longue vie (95 ans !) qu’on envoie à la poubelle… j’ai trouvé une photo de ton père à l’armée. J’ai pensé que ça te plairait. S.T.P, essaie de nous donner des nouvelles à l’occasion ! Bises. Évelyne. »
J’ouvre la pièce jointe avec PowerPoint.
C’est un vieux cliché noir et blanc, aux bords crénelés, format 6X9. Au premier plan mon père en uniforme, accroupi devant un D.C 3. On ne voit pas beaucoup de la carlingue, un peu du fuselage, le bout des pales de l’hélice droite. Très classe, mon père, dans son uniforme clair. Si, c’est vrai. Tout sourire, casquette crâneuse. Dans une main, il tient une grosse clé à molette, en appui sur un genou. L’autre main pendouille, également au repos sur la jambe pliée. Style : je pose, mais je suis très cool.
Au fond, un groupe d’hommes et de femmes, plus ou moins alignés à hauteur de l’aile du zingue. J’agrandis le cliché, accentue le contraste, cherche la bouille de son meilleur ami d’alors, Paulo, qui fut mon parrain. Jamais compris l’intérêt de ce mec. Gentil, mais bon… Voilà, ce doit être lui, ici, déjà un peu rond, le cheveu rare, le sourcil colérique. Les autres visages me sont étrangers.
Enfin… Il y a cette haute silhouette à droite, presque hors champ. J’en connais le nez retroussé, le sourire serein et la coiffure rebelle. Elle porte une veste et une jupe sombres (au Maroc ?) et est, très visiblement, enceinte. Elle tient ses bras croisés sur son ventre… elle parait déplacée, étrangère. On devine un autre sujet à côté d’elle, dont on ne voit qu’un avant-bras et une main. C’est un homme. Mais elle, elle, j’ai déjà vu des clichés d’elle…
« Évelyne,
Merci pour la photo. Je ne sais pas si mon frère l’a déjà dans sa collection. Il y a deux femmes à l’arrière-plan, la brune m’est familière, est-ce que ça te dit quelque chose ? Merci, bisous, Lise. »
Quatre minutes plus tard.
« Allo Mars ? Ici la Terre…
Merci pour TOUTES ces bonnes nouvelles te concernant et concernant ta famille ! Enfin, passons. Oui, j’ai vu cette femme, et t’es trop nouille, toi : cette jolie brunette c’est ma mère ! Évelyne. »
Bernadette ? Bien sûr ! Évidemment que c’est Bernadette !
Mais pourquoi au Maroc ? Quand cette photo a-t-elle été prise ? Mon père est resté deux ans, deux ans et demi, au Maroc.
C’est une anecdote que j’ai entendu mon père raconter en boucle. Paulo voulait lui présenter ma mère, dont il était le cousin. C’est à la dernière minute que mon père a appris que sa permission était accordée. Il avait couru sur le tarmac pour rattraper l’avion, était entré en collision avec je ne sais plus qui ou quoi, et s’était fracturé le nez. Ce qui ne l’avait pas empêché de monter à bord, et vole le bimoteur trapu vers Paris.
Donc, j’ouvre de nouveau le fichier : gros plan sur le nez de mon papa.
M’a pas l’air bien droit, ce nez-là. Il a toujours dit qu’il n’avait gardé qu’une déformation mineure. D’ailleurs, s’il ne l’avait pas dit, je ne m’en serais pas aperçue. Je scrute, agrandis, arrive presque au stade « mosaïque ».
Petite boule dans la gorge, quand même. Elle a mis du temps à se révéler, mais la voici, bien dure, bien enkystée. Le regard de mon père ne s’est jamais altéré, lui, et il y avait tant de choses jolies dedans…
Je détaille aussi ses longues mains, exposées de manière si nonchalante.
Deux évidences : sur l’arête nasale, une légère bosse, pas totalement symétrique. Et il n’y a pas d’alliance à l’annulaire gauche. Nous sommes donc en 1953, 54… au pire 1955, entre la première rencontre et le mariage de mes parents.
Là, je me sens assez fière de moi pendant trois secondes avant de réaliser que ça ne répond en rien aux questions : qu’est ce que Bernadette fait sur cette photo ? Et d’où sort le cliché ?
« Chère Évelyne,
C’est encore moi. Nous allons tous très bien en dehors des rhumes et rhinites habituels, merci de ta sollicitude. Où as-tu trouvé cette photo exactement ? Merci, bisous à toi et Jean-Luc, Lise. »
J’attends.
Le lendemain.
« Tu me saoules. Pour rappel, mon tél. : 03326598. Évelyne »
Ha… Retour à notre guéguerre. Je n’aime pas lui téléphoner, nos conversations s’éternisent. Il faut que je vous explique qu’Évelyne et moi n’avons qu’une année de différence, et que nous avons été élevées presque comme des sœurs. D’où, sans doute, cette propension à nous énerver mutuellement.
Et sur ce coup-là, voyez-vous, elle gagne : je l’appelle.
Habituel échange de familières banalités… La photo ? Oui, c’est bizarre… elle l’a trouvée dans l’un des l’album titré « Années 50 » où sa grand-mère les archivait. Elle était en train de les trier, et là, au milieu des clichés montrant le mariage de Bernadette et Rodrigue, il y avait celle d’un magnifique siamois, en couleur. Oui, un siamois, un chat. Et c’est au dos de ce chat que le vieux tirage était collé. Vraiment curieux, non ? Effectivement, ça pourrait laisser croire que la photo était cachée… Mais d’un autre côté, pourquoi sous une photo couleur ? En plein milieu de tous ces noirs et blancs ! Quand on veut dissimiler quelque chose… Ah, exprès pour qu’elle attire l’attention ? Oui, enfin, c’est peut-être pousser le bouchon un peu loin ! Bon, c’est pas grave, on ne va pas passer la soirée là-dessus, on n’a plus treize ans ! Ah ! L.O.L ! On va retourner chercher le trésor de « l’Albatros » ! Demander à Bernadette ? Mais enfin, voyons, sa mémoire est complètement altérée, c’est de pire en pire. Même elle, Évelyne, quand elle lui rend visite, sa mère ne la reconnait pas…
Il faut que je développe un peu, sinon, c’est comme toutes les histoires de famille, on n’y comprend jamais rien.
« L’Albatros » est le nom d’une ancienne maison en Normandie, jouxtant (à ce qu’il parait…) les vestiges d’un cloitre construit aux alentours du dix-septième siècle. À sa mort, l’arrière grand-père l’avait découpée en quatre parcelles. Deux étaient destinées à son fils ainé, que nous avons tous toujours appelé « l’Oncle de Grenoble ». Les deux cadettes, d’environ quinze ans plus jeunes que lui, avaient hérité chacune de l’un des autres lots. Lorette eut un fils, mon père, et Louise donna naissance à Rodrigue, le père d’Évelyne.
La quatrième génération se composait d’Évelyne et Brigitte, son ainée de trois ans, de mon petit frère Guillaume et de moi-même. Tous les quatre, nous passions nos vacances scolaires et de nombreux week-ends à « L’Albatros », remplis d’heures passionnantes à chercher le mythique trésor dont nos parents avaient parfois évoqué l’existence… possible. Il faut dire que la bâtisse était grande, ses caves profondes, et plusieurs pièces avaient été laissées en ruines après la Seconde Guerre mondiale du côté de chez « l’Oncle ». Comme celui-ci résidait à Grenoble avec son épouse durant presque toute l’année, trouver les clés des caves pour y accéder était chose facile. Nous avions même une cachette pour nos outils d’archéologues, dans un creux derrière la citerne d’eau de pluie, roulés dans un sac à patates. Il s’agissait de longs clous rouillés avec lesquels nous grattions et sondions l’espèce de salpêtre grossier entre les pierres. C’était passionnant.
Nous partions en chasse avec toujours le même espoir, la même certitude, et comme nous n’étions que des mômes… le même parcours.
La quête était exaltante, mais elle était aussi périlleuse : à tout moment, la vieille femme à demi-folle qui logeait au-dessus de la partie délabrée de « l’Albatros » pouvait nous surprendre. Elle restait dissimulée, puis tout à coup, surgissait à nos côtés, hurlant, levant haut sa canne en bois et crachant des menaces incompréhensibles. Lorsque nous traversions le jardin en passant devant chez elle, elle nous chassait en nous jetant dessus des fruits pourris ou des poignées d’épluchures. Souvent, des cris longs et rauques s’échappaient par l’unique fenêtre, et nous les entendions résonner le soir, tard, après que nos grands-parents aient éteint leurs postes de radio. Ils nous mettaient en garde, il fallait « la laisser tranquille ». Quant à nos parents, ils n’en parlaient pas et n’avaient jamais répondu à nos rares questions.
Les jours de marché, au bourg, des gamins nous montraient du doigt en parlant de sorcière et d’enfants de sorcière… il y avait aussi un mot qu’ils se chuchotaient… Brigitte, la plus âgée de la bande, pensait que la vieille femme kidnappait des bébés, sans doute pour les manger.
Bref, vous voyez, à mi-chemin entre « Hansel et Gretel » et « Le Club des cinq ».
Pourquoi vous ai-je dit tout cela… Ah, ben oui, situer le contexte.
Donc, Bernadette et Rodrigue seraient allés voir mon père au Maroc, avant qu’il n’épouse ma mère. Curieux de faire du tourisme, en 1955, quand on attend un bébé ! Peut-être le bateau, mais l’avion ? Enfin, ma propre mère l’a fait, alors… De vraies aventurières, nos mères ! Et puis, Bernadette, avant la maladie, dans le genre « force tranquille »… La colère, c’était juste une brillance dans les yeux, une tension infime dans le rythme de ses mots. Même le lait dans les casseroles n’osait pas bouillir trop fort.
La vie n’avait pas été vraiment tendre avec cette femme. À peine était-elle mariée que Rodrigue est incarcéré. Puis, alors que Brigitte…
C’est là que les neurones somnolents de ma tête entrent soudain en transe. La prison ! Rodrigue avait fait presque deux ans de prison, dont une partie en Espagne. Avant, certainement AVANT la naissance de Brigitte, puisqu’il y a des photos de mariage de mes parents, où l’on voit Rodrigue avec un bébé dans les bras…
Onze heures trente, un dimanche, ça devrait le faire.
Hop, P.C, connexion, mail…
« Salut Guillaume !
Soit un gentil frère pour moi et dis-moi si, dans les photos que tu as du mariage des parents, on voit Rodrigue et Bernadette avec un bébé ? Si oui, tu me les envoies ?
Prends ton temps, ça ira très bien dans dix minutes !
Ta sœur qui te le rendra au centuple… mais plus tard ! Bises. Lise. »
Plus tard, c’est sept photos que je trouve en pièces jointes, avec un laconique « 10 € la photo x cent. Par chèque, merci. Guillaume. »
Alors… Vous voulez sans doute savoir si bébé il y avait ou pas.
Oui, bébé il y a. Genre coussin bien dodu, enfoui sous les couvertures blanches, l’œil rond d’un hibou dérangé.
Et là, moi, j’ai un problème. Ça crève les yeux que le nouveau-né est bien celui de Rodrigue et Bernadette. Il ne quitte pas leurs bras, surtout ceux de Bernadette qui a le sourire qui va avec le nourrisson. Alors, l’autre grossesse ?
Et moi, qu’est-ce que je fais ? Je demande à Évelyne : « Dis-moi, est-ce que ta mère a eu un enfant avant la naissance de ta sœur ? »
On ne fait pas ça.
Tout ça parce qu’elle m’a envoyé une photo de mon père…
Les géologues parlent de « réplique » sismique quand, après une première secousse une seconde se produit, quelques heures plus tard. La réplique est généralement de moins grande amplitude que la première.
Ben pas là, elle est pire.
Parce que c’est une photo de MON père ! Une photo dissimulée, qui n’a rien à voir, normalement, avec le reste du contenu de l’album.
Sauf si l’on veut inciter à un rapprochement.
Cela va prendre du temps. Une multitude d’aller-retour entre l’ici au présent et le là-bas au passé. D’immersion dans les souvenirs de tous ces instants de retrouvailles familiales.
Les longues balades que faisaient mon père et Rodrigue. Les cigarettes échangées. Les parties de boules où ils s’alliaient ou se confrontaient. La compétition, des marques de voiture à la réussite professionnelle de chacun. Leurs silences prolongés et cette forte complicité des sales gosses qu’ils avaient été lors de leur enfance à « l’Albatros ». Si complémentaires.
De l’autre côté, ma mère et Bernadette… Là, hiatus. Je ne dirais pas que ma mère était futile, c’était une dame au grand et gros cœur. Elle se sentait concernée par tout le malheur des autres, mais n’en ayant jamais touché la texture ni bu l’amertume, c’était un peu superficiel. Charmant, mais. Elle avait de l’humour, un truc assez brillant, plein d’absurdités imaginatives qui faisaient rire Bernadette. Elle avait beaucoup de respect pour elle, elle la plaignait et surtout l’admirait. Et lorsqu’elles s’affairaient à la cuisine, si ma mère tenait la cuillère, Bernadette, elle, tenait bien haute la houlette.
Deux, trois choses me trottent dans la tête. Dont je ne veux pas discuter avec Évelyne.
Parce que.
Alors, armée de quelques mensonges, j’ai téléphoné à sa sœur Brigitte…
Elle était bien née le 23 mars 1954, en France, oui, quelle question ! Si elle se souvient de… oui, les enfants du bourg nous montraient du doigt en criant : « La Blâchie ! » C’est comme ça qu’ils appelaient la vieille. Il n’y a rien de plus à en dire. De toute façon, depuis le décès de grand-mère, il n’y a plus rien à savoir et plus personne pour répondre aux questions. Du coup, avant de la quitter, je lui présente mes condoléances. Tout ça sonne comme une émission de télé-réalité, c’est dire.
J’ai mal à la tête, mais je suis ravie.
Ah, Freud, Freud ! Tout n’est pas à jeter dans ce que tu as dit ! Pourquoi affirmer, avec tant de fermeté et d’assurance qu’il n’y a plus personne, plus de questions ?
Au moment même où elle déclarait cela, je savais qu’elle pensait à Laurent.
Oui, je vais expliquer.
« L’Oncle de Grenoble » n’avait pas eu d’enfant, n’est-ce pas ? Sauf qu’aux alentours de nos huit ans, nous avons fait connaissance avec un jeune garçon de notre âge, d’origine Malgache, qui avait grandi à l’Assistance publique, et que « l’Oncle » et son épouse, malgré leurs âges avancés, avaient adopté. Laurent venait rarement à « l’Albatros » et nous n’avons jamais réellement partagé nos jeux d’enfant avec lui. Cependant, il tenait sans doute une place importante puisqu’il venait séjourner à la maison trois à quatre fois l’année, ainsi que chez les parents d’Évelyne et Brigitte.
Puis, au fur et à mesure que nous allions vers notre autonomie de jeunes adultes, les liens se sont encore plus distendus. Mais Laurent continuait de rendre des visites régulières à nos parents respectifs, tout le temps de leurs vies de retraités et longtemps après que « l’Oncle » et son épouse soient décédés.
Ce fils adoptif connait peut-être quelques bribes de l’histoire familiale…
Sauf que je n’ai aucun moyen de le joindre.
Je ne me vois pas reprendre contact avec Évelyne ou Brigitte. J’ai assez donné dans le bizarre, et toute cette histoire de photo cachée me met un rien mal à l’aise.
Et du côté de mon frère, je doute que ce soit plus simple : « Tu veux le téléphone de Laurent ? Mais ça doit faire dix ans que… pourquoi voulais-tu ces photos, au fait ? Est-ce que… ». Etc.
Faisons basique, déjà.
Un annuaire, par exemple. Je ne sais pas s’il est encore dans la région de Grenoble, mais son nom de famille est peu courant. C’est peut-être jouable.
Quelques tentatives, et c’est soudain sa voix sur le répondeur. Je laisse mes coordonnées et un message dont je doute aussitôt de la cohérence, tellement je suis tendue. Mes mains transpirent, je dois m’y reprendre à trois fois avant de reposer correctement l’appareil sur son socle.
Je rôde toute la soirée à côté du téléphone.
Midi, le lendemain. C’est Laurent.
— Je me doute bien qu’il se passe quelque chose… non, ça ne m’ennuie pas, est-ce je peux savoir ce dont il s’agit ? Ha. « La Blâchie ». « L’Albatros ». Oui, je connais l’histoire, enfin, tout ce que mon père m’en a dit. Effectivement, il y a un secret. Je pense que Brigitte a toujours soupçonné quelque chose… mais elle n’a jamais rien demandé. Est-ce que toi, t’es sûre de vouloir l’entendre ?
— Je crois que oui.
— Marrant, non ? Dire que c’est moi, l’étranger, l’enfant adopté, qui connait le cœur de cette histoire de famille. Bien, c’est d’accord… Tout commence en 1954, à « L’Albatros ». Mes parents n’avaient donc pas d’enfant et cette année-là ils ont recueilli un nourrisson, une fille. Elle était malade, lourdement handicapée, et albinos, d’où le surnom « La Blâchie ». Ils l’ont confiée à une veuve du bourg… mais en grandissant, le handicap de la petite est devenu terrible. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de solutions. La fillette hurlait jour et nuit, terrorisant les autres gosses. Les voisins jetaient des pierres aux carreaux de la maison, ils volaient le bois de la veuve, empoisonnaient ses chats… enfin, ils lui menaient la vie dure. Pour tenter de les protéger, mes parents les ont fait emménager à « L’Albatros », tu sais, au-dessus de la partie plus ou moins en ruine. Elles y sont restées jusqu’au décès de la petite d’une maladie pulmonaire, quand elle avait dix ans. Ensuite, la femme a disparu, on a parlé d’une noyade.
— Une histoire terrible… mais pourquoi ne pas avoir confié la fillette à quelqu’un de la région, près de Grenoble ?
— Mes parents ne souhaitaient pas avoir un lien de grande proximité avec elle…
— Ils auraient pu la remettre à l’Assistance publique alors ? Non… quelque chose rendait ça difficile, c’est ça ? C’était qui, l’enfant ?
— Hum. Mon père avait des côtés très rigoristes, il était bon, mais il ne plaisantait pas avec la morale. Ce n’était pas n’importe quelle enfant, tu dois bien t’en douter, maintenant. En la laissant à « L’Albatros », il y avait ses sœurs… et tout restait dans la famille. La petite n’était pas fautive, ses parents, si. C’est ce qu’il était allé expliquer au Maroc, en y emmenant Bernadette.
— Ha… je crois que je commence à comprendre...
— C’était juste une folie passagère, mon père en était convaincu… Lise, ton paternel avait quoi… vingt ans et Bernadette vingt-trois, ils n’ont pas dû réfléchir deux secondes à ce qu’ils faisaient. Ce n’était pas une histoire d’amour. Mais pour mon père, il n’était possible ni d’oublier ni de mentir à Rodrigue, on ne savait même pas s‘il allait revenir. Impossible aussi de passer outre la… légèreté de ton père... D’après ce que j’en sais, ta mère, elle, ne l’a jamais appris.
— Pour Rodrigue, ça a dû être… insupportable.
— Rodrigue sortait de l’enfer, il était malade. Il serait mort si Bernadette ne l’avait pas assisté, heure après heure, des mois durant. Il en a voulu à ton père, jamais à elle. Tu comprends ? Mais tu sais… ils étaient presque frères.
Je suis restée longtemps à fixer la photo. Le regard clair de mon père, le sourire de Joconde de Bernadette. Ce n’était sans doute pas une histoire d’amour. Juste l’histoire d’une enfant étrange, « La Blâchie », qui était un jour venue au monde. Une demi-sœur, que nous étions quatre à avoir eu, presque cinquante ans auparavant. C’était aussi l’histoire de quelques adultes qui avaient voulu, sans doute, nous protéger autant qu’eux-mêmes.
J’ai pensé à Évelyne, à la prochaine fois où elle irait rendre visite à sa mère, enfermée dans son monde incohérent et silencieux. À tout ce qu’elles ne pourraient jamais se dire. À tout le vide que les questions feraient surgir sans espoir réel qu’il ne soit jamais comblé. J’ai pensé à Guillaume et à la vénération qu’il avait vouée à notre père. J’ai pensé à ma mère, aussi.
Alors, j’ai rogné le bord du cliché, toute la partie de droite. J’ai enregistré le résultat et je l’ai stocké dans un coin du disque dur.
Je n’aime pas les vieilles photos égarées et mal cadrées.
Et vous, qu’auriez-vous fait ?
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