Souriez ! Et vous serez aussi heureux que moi.
J’ai toujours été heureux, même si je n’ai jamais vraiment souri, mais j’ai
toujours été positif, enfin je crois, que je ne m’en souviens plus très bien de
tout, à mon âge.
D’ailleurs,
je ne sais plus exactement depuis quand j’étais là, mes souvenirs s’étaient
dilués dans les nuées de ma lointaine jeunesse. Mais j’avais un poste
important, du moins à mes yeux. Je voyais tout et j’étais vu de tout le monde.
J’écoulais des jours heureux, j’étais insouciant. Pendant la longue saison
pluvieuse, je restais le jour durant, à l’abri sous une marquise. Je regardais
avec délectation les gouttes venir faire de petits ronds sur les flaques devant
mon trône pour les grossir peu à peu. Pendant la chaude saison, je me tenais à
l’ombre dans le jardin l’été, sous les fruitiers. Je prenais une pose souvent
alanguie et pourtant je n’ai jamais été paresseux. Ah ça non ! Je ne crois
pas avoir été déjà dédaigneux malgré mon statut et avoir rechigné à me lever
pour venir saluer quelqu’un.
Tous
faisaient montre de considération à mon égard, aussi bien le personnel, que les
pensionnaires, et même les visiteurs réguliers qui devaient m’identifier
immédiatement. Et moi je les honorais sans exception quel que soit leur rang. Les
habitudes de la maison n’avaient aucun secret pour moi. Je savais quand
devaient arriver le matin ceux qui habitaient en dehors de l’établissement et
quand les enfants partaient sous escorte pour leur petite promenade du matin.
Certains avaient en plus, je pense, de l’affection pour moi.
En
attendant, je me prélassais en écoutant les oiseaux ou en admirant les
papillons ; j’étais sensible aux beautés paisibles de la nature. Je
m’exerçais à rester immobile, j’y parvenais fort bien, à tel point que certains
auraient pu parfois me croire en marbre ou en jade ! Oui, une superbe
statue plantée là, au beau milieu des fleurs odorantes.
Puis,
plus tard, dans la matinée, au moment où généralement les pensionnaires
rentraient, je pouvais humer les premières odeurs qui s’échappaient alors des
cuisines et qui venaient me titiller les narines. Je devinais ainsi ce qu’on
préparait et que j’allais pouvoir déguster… à mon tour.
Oui,
je peux dire que je vivais des jours heureux, je disposais du meilleur confort
que ma position m’octroyait et j’étais bien entouré. Je ne demandais rien de
plus. Ou du moins, je pensais encore que je ne pouvais espérer rien de mieux.
J’en
avais vu défiler des enfants. Il y avait ceux qui pouvaient gambader, ceux qui
allaient clopi-clopant. Et puis il y en avait d’autres qu’on trimballait en
chariot, ou plutôt en caddies, à plusieurs dans chaque panier quand il
s’agissait de petits. Mais lorsque leur corps malade avait trop grandi pour
rester dans de un tel contenant, on les
sortait en siège roulant, parfois bricolés. Ceux-ci étaient toutefois réservés
aux plus âgés, car les équipements adaptés étaient rares. Cette catégorie de
pensionnaires ne se tenait évidemment pas bien droit, et cela d’autant plus
qu’ils vieillissaient. Leur tête oscillait souvent d’un côté, puis de
l’autre ; j’en avais mal au cou pour eux. Leur regard paraissait un peu
perdu, mais j’avais pourtant la certitude qu’ils me voyaient distinctement
lorsqu’ils me croisaient. J’avais même parfois l’impression que leurs yeux
s’illuminaient un peu face à moi. Je les suivais et tentais de m’accrocher à
cette petite flamme ravivée. Si je pouvais les aider un peu, j’en éprouvais un
bonheur indicible.
Certains
parvenaient à faire des progrès, parvenant même à pouvoir marcher. Je me
disais alors : « Tiens ce Yuekin se tient debout
maintenant ! » ou « Quel courage cette Zhingkai ! »
même s’il leur fallait toujours, il est vrai, une ou deux béquilles, voire un
assistant, pour les soutenir. Mais je participais à leurs efforts et j’essayais
de les encourager de mon mieux.
Je
les aimais tous autant, même ceux qui ne devaient pas être considérés comme
très beaux ou très normaux. Personnellement, je n’avais aucun jugement de
valeur sur ce sujet-là, mais je suppose que certains ne devaient pas l’être
vraiment. En effet, même parmi ceux qui paraissaient autonomes, je remarquais
qu’il y en avait qui traînaient de la patte ou qui se tenaient de travers ou
qui avaient un petit quelque chose de bizarre, sans compter ceux dont le crâne
paraissait un peu… asymétrique ou dont la forme pouvait paraître curieusement
étirée dans un sens ou dans l’autre.
En
tout cas, je les voyais de façon immuable chaque matin partir, puis revenir de
leur balade et j’assistais à leur croissance. Tant qu’ils étaient petits, tous
les espoirs étaient permis. Mais ceux qui devenaient adultes et dont personne
n’avait voulu devaient partir. Quelques-uns néanmoins restaient sur place
lorsqu’ils pouvaient intégrer le personnel. Ces derniers affichaient alors un
air de satisfaction si évident à pouvoir faire comme les autres employés qu’un
masque de béatitude semblait s’imprimer à jamais sur leur visage.
Pourtant, la vocation de cette
institution était malgré tout de faire partir les enfants. Et beaucoup
quittaient ainsi les lieux pour partir loin, sans doute très loin. Je savais
pourquoi. Ils s’en allaient avec leurs parents, de nouveaux parents, venus
d’ailleurs. Des gens qui ne venaient qu’une fois chez nous, mais la bonne.
Ceux-là, ces enfants affichaient toujours le sourire en partant.
Personnellement, je ne comprenais pas pourquoi, du moins je ne comprenais
pas encore pourquoi. Parce que moi, je n’aurais souhaité pour rien au monde, à
cette époque, quitter ce petit monde qui était le nôtre. Bon, il n’est pas à
douter que ces gens qui venaient d’ailleurs devaient être gentils pour accepter
de venir de si loin jusqu’à chez nous. Mais, on sait ce qu’on quitte, jamais ce
qu’on va trouver. En tout cas, je n’ai jamais vu l’un de ces enfants revenir.
Et puis, un jour, j’ai entendu des
parents qui parlaient entre eux. Ils ne devaient pas venir de très loin, en
tout cas je me fis cette réflexion à leur pure apparence physique. Et puis, je
ne suis pas certain qu’il s’agissait réellement de parents qui venaient pour
une adoption. Peut-être n’étaient-ils là que pour traiter une affaire avec la
direction ?
- Et n’est-il pas adorable, celui-là ?
- Absolument.
- Tu vois où je veux en venir ?
- Je crois voir, oui. Mais as-tu eu le temps de
réfléchir à ce que tu me proposes ?
- Non, mais parfois on doit savoir écouter un peu ses
émotions, non ?
- Et comment ferons-nous ?
- On trouve toujours une solution.
- Ouais… Tu crois qu’on peut se le permettre.
- Regarde-le donc.
L’homme
me fixa longuement et finit par dire :
- … Pourquoi pas finalement.
Il
s’approcha. Je ne puis m’empêcher de me lever pour l’accueillir comme je
faisais toujours avec les gens qui me paraissaient gentils. Et c’est vrai qu’il
avait l’air bien aimable, ainsi que la femme qui l’accompagnait.
Et
puis, une fois debout, je sentis que ma queue frétillait alors que je
glapissais déjà sous les caresses. C’est sans doute comme ça que j’ai fini de
le convaincre, bien malgré moi, car je ne voulais pas quitter cet orphelinat.
Je pensais que c’était la meilleure place qu’il soit pour un pauvre corniaud
comme moi.
Et
bien non ! Je n’imaginais pas qu’on pouvait être encore plus heureux
ailleurs finalement. Je me suis pris au jeu, comme ces enfants que l’on
confiait pour une nouvelle vie, pour un nouveau départ, pour une nouvelle chance.
Je dois reconnaître que j’ai eu de la chance de rencontrer ces gens-là, de
tomber sur ce couple-là. C’était sans doute un coup du hasard, mais le hasard
fait parfois tellement bien les choses… à croire qu’on l’a mérité...
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