« Souriez,
monsieur Wang, votre fille … » Il avait ses raisons de ne pas être jovial.
Il était arrivé dans le Sud de la France à l’âge de neuf ans. Sa famille avait
fuit la prise de pouvoir par le parti communiste chinois. Toute sa vie, il
travailla dans la restauration, et vendit ses préparations culinaires au même
endroit. A l’entendre parler français, on aurait pu supposer que ce petit homme
sec, énergique, autoritaire et sans âge était un nouvel arrivant. Il n’en était
rien. Il ne pratiquait aucun sport, ne lisait pas, n’avait pas le temps. Le
président Mitterrand venait d’annoncer la réforme des trente-neuf heures. En
apprenant par la radio cette nouvelle, il fut secoué d’un petit rire nerveux.
Il en faisait presque le double. Il n’avait aucune confiance dans le
gouvernement socialiste. On pouvait le taxer d’anticommunisme primaire. Mais sans
Mao, il serait à l’heure actuelle ingénieur et sa vie aurait été toute
différente. Depuis qu’il était veuf, il travaillait seul dans sa minuscule
boutique. Il ne s’était pas remarié, n’avait pas de maîtresse et passait le peu
de temps libre avec sa fille unique Lin. Il l’élevait durement dans le respect
des ancêtres et le culte du travail. Il avait une unique distraction, un grand
plaisir, un seul, il lisait et relisait les bulletins scolaires de sa fille.
Depuis le C.P, il les avait tous gardés précieusement.
Très
obéissante, Lin semblait être une machine à produire des bonnes notes soumise à
son père. Elle comprenait très vite, retenait tout et apprenait sans relâche
dans un mutisme absolu. Hormis en sport, elle fut la première de la classe dans
chaque matière et à chaque trimestre. Il n’y eut aucune exception. Son père lui
défendait de fréquenter les jeunes de son âge, l’amitié n’était pour lui qu’une
perte de temps. Il lui interdisait également de l’aider dans sa boutique, elle
devait consacrer chaque instant de sa vie au travail intellectuel. Il avait des
ambitions très élevées pour sa fille. Elle se réfugiait dans les livres. Filiforme,
jean, tee-shirt, sweet et baskets à bon marché, elle passait sa vie entre
l’école et la bibliothèque municipale. Elle épuisa rapidement les livres pour
son âge. Elle passa aux étagères consacrées à la littérature et à la philosophie.
Elle avait soif de tout connaître, les classiques, les modernes, les
contemporains. Elle cherchait sa voie, la vérité, une révélation, quelque chose.
Elle s’enthousiasma pour Nizan, Comte-Sponville, d’Ormesson et le premier roman
d’une jeune romancière inconnue Amélie Nothomb. Les années passèrent, se
ressemblaient, elle s’allongea sans s’épaissir.
Elle
entra au lycée en classe de seconde. L’ancien immigré attendait avec impatience
la rencontre parents professeurs. Il voyait tous les enseignants, buvait leurs
paroles élogieuses, profitait de sa consécration annuelle, brillait par
procuration. Il posa au professeur principal, celui de mathématiques la
question qui lui brûlait les lèvres depuis tant d’années. « Pensez-vous
Lin capable de polytechnique ? » La réponse fut un oui franc et massif. Le
pédagogue ne prit pas même les précautions d’usage, il n’avait jamais vu une
élève aussi brillante de sa carrière. On prendrait d’ores et déjà rendez-vous
pour une première S l’année prochaine. On détrompa monsieur Wang, le S n’était
pas pour supérieur mais pour scientifique.
Les
semaines passèrent et le troisième conseil de classe approcha. La fille fit
signer la fiche navette à son père. Stupeur. Lin fit un seul vœu, première A1.
La colère du quinquagénaire fut violente. La jeune fille n’en démordit pas.
Monsieur Wang prit rendez-vous immédiatement avec le proviseur. Il essaya de
convaincre sa meilleure élève de revenir sur sa décision. Il y avait bien un
peu de mathématiques dans la filière A1, rebaptisée depuis première L, en tout
cas, pas suffisamment pour envisager polytechnique. Chacun campa sur ses
positions. Pour désamorcer le conflit, le chef d’établissement proposa de lui
aménager un emploi du temps sur mesure. Elle pourrait bénéficier de cours supplémentaires
de mathématiques en première. Ainsi, elle n’aurait aucun problème pour suivre
l’année suivante en terminale C. Le chef d’établissement rassura le parent
d’élève. « Souriez monsieur Wang, votre fille fait une petite crise
d’adolescence. Il n’y a vraiment pas de quoi s’inquiéter. »
Tranquillisé,
monsieur Wang attendit avec une impatience frénétique le bulletin du premier
trimestre. En première littéraire, Lin fut la major de la classe dans toutes
les matières, y compris dans les cours supplétifs de S. L’équipe enseignante
encouragea vivement la jeune asiatique à intégrer la prestigieuse terminale C,
renommée plus tard terminale S. Le chef de famille reprenait espoir. La fille
fit signer la fiche navette à son père. Tremblements. Lin fit un seul vœu,
terminale A1. La colère de monsieur Wang fut si terrible qu’il ne put prononcer
un mot. Il était agité de spasmes. Celui-ci prit rendez-vous d’urgence avec le
proviseur. Il essaya de convaincre sa meilleure élève de revenir sur sa
décision. Pour rendre la parole au parent d’élève, le chef d’établissement proposa
une nouvelle fois, de créer pour Lin un emploi du temps personnalisé. Elle
pourrait suivre les cours supplémentaires de mathématiques de la terminale C.
Ainsi, elle n’aurait aucun problème pour intégrer l’année suivante maths sup.
Le chef d’établissement rassura le parent d’élève. « Souriez monsieur
Wang, votre fille est en pleine crise d’adolescence. Il n’y a pas de quoi
s’alarmer. »
Il
fut cependant très anxieux toute la dernière année du lycée. Il rêvait souvent que
Lin échouait au baccalauréat et devenait cuisinière. Il se réveillait en nage de
cet horrible cauchemar récurrent. L’examen final approchait et il était temps
de remplir les dossiers d’admission pour les classes préparatoires. Sa fille ne
fit qu’un seul vœu, celui d’hypocagne. Stupeurs et tremblements. Monsieur Wang
prit rendez-vous avec le proviseur sur le champ, c’était une question de vie ou
de mort. Il essaya de convaincre Lin de revenir sur sa décision. Chacun campa
sur ses positions. Pour ressusciter monsieur Wang, le chef d’établissement
expliqua ce qu’était « Normale Sup ». Son interlocuteur comprit que
« la rue d’Ulm » était encore plus prestigieuse que polytechnique. Sa
renommée était internationale et le monde entier enviait à la France cette
institution. De plus, l’état offrait à l’élite de ses étudiants le privilège de
les rémunérer pendant quatre ans. Lin étudiante, gagnerait plus que son père. Etre
normalien ouvrait toutes les plus portes. La liste des célébrités passées par
la rue d’Ulm étaient d’une longueur impressionnante : Paul Nizan, disparu
trop tôt, Jean-Paul Sartre, décédé récemment, André Comte-Sponville, toujours
vivant, Jean d’Ormesson, immortel, … exception faite pour Amélie Nothomb. Ces
personnes n’ayant pas fréquenté son petit magasin, monsieur Wang ignorait ces
illustres auteurs. Il comprit cependant l’essentiel, à savoir que la rue d’Ulm
était réservé à l’élite de l’élite. Pour réussir le concours le plus ardu qui
soit, le chef d’établissement expliqua qu’il fallait suivre deux années
préparatoires, formation que son petit lycée de province était fier de
proposer. Il rendit peu à peu la vie au parent d’élève. « Souriez monsieur
Wang, votre fille fait une crise d’adolescence sévère, mais il n’y a pas de
quoi dramatiser. »
En
effet, Lin obtint le bac A1 avec la mention très bien et les félicitations du
jury : 18, 76 de moyenne générale. Monsieur Wang se remit de sa déception,
sa fille n’ayant obtenu qu’un bac littéraire. Lin entra en classe préparatoire
non scientifique. Trois semaines après la rentrée, un événement extraordinaire
eut lieu. Monsieur Rousseau, dont le nom l’avait sans doute prédestiné à
enseigner la philosophie, entra en trombe dans la salle des professeurs. La
porte claqua, il hurla comme un dément, réclama le silence auprès de ses
collègues pour raconter son incroyable aventure. Il venait de mettre un
quatorze sur vingt à une élève d’hypocagne. Les enseignants hébétés se
regardaient incrédules. Le vénérable philosophe s’assit pour se remettre de ses
émotions. Il avait le vague souvenir, au début de sa carrière, d’avoir poussé
la générosité jusqu’à dix, mais cela avait été si rare. L’auteur de cet exploit
était une certaine Wang. Au premier trimestre, elle était en tête dans toutes
les matières et le lycée était maintenant sûr de détenir entre ses murs une
future normalienne.
Pourtant,
quelques temps plus tard, Lin rédigea sa lettre de démission. Chaque enseignant
voulut la convaincre personnellement de rester au lycée. Comme le président de
la République le quatorze juillet, elle assista stoïque au défilé des
professeurs devant elle. Le proviseur, qui aimait les « bonnes
statistiques », usa de tous les arguments à sa disposition. Pour une fois
qu’une normalienne sortirait de son établissement. Tout le prestige
rejaillirait sur son lycée et sur lui-même par la même occasion. Il discuta
longuement avec sa protégée. Lin lui expliqua que l’enseignement de monsieur
Rousseau lui avait ouvert d’autres horizons, qu’elle voulait se consacrer à
l’essentiel et que la rue d’Ulm n’était au fond que la poursuite d’un honneur,
une perte de temps, un manque de sagesse. Outré par des propos qu’il trouva
provocateurs et incompréhensibles, il convoqua le père pour qu’il aidât sa
fille à retrouver la raison. Monsieur Wang, qui pour la première fois de sa vie
montra qu’il n’était pas dénué d’humour, tenta de consoler son interlocuteur.
« Souriez, monsieur proviseur, faites comme asiatique comme moi, souriez
jaune. » Mais, au fond de lui-même, monsieur Wang pensa qu’il n’avait pas
de chance avec les crises d’adolescence. Lin entra dans un monastère
bouddhiste.
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