samedi 5 mai 2018

Zuydcoote



- Souriez, s’il vous plaît, on va commencer à filmer, dit la femme en tendant son micro à Maddy. Tu es prêt ? ajoute-t-elle en direction de l’homme qui braque une grosse caméra vers le fauteuil relax où se tient la vieille dame. Elle dit encore : L’intro, on la fera à part, après. Ils n’auront qu’à se débrouiller au montage. Et à Maddy : allez-y, dites-nous tout, comment c’est, ici, ou alors un souvenir, ce qui vous passe par la tête. Vous êtes libre.
- Libre ? dit Maddy. Libre, vous en avez de bonnes, vous. Je souris, oui, je souris, parce que j’ai toujours été comme ça, souriante, polie, patiente, bien élevée. Ce n’est pas aujourd’hui que je changerai. Mais…
Oh ! si seulement je pouvais m’en aller d’ici, mon chez moi me manque tellement ! Je m’en sortirais très bien, je n’ai jamais été fainéante, jamais, toujours travailleuse, toujours vaillante, pourquoi ne me laisse-t-on pas rentrer chez moi, je pourrais enfin le revoir, lui, il viendrait comme il l’a fait pendant plus de… oh je ne sais plus, longtemps, longtemps… il reviendrait, et moi, je lui préparerais de bons petits plats, nous aurions à nouveau nos moments à nous, rien qu’à nous, nous ne ferions de mal à personne, personne n’en saurait rien, nous nous aimerions comme nous l’avons toujours fait, en toute discrétion. Mais elles ne veulent pas, je ne comprends vraiment pas pourquoi, je ne demande pas grand-chose pourtant, juste mon chez moi, mon chez moi avec lui, de temps à autre, pas souvent, pas longtemps, je ne demande pas grand-chose, juste ça, mais les filles en rose ne veulent pas, et le médecin non plus. Tous ligués contre moi. J’en parlerai à Louise quand elle viendra, elle saura quoi faire, elle sait toujours quoi faire. Louise, c’est ma sœur, ma petite sœur à moi, bien sûr, aujourd’hui elle est grande, et belle, et forte, mais elle n’a pas toujours été comme ça. Oh je me souviens… Quand elle est née, j’avais neuf ans déjà, elle est devenue ma poupée, ma chose, mon animal familier, ma protégée. Bien sûr, la femme de mon père ne voulait pas, pourtant ça l’arrangeait bien que je m’en occupe, quand mon père avait trop de commandes et qu’elle passait avec lui des nuits entières à l’atelier pour l’aider. Moi je restais à la maison, je prenais la petite dans mon lit, je dormais près d’elle, quand elle se réveillait je la berçais et je la consolais, oui, ça l’arrangeait bien, mais ça, jamais elle ne l’aurait reconnu, jamais un merci, jamais un sourire, rien, jamais. De toute manière, ça n’a pas duré longtemps. Louise ne marchait pas encore quand je suis partie à Zuydcoote. Rien à voir avec le roman ; vous savez, ce beau roman ? Ils en ont même fait un film, je crois. Avec… Avec… Je ne connais que lui ! Tant pis, ça me reviendra… N’existe plus, l’hôpital. Bombardé… Mais où est-ce que j’en étais ? Ah oui… Moi, ce n’est pas un week-end, que j’y ai passé, à Zuydcoote, oh non ! c’est trois ans. Mais j’en suis revenue vivante et presque normale, sur mes deux jambes, après trois années plâtrée, couchée, clouée dans mon lit, au milieu de vingt-neuf autres petites filles qui n’étaient pas mieux loties que moi. C’est là que j’ai appris la patience, et à réfléchir aussi. Entre les quelques cours du matin et rien jusqu’au lendemain, j’avais le temps. La patience, oui, c’est à Zuydcoote que je l’ai apprise, et à pardonner aussi. Cette sœur au visage d’ange et sadique comme pas deux, c’est elle qui accueillait les nouvelles en leur disant : « Ici, il en meurt au moins une chaque année.» Et elle nous maltraitait avec un plaisir qu’elle ne cherchait pas même à dissimuler. Pour les opérations, on nous endormait au chloroforme, alors au réveil, forcément, on vomissait, elle nous laissait des jours et des jours dans notre vomi, dans la puanteur du vomi. Quand on mangeait, il ne fallait pas faire de miettes, on faisait toujours bien, bien attention, mais parfois quelques-unes s’échappaient tout de même. La sœur vérifiait, et quand elle avait le bonheur d’en trouver, tout son visage s’illuminait, elle nous découvrait et nous jetait par terre, avec nos plâtres, nous étions toutes plâtrées. C’est comme ça qu’un jour, le mien s’est cassé. Personne n’a jamais demandé comment c’était arrivé, pas même le médecin. C’est qu’on la craignait, la sœur. Même l’aumônier… pourtant, il m’aimait bien, lui, et moi aussi ; parfois on parlait, je savais ma bible par cœur, pas comme les catholiques, alors lui, bien sûr, ça lui plaisait, on se posait des colles, c’était à celui des deux qui déclarerait forfait et ce n’était pas toujours moi, loin de là. Dès que la sœur avait le dos tourné, on en profitait, mais dès qu’elle approchait, il battait en retraite, il s’en allait vers un autre lit comme si de rien n’était. À l’époque, je ne jugeais pas, et même encore maintenant. Je ne juge jamais, qui suis-je pour juger, qui suis-je pour condamner ? Tout de même, il m’arrive parfois de me demander s’il n’était pas un peu lâche, l’aumônier… Le dimanche à la fin de la messe, quand il passait pour donner aux autres la communion, la sœur me couvrait de mon drap et lui faisait mine de ne rien voir. Si ce n’est pas de la lâcheté, ça… J’étais adventiste, j’étais Satan, voilà ce qu’elle disait, la sœur. Pour toute la salle, pour toutes les petites filles comme moi allongées, pendant trois ans, chaque dimanche, j’ai été Satan. Je faisais comme l’aumônier, je ne disais rien. À qui aurais-je pu dire ? Personne ne m’aurait crue, pas même vous, et pas même mon père, à qui la sœur faisait les yeux doux quand il venait. Quand il venait… Deux fois en trois ans. C’est vrai que Mulhouse, c’était loin, mais tout de même… La première fois, sa sœur Caroline l’accompagnait. C’était ma tante préférée, parce qu’elle disait que je ressemblais à ma mère. Elle ne m’en parlait jamais, elle me disait juste ça, que je lui ressemblais. Ils n’étaient restés qu’une seule journée et je n’ai pas conservé de souvenir précis de cette visite-là. La deuxième fois, il avait amené Louise, c’est là que j’ai compris à quel point ce petit bout de rien du tout me manquait. Ils étaient restés trois jours. Un après-midi, on avait roulé mon lit jusqu’à la plage, c’était la première fois que je voyais la mer, l’hôpital était tout au bord de la mer, et moi, je ne l’avais jamais vue parce que la salle donnait de l’autre côté. Louise était toute petite, trois ans à peine, mais contrairement à mon père, elle avait dû flairer quelque chose, parce que quand la sœur approchait, elle criait « Hexe ! Hexe ! » Peut-être était-ce seulement à cause de sa robe noire et de sa cornette, mais je ne crois pas, au premier coup d’œil, elle l’avait jaugée, jugée et cataloguée : Hexe, sorcière. Une fois de plus, je n’ai rien dit, seulement « chut ! », même si la sœur ne pouvait pas comprendre. Non, je n’ai rien dit de ce qu’elle nous faisait endurer : à quoi bon ? Mais ma petite sœur haute comme trois pommes avait tout compris et je ne l’en ai aimée que mieux. Après leur départ, on n’a plus jamais roulé mon lit sur la plage et je n’ai pas revu la mer.
- Mais pour finir, vous êtes rentrée chez vous, dit la dame au micro.
- Oui… au bout de trois ans, je suis devenue une « Debout », je pouvais marcher, avec les autres « Debout », j’aidais à faire les lits, à servir leurs repas aux « Allongées », je passais le balai, et quand je n’ai plus eu besoin de mes cannes, on m’a renvoyée chez moi. Louise allait à l’école, moi, en trois ans, je n’avais grandi que de deux centimètres, à treize ans, j’avais la taille d’une enfant de neuf ans, mais dans ma tête, ah ! dans ma tête, je crois bien que je n’ai jamais été aussi vieille qu’à cette époque-là. Mais c’est vieux, tout ça, tellement vieux…
- Oui… Mais ici ? questionne la dame. Ici, vous êtes bien ?
- Ici ? Oui… Mieux qu’à Zuydcoote, en tout cas. Mais ce n’est pas mon vrai chez moi. Vous savez, je pourrais très bien me débrouiller toute seule, je n’ai jamais eu besoin de personne, jamais, mais elles ne veulent pas, les filles en rose ne veulent pas, elles disent que maintenant, c’est ici, chez moi. Ce n’est pas vrai. Mon chez moi n’est pas du tout comme ça. Il faudra que j’en parle à Louise, quand elle viendra. Mais elle ne vient plus jamais. Personne ne vient plus jamais. Même lui ne vient plus. Et ça, vraiment, je ne le comprends pas. Il pourrait bien venir me voir de temps à autre non ? Mais que voulez-vous, Madame, quand on est vieux, on n’intéresse plus grand-monde, il faut se faire une raison, c’est comme ça...
- Mais si, moi, vous m’avez intéressée. Et Benoît aussi. N’est-ce pas, Benoît ?
- Mais oui, fait le monsieur à la caméra, plus par politesse qu’autre chose. Peut-être n’a-t-il pas même entendu.
- Dites…
- Oui ?
- Vous ne me montrerez pas comme ça à la télévision, n’est-ce pas ?
- Pourquoi donc ?
- Le coiffeur ne vient que demain. J’ai l’air d’un épouvantail. Je ne voudrais pas faire fuir les moineaux, vous comprenez ?
- Vous êtes très bien, ne vous en faites pas.
- Je sais ce que je dis. Laissez-moi dans le noir. Ou alors, très surexposée. On voit moins les rides.
- Si vous y tenez.
- J’y tiens. Elles me croient toutes gâteuses, ici, parce que parfois j’oublie des choses. Laissons-les croire. Je sais ce que je sais. J’ai beau avoir combien ? Cent ans ? Oh ! je ne sais plus, trop, beaucoup trop, le bon dieu m’oubliez, voyez-vous. C’est à croire que lui aussi se fait vieux… Mais il y a bien des choses que je n’oublie pas. Mes rides, par exemple. Et encore, à mon âge, les rides, c’est normal, me direz-vous, et vous aurez raison. Mais il y a pire, voyez-vous. Oui, bien pire. Ma patte folle… vous ne la montrerez pas, n’est-ce pas ? Et vous ne direz pas mon nom, non plus. Je ne voudrais pas que sa femme à lui se doute. Pensez : cinquante années de prudence… Ce serait trop bête, vraiment.
- D’accord.
- C’est promis ?
- Mais oui.
- Vous êtes gentille, vous au moins. Vous reviendrez ?
Mais la dame au micro s’est détournée. Elle n’entend plus. Ou alors, elle ne veut pas. Au Monsieur à la caméra :
- On a ce qu’il nous faut, Benoît. Remballe, on y va.

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