samedi 25 mai 2013

Le Cancre

« Clovis Drapeau ! »
Le silence se fit. Le maître se dirigea vers le fond de la classe. En passant près du
poêle à bois, dans l’allée centrale, ses yeux faisaient l’essuie-glace par-dessus ses lunettes
posées sur le bout du nez. Seule une profonde griffe du lion ridait sa face ronde au teint pâle.
D’une oreille à l’autre, des cheveux clairsemés sillonnaient sa calvitie. Il se posta face à
Clovis en écartant les ailes du nez comme pour mieux humer les relents de craie et d’encre
violette. Il lâcha la copie sur la table de l’élève et articula d’un air désabusé :
« Deux sur dix. »
Quelques élèves se retournèrent pour voir l’effet de la sentence.
« On regarde devant soi, intervint M. Dumontet, le sourcil menaçant. Certains d’entre
vous n’ont pas de quoi pavoiser ! Je rappelle que c’était le sujet du certificat d’études de l’an
dernier.»
Clovis fuit ostensiblement le regard de l’instituteur et, avec un bout de buvard, se mit à
tapoter négligemment le rebord de l’encrier en céramique enchâssé dans le pupitre.
« Juste une question pour éclairer ma lanterne, Clovis Drapeau. Pourquoi as-tu
éprouvé le besoin de parler de Davy Crockett dans cette rédaction ? »
Devant le mutisme boudeur de son élève, le maître ajouta :
« Je passe sur le temps que j’ai mis à déchiffrer ton écriture… les deux points, hormis
ma tendance naturelle à la charité chrétienne, sont essentiellement dus à ta phrase… »
M. Dumontet reprit la copie, l’ouvrit et ironisa d’un ton grandiloquent :
« Pour ta phrase : Le soleil brûle si fort que les bras des cactus tombent par terre. »
Quelques élèves se crurent obligés d’émettre de timides gloussements.
« Personnifier ces plantes cactées n’est pas dénué d’un certain humour, reprit-il, tu as
recopié l’almanach Vermot ? »
Tête baissée, mâchoires serrées, Clovis chiffonna dans ses doigts crispés le buvard
maculé d’encre. Cette rédaction avait pourtant éveillé son intérêt. Pour une fois, il s’était
appliqué, il y avait mis tout son coeur en tirant son inspiration d’une bande dessinée : Davy
Crockett, fort Alamo et tout ça. Alors maintenant à quoi bon se crever la paillasse ? pensa-t-il,
de toute façon Dumontet peut pas me saquer. Quel salaud ce face d’oeuf !
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Dix heures trente. L’heure de la récré. Les cahiers claquèrent, les porte-plumes et les
règles cliquetèrent dans les plumiers de bois, et tous se ruèrent vers la sortie dans un brouhaha
qui s’amplifia dès que la porte fut franchie avec force cris et bousculades.
Clovis alla s’isoler sous le préau, à côté des pissotières. Pour faire marcher ses mains
et s’embuer l’esprit. Il retira sa blouse et s’assit par terre en relevant les manches de sa
chemise. Il fit jaillir la lame de son couteau à cran d’arrêt. Dans sa main gauche, celle qu’il
n’avait jamais eu le droit d’utiliser pour écrire et qui avait reçu maints coups de règle
dissuasifs. Il se mit à tailler rageusement une branche arrachée au grand tilleul de la cour. Ses
cheveux noirs bouclés tressautaient et tombaient sur ses yeux. Les copeaux volaient et
jonchaient la terre battue.
Les autres élèves ne vinrent pas s’y frotter. À quinze ans révolus, son statut de garçon
le plus âgé de l’école et sa force lui valaient un certain respect dans la cour de récréation. Seul
son copain Michel Sicard vint s’asseoir près de lui. Il n’aimait pas voir Clovis muré dans son
silence avec son visage des mauvais jours. Après quelques instants, il hasarda :
« Qu’est-ce que tu fais Clovis ?
– Une flèche. Pour saigner face d’oeuf.
– Ouais, il est chié Dumontet. »
Clovis balança sa flèche contre les stalles en ardoise des urinoirs :
« Ras-le-bol de me faire renauder. Un jour, ça fera vilain. »
Il fixa Michel dans les yeux :
« Alors, quand est-ce que tu remets le couvert pour les armes ?
– Ben… Y’a une livraison ce soir… Bon, tu peux passer si tu veux mais… faudra faire
gaffe.
– Super. Toi, t’es un pote. »
À cinq heures tapantes, le portail de l’école régurgita le flot de la multitude écolière.
Clovis Drapeau et Michel Sicard prirent le chemin du retour en courant comme des dératés
dans les rues de la ville. L’imagination de Clovis s’enflammait, il avait hâte d’y être, hâte de
toucher les crosses et de faire luire les lames dans ses poings. Une arme dans la pogne, ça
inspire le respect. Le type en face, ça lui adoucit tout de suite le caractère. Il te sert du
« vous » et il t’appelle « Monsieur ».
Lorsqu’ils arrivèrent à l’armurerie située à l’angle des rues Leviel et Zola, Clovis se
posta à distance de l’autre côté de la rue et attendit. Le père Sicard était derrière son comptoir
lorsque son fils entra dans le magasin. Il lui demanda de ne pas s’éloigner parce qu’il attendait
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le transporteur. Michel grimpa quatre à quatre l’escalier qui menait à l’appartement. Il jeta son
cartable sur le lit, ouvrit la fenêtre qui donnait sur la rue et tendit un bras de connivence,
pouce levé. Dix minutes plus tard, un fourgon se gara devant l’armurerie.
Le père Sicard héla son fils :
« Michel, descends et viens fermer à clé derrière moi, je sors avec le livreur. »
Le dépôt de l’armurier se situait dans un sous-sol à l’arrière du même pâté de maison.
En s’assurant que Michel verrouillait bien la porte derrière lui, il recommanda :
« Je suis là dans dix minutes. Si un client se présente, tu boucles tout et tu viens me
chercher. »
Dès qu’ils eurent tourné au coin de la rue, Clovis se rua dans le magasin. Il se saisit
aussitôt d’un pistolet, celui qu’il avait déjà manipulé la dernière fois : un superbe Luger. Il prit
une posture théâtrale, l’arme pointée en l’air, collée à la tempe. Puis il se retourna
brusquement en écartant les jambes, en position de tir, le bras tendu vers Michel.
« Fais pas l’con, Clovis !
– Qu’est-ce que tu crains ? Il a même pas son chargeur. Au fait, combien t’as de balles
dans le chargeur ?
– Huit.
– Ouaw ! »
En examinant la crosse par-dessous, Clovis s’étonna :
« T’as pas la place de les mettre !
– Mais si, regarde, c’est celui-là, spécifia Michel en montrant le chargeur sur un
présentoir.
– T’es sûr ?
– Je veux ! Cartouches 9 mm Parabellum. »
Clovis recommença à mimer le pistolero dans toutes les positions, debout, un genou à
terre, en se retournant brusquement, en faisant tournoyer l’arme sur un doigt. Michel, sur le
qui-vive, revint vers la porte pour faire le guet. Clovis en profita pour décrocher discrètement
le chargeur et le fourrer dans sa poche. Ni vu ni connu. Il dit aussitôt :
« J’y vais avant que ton père se pointe. Je l’emprunte pour ce soir. Je te le ramène dès
demain matin.
– T’es pas fou non ? Et si mon père s’en aperçoit ?
– Mais non ! Il aura pas le temps. Il va pas faire l’inventaire de toutes les armes d’ici
demain soir. Juré craché, je te le rends demain à l’école. »
Michel, se dandinant comme s’il avait envie de pisser, supplia :
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« Putain, Clovis. Promets-moi de pas déconner ! »
Clovis fila vers la sortie en lançant :
« Promis, Michel. À demain. Tout baigne. T’inquiète pas. »
D’habitude, il musardait pour rentrer chez lui. Ce soir-là, il dévala la rue, le précieux
trésor glissé sous la ceinture de son pantalon. Il s’y voyait déjà. Son père, avec qui il vivait
seul, rentrerait tard. Fin bourré comme d’habitude. Il aurait tout le temps de faire un carton
avec les boîtes de conserves dans le fond du jardin. Il se mettrait à vingt pas et te les ferait
valdinguer une à une.
Le lendemain, M. Dumontet rendit toutes les copies de l’interrogation écrite
d’arithmétique. Toutes, sauf une : celle de Clovis. L’once de velléité qui l’avait animé avait
été vite anéantie par la simple lecture de l’énoncé. Anticipant une nouvelle humiliation, il
avait senti monter sa colère, et en guise d’exutoire, avait rendu copie blanche avec cette
annotation sciemment provocatrice : « exercice con peut pas faire si on n’a pas de
baignoire. »
L’instituteur distribua les copies une à une sans un seul commentaire. Ce
comportement inhabituel associé à sa mine sombre augurait de ce qui allait se passer. Il se
jucha sur l’estrade et balaya la classe du regard. Derrière lui, sur toute la largeur du tableau
noir s’étalait la citation du jour : « La paresse est mère, elle a un fils, le vol, et une fille, la
faim. Victor Hugo. »
Il exhala un long soupir pour tenter d’évacuer sa tension et déclara :
« Si l’on vous demande un jour de définir ce qu’est un cancre, cela vous sera facile :
vous avez le profil parfait à vos côtés. Il en a tous les attributs. La médiocrité, la paresse et la
rébellion. Le déguiser avec un bonnet d’âne serait lui faire encore trop d’honneur. »
L’instituteur avait prononcé les derniers mots en haussant le ton comme jamais. Son
regard en disait long sur la fureur qui l’étouffait. Bien qu’il n’eût pas nommé l’élève, chacun
comprit immédiatement qui encourait les foudres du maître. Avec un tel comportement,
Clovis avait atteint la zone rouge. Un silence sépulcral plombait la classe.
M. Dumontet descendit de son estrade et se dirigea à pas comptés au fond de la classe.
« La paresse et l’alcoolisme sont les deux fléaux de notre société, il n’y a qu’à se
reporter à la rubrique des faits divers du journal. Ils se nourrissent l’un de l’autre. La fatalité a
mis devant vous le produit de ce cocktail ! Comment pourrait-il se sentir concerné par les
problèmes de robinets, hein, comment ? S’agissant d’eau, ce n’est malheureusement pas son
père qui lui sera d’un grand secours ! »
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Personne n’a ri. Clovis était devenu blanc comme un linge. La petite parcelle de
dignité qui lui restait fut emportée dans un raz-de-marée. Toute sa rage cent fois contenue le
submergea. Avec des yeux noirs de haine vrillés dans ceux de Dumontet, il saisit son cartable
et le posa sur ses genoux. L’instituteur se racla la gorge. Il tenta bien d’atténuer son propos en
prenant un ton conciliant :
« Écoute… Pourras-tu enfin comprendre… »
Il s’arrêta net en voyant le pistolet braqué sur lui. Un violent flux d’adrénaline irradia
son bas-ventre. Livide, il ouvrait des yeux de grand-duc. Ses oreilles se mirent à bourdonner
tellement qu’il n’entendit pas la porte s’ouvrir avec fracas. Une espèce de colosse hirsute
déboucha dans la classe, trébucha entre deux tables, jura, se releva et éructa :
« Petit salopard, je vais te crever la gueule. Nom de Dieu ! Viens là ! Je vais
t’apprendre à canarder mes bouteilles ! »
Toute la classe s’est figée avec des visions d’horreur dans les yeux. L’homme en furie
zigzaguait entre les tables en regardant un Clovis tétanisé par l’irruption de son père. Cette
fois, ce ne serait pas la rouste habituelle qu’il allait encaisser. Pour le coup, il allait le tuer.
Immanquablement. Alors Clovis dévia lentement son arme dans la direction de son père.
Celui-ci s’arrêta net. Ses yeux vitreux changèrent d’expression.
Au fond de la classe, assis à sa table, Clovis tenait en respect son père statufié à trois
mètres de lui sur sa gauche. À sa droite, monsieur Dumontet formait le troisième sommet du
triangle à la même distance. Une tâche brune s’élargissait sur le haut du pantalon de
l’instituteur. Les élèves, l’instant de stupeur passé, avaient plongé sous les tables en criant
dans un tintamarre de chaises bousculées.
L’index de Clovis se recourba sur la gâchette. Le sang tapait violemment ses tempes.
Dans la ligne de mire, il avait la tête de son père dont la face était devenue exsangue avec les
prunelles exorbitées. L’espace d’un instant, il eut l’impression d’effacer de sa vie toute
l’humiliation, toutes les infamies accumulées jusque-là. Pistolet au poing, il eut à nouveau une
bouffée de jouissance comme lorsqu’il avait explosé ces satanées bouteilles de vinasse, une
onde qui monta de son bas-ventre et se propagea jusqu’à la racine de ses cheveux.
Son père beugla quelque chose.
Il pressa sur la détente.
Clic. Un simple clic.
Il éclata en sanglots et s’effondra sur la table, la tête dans ses bras.

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