samedi 25 mai 2013

Aujourd'hui un homme est mort

1.


Rose rouge
Rouge baiser

Seul sur la scène
Scène madrilène

Sous la lumière
Lumière d’étoiles
Dans la nuit noire

Rouge
Nuit
Rose
Etoiles
Scène
Lumière
Seul
Baiser
Noir
Madrilène

Madrilène
Noir
Baiser
Seul
Lumière
Scène
Etoiles
Rose
Nuit
Rouge

Rouge
Nuit
Rose
Etoiles
Scène
Lumière
Seul
Baiser
Noir
Madrilène


Silence total
Totalement tu

Trois coups frappés
Frappés au cœur.

Ca va commencer...



2.



Les douze coups de minuit sonnent au carillon.
Une foule d’hommes et de femmes, en rouge, noir ou blanc, envahissent la scène. Cris, embrassades, rires et pleurs fusent de tous côtés. Aujourd’hui, un homme est mort ; John Fitzgerald Kennedy a été lâchement assassiné, à l’autre bout du monde. Son profil était parfait. Toute l’Espagne est sous le choc mais rien ne peut empêcher ce peuple de vivre ses traditions. Ainsi, tout ce petit monde disparait en se précipitant vers les arènes pour assister à la corrida du nouveau siècle qui commence.

Seule et momentanément abandonnée, Dalida « bella » reste là complètement muette et perdue. Les deux mains posées sur sa poitrine, elle tente de calmer les palpitations de son cœur affolé. Elle sait que ces battements crescendo traduisent une peur panique et en même temps une certaine impatience délicieuse ; il faut l’avouer.
Comme à chaque fois, quand Diego « le torero sans peur » se lance dans l’arène, c’est une crainte incontrôlable qui se réveille en elle. Tout son corps se glace et se met à trembler sous sa robe rouge flamenca parsemée de pastilles blanches immaculées. Elle a beau se résonner que cette personne n’est rien pour elle (d’ailleurs il ne la connait même pas), elle ne peut s’empêcher de penser à lui.

Mais que se passe-t-il ? Pourquoi tant de chichis ? Il y a tellement de gens sur terre et il a fallu qu’elle se focalise sur celui-ci qui risque sa vie, à longueur de temps, et dont c’est peut-être déjà les dernières heures d’une vie tumultueuse. Dans quelques minutes, il paradera sur la piste, seul, face au taureau à jouer avec la mort. Comme à chaque fois, cette scène l’écœurera à cause du sang, de la bestialité, de la vanité et de l’honneur plus fort que tout. Comme à chaque fois, cette scène la fascinera par la beauté des gestes, par les paillettes et par la chance, maitresse du destin.
Il est tout ce qu’elle déteste : il est fier, bêtement adulé et assassin d’animaux innocents. Et pourtant, il illumine ses rêves...

La tradition veut qu’une jeune fille de vingt ans lui apporte une coupe de champagne dans sa loge, pour lui porter chance ; une heure avant sa rencontre avec la bête. Le choix de l’heureuse élue est le fruit du hasard. Le torero pioche, à l’aveugle, sur un plateau d’argent, un des petits papiers où sont inscrits tous les noms des demoiselles concernées, de la ville.

Et cette fois elle vient d’apprendre que c’est elle qui est l’heureuse élue. Oui, c’est elle que le destin a choisi pour accomplir cette mission sacrée ! Et Dalida « bella » bénit ce plateau martelé qu’elle garde serré contre son cœur. Car, à l’annonce de la nouvelle,  elle s’est précipitée à la bodega. Et là, abandonné sur une table se trouvait le plateau. Elle a su se faufiler discrètement, au milieu des habitués pour récupérer l’objet fétiche, effleuré par Diego, « le torero sans peur ». Possédée par le diable ou par la passion, elle s’est emparée de ce trésor pour ne plus s’en séparer.
Le soir venu, à l’heure du coucher, à l’heure où les paupières se ferment malgré une furieuse envie de vivre déjà demain, elle a glissé son précieux butin sous son oreiller. Et là, allongée sur son lit, elle a pu s’endormir tout près de lui, un léger sourire esquissé sur ses lèvres.
Au réveil, elle savait que cet objet brillant ne la quitterait plus et qu’il serait le trait d’union entre elle et lui. 


 3.



Aujourd’hui un homme est mort.

Les lourdes portes de l’arène s’ouvrent enfin. Après d’interminables heures d’attente, la corrida va, enfin, pouvoir commencer. Il faut dire que les rares télévisions des cafés espagnols environnants viennent de retransmettre la terrible nouvelle. Le président des Etats-Unis, John Fitzgerald Kennedy vient d’être assassiné en pleine parade. Le monde entier est sous le choc et l’Espagne aussi. Les hommes restent abasourdis tandis que les femmes sont déjà en pleurs. C’est la stupéfaction, l’incompréhension, la tristesse.

Comme des automates, la tête basse, la foule se rassemble pour avancer doucement et s’installer dans les gradins. Chacun évoque son ressenti, chacun écoute sans écouter, chacun est ailleurs.

Diego, le torero « sin miedo » (« sans peur ») est également choqué. Comment un homme d’une telle valeur a pu être lâchement massacré ? C’est monstrueux, injuste et révoltant !
Il faut qu’il se calme, qu’il se recentre sur lui-même pour affronter la bête. Il réfléchira plus tard à l’incohérence de ce geste. Diego entre majestueusement dans l’arène accompagné par la fidèle fanfare sévillane. Puis, c’est le silence total. Les gradins sont bondés et pourtant les spectateurs restent muets avec un mélange de tristesse et de respect.
Le taureau, cornes en avant, est déjà au centre de la piste, immobile. Seul le bruit de ses sabots raclant le sol et soulevant la poussière est perceptible. Comme à son habitude, Diego cabré en forme de S, le bras droit agitant fièrement la cape rouge écarlate, avance. Son port de tête est fier et son regard perçant ne fixe que la bête ; droit dans les yeux. Seules ses jambes élastiques avancent gracieusement, au ralenti.
Il sait que le taureau sait. La mort plane au-dessus de leurs têtes et c’est ce danger là qui est grisant. C’est cette présence invisible qui apporte le piment à ces instants entre l’homme, la bête et les autres. Mais comme, à son habitude, Diego va d’abord s’amuser un peu et élaborer la danse face à face, calculée et improvisée, palpitante et macabre. Il va faire son numéro, son show si attendu et si apprécié des aficionados.

Aujourd’hui un homme est mort. Un homme admirable et admiré par toute la planète. Et Diego a du mal à se concentrer. John Kennedy ne méritait pas de mourir si tôt. Il avait encore tant de choses à faire. Lui aussi d’ailleurs, il a tant de rêves.
Mais qu’est-ce qu’il fout ici ? Quel sens a sa vie ? Distraire la compagnie en tuant et en se faisant payer pour ça ? Comment a-t’il pu en arriver là ? Dans sa famille ; on est torero de père en fils et tout cela lui paraissait naturel, jusqu’à aujourd’hui, où John est mort.

La jeune demoiselle qui lui a apporté sa traditionnelle coupe de champagne ne l’a pas laissé indifférent. Avec délicatesse, elle lui a remis son verre, en le regardant fixement avec ses yeux de biche attendrie. Et pour la première fois, il a senti les battements de son cœur s’accélérer, sans pouvoir les contrôler. Puis rapidement, elle s’est éclipsée dans sa belle robe rouge flamenca aux pastilles blanches immaculées, en laissant une enveloppe sur le fameux plateau d’argent.
Surpris, Diego la décachète et peut y lire ces quelques mots. « Je suis de tout cœur avec vous. Et je sais que vous saurez faire le bon choix »… Il ne la connait pas et pourtant il sent qu’elle prend déjà toute la place dans sa vie.

Sa mission n’est plus de tuer mais d’aimer. D’ailleurs, à cet instant, le taureau lit dans ses pensées car il ne bouge toujours pas comme s’il n’a plus rien à craindre. Diego non plus et le public également. Il lui devient même impossible de jouer à faire le torero « sin miedo ». Tous ces gestes accompagnées des « hey toro, toro ! »« olé, olé ! », « arriva, riva riva ! » resemblent à ceux d’un pantin inconnu.
Tout à coup, sans réfléchir, après avoir fait trois tours de piste d’un pas rapide, il se décide à saluer la compagnie en levant son couvre-chef, puis à foncer  tout près du taureau pour s’agenouiller et lui accorder un franc baiser sur le museau. Sans que l’animal gracié ait le temps de réagir, il se relève promptement, lui adresse sa plus belle révérence et sous l’œil du public, consterné et stupéfait, Diego tourne les talons et quitte majestueusement l’arène, pour la dernière fois.

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