samedi 5 mai 2018

Un pari stupide


-              Souriez ! Allez, faites un effort… Attention…. voilà. Merci, ça fera plaisir au petit.             
                Une mouche bourdonne bruyamment, se pose sur le plafond en haletant. Un coup d’œil en bas, à droite, à gauche, devant, derrière. Rien de bien folichon : une pièce grise, des murs gris clairs, un sol gris foncé, une vieille table en métal (grise donc)… Rien qui prête à sourire, malgré la sommation de l’humain envers son congénère. Quel intérêt y a-t-il à posséder quatre mille ommatidies pour ne voir finalement qu’un spectacle aussi désolant ? Surtout quand on ne sait pas lire !
                Dommage pour l’insecte. Car si cette mouche avait su lire, elle aurait pu voir l’écriteau « Salle d’interrogatoire n°3 » collé de travers sur la porte. Ainsi aurait-elle eu une explication à ce manque de décoration qu’elle déplore. Rendant l’injonction de la grande gueule encore plus singulière. D’ailleurs, l’autre ne sourit pas. C’est le moins qu’on puisse dire.
                Mais abandonnons cet ingrat insecte pour nous concentrer sur les deux hommes qui occupent la pièce. Aucun problème pour deviner qui est qui : tout d’abord parce que le flic porte une arme accrochée à la ceinture, et puis surtout parce que le suspect, lui, (s’il est là c’est bien qu’il doit être suspecté de quelque chose, non, je n’ai pas dit coupable…) porte un maillot de foot couvert de sponsors de tout genre, un short orné du même numéro que le maillot (pas un amateur, donc), une paire de chaussettes remontées jusqu’aux genoux et enserrant une paire de protège-tibias de marque parfaitement reconnaissable (sauf pour notre mouche qui ne connait pas les signes de ponctuation), ainsi qu’une paire de chaussures à crampons 17 cm spécial pelouse grasse sur la quelle apparait à nouveau cette virgule bien connue. Le tout étant couvert de traces de boue et de brins d’herbe, l’on devine aisément que notre footeux a été interpelé à la fin du match et transporté sans ménagement dans cette pièce particulièrement grise aux yeux de la mouche.
                Mais trêve de commentaires et place aux dialogues, maintenant que le flic a obtenu son selfie avec la star cramponnée…
-             Allez, Monsieur Desvilles, dîtes-nous la vérité et on pourra tous aller se coucher plus tôt. On sait tous pourquoi vous êtes là, alors finissons-en.
-               Hein ?
-              Je disais : vous, coupable, alors vous avouer et affaire finie. You, coupabeule, so you say true and me…
-              Non, je comprends le français. Mais vous avez dit que je savais pourquoi j’étais là, or je n’en ai pas la moindre idée.
-               Or je n’en ai pas la moindre idée. Un footeux qui a le Bac. Classe !
-               Pardon ?
-              On va changer de ton. Ecoute-moi bien, Didier… tu permets que je t’appelle Didier ? A moins que tu préfères Dédé. Va pour Didier. C’est pas parce que tu touches des millions et que tu roules en Audi à quatre que tu vas me prendre de haut. Ok ?
-              Mais non, je…
-              Pop, pop, pop ! C’est moi qui parle. Toi tu parles quand je te donne la parole.
-             
-             Je préfère ça. On n’est pas au Parc des Princes, ici. Donc tu te demandes pourquoi t’es là. Réfléchissons ensemble, si tu le veux bien.
-             
-              De quoi peut-on accuser un footeux ? Dopage ?
-              Quoi ?!
-              Non, t’as trop de cheveux pour être dopé.
-              Barthez n’était pas dopé…
-              FAIS PAS LE MALIN AVEC MOI !!
-              Pardon.
-              Donc, t’es pas là pour ça. Peut-être pour violence… Les footeux, les stars, tout ça, ça pète facilement les plombs. T’as tapé ta gonzesse ?
-              J’ai pas de gonzesse.
-              Une pute ?
-              Je vais pas aux putes.
-              T’es pédé ?
-             Hein ?
-             T’as le droit, hein, le prends pas mal. En même temps, ça se comprend, tous ces mecs musclés, sous la douche, toute cette débauche d’énergie…
-              Je ne suis pas homosexuel.
-             Tout de suite les grands mots. Bref, je vais te dire pourquoi t’es là puisque tu fais semblant de pas comprendre. Match truqué. Ça te parle ?
-              Quoi ?!
-              Arrête ta comédie, j’ai vu ton mollet sursauter. C’est un signe qui trompe pas.
-             Ecoutez, on vient de perdre un match super important, on a peut-être perdu le titre, alors vos élucubrations…
-              C’est parce que je suis flic ? C’est ça ?
-              Hein ?
-              Hein… quoi… tu te répètes, ça sent le coupable.
-              Mais non, je…
-             Va pas encore me sortir un mot trop long que je comprends pas, ok ? Je sais pas pour quel philosophe tu te prends, mais moi aussi je peux citer Rummennige !
-              C’est une blague ? C’est ça ?
-              Ecoute-moi bien, Socratès, t’es foutu. On a un dossier gros comme ma b... enfin, épais comme ça, et je te déconseille de me faire perdre mon temps.
-             
-              C’est mieux. Combien t’as touché ?
-              Pour ?
-              Ben pour faire perdre ton équipe ?
-              Vous m’insultez ou quoi ?
-              Rassieds-toi ou je te fais une Schumacher dans les gencives. Voilà. Je te dis qu’on te tient. Y a un expert, un… (il regarde le dossier, cherche le nom)… ah oui, un spécialiste en physiologie comportementaliste qui est en train d’étudier la vidéo du match. Sans compter qu’on est en train d’éplucher tes comptes.
-              Tout ça ?
-              Rigole, rigole. Tu verras. On a aussi ton portable sur lequel tu as téléchargé l’application de la Française des jeux pas plus tard qu’hier. Etonnant, non ?
-              C’est pour mon frère, son forfait est bloqué.
-              Ben tiens. De toute façon, ce genre de truc, ça se fait toujours en famille. Histoire que tout le monde touche sa part. tu sais combien il y a eu de fric joué sur ce match ?
-             
-              Quatre millions d’euros ! Tu te rends compte du nombre de pékins qui ont joué ? Tu te rends compte du nombre de smicards que t’as floué en truquant le match ?
-              Mais je vous dis que je n’ai pas truqué le match !
-              Ben tiens. Ecoute ça (il lit) : « des montants anormalement élevés par rapport à l'enjeu se sont déroulés depuis une zone géographiquement circonscrite ». Quelqu’un a misé 80 000 euros. Ça serait ballot qu’on découvre que c’est ton frère, non ? Ou quelqu’un de ton entourage ?
-              Vous pouvez chercher, vous ne trouverez rien.
-              T’en fais pas. J’en fais une affaire personnelle. Je vais te dire un truc : je déteste les paris sportifs. Je déteste tout ce fric qui pue, tous ces rapaces qui se bardent sur le dos des pauvres qui rêvent de devenir riches en comptant sur des blaireaux comme toi.
-             
-              Des dépressions, des familles endettées, brisées, des tentatives de suicides… pas toujours ratées. Voilà ce qu’on obtient depuis que l’Europe nous a obligés à légaliser les paris sportifs.
-              Je sais, je le déplore. Mais je ne suis pas responsable.
-              Je le déplore… Pas responsable… Fais pas ton intello ! Je vais te dire ma façon de voir la vie : je pense que les gens doivent travailler pour mériter leur salaire. Je pense qu’un branleur en short devrait pas toucher les millions que tu touches pour courir après un ballon.
-              (ricanement)
-              Ça te faire rire ? Pas moi. Tu sais ce que j’ai trouvé, l’autre fois, dans la poche de mon fils ? Un ticket de pari sportif. Seize ans. Avec sa mère, on se tue à lui expliquer la vie, la valeur du travail, tout ça tout ça, et l’autre grand dadais, son rêve, c’est de devenir riche en pariant que tu vas marquer un but. Il trouve un grand pour jouer pour lui et il claque sa thune, comme ça, sur un match. Je déteste les paris. Et le foot encore plus ! Le pire, c’est qu’il porte un maillot à ton nom ! T’imagines ? Il va tomber de haut quand il va découvrir ce que tu es vraiment.
-              C’est-à-dire ?
-              Un tricheur. Un mec qui truque les matchs. Qui se fout du sport, qui pense qu’à la thune. Quand tu seras derrière les barreaux, je prendrai une photo et je la mettrai en fond d’écran de son téléphone. Didier Desvilles, la star déçue.
-              Déchue.
-              Quoi ?
-              Rien.
-              Tu respectes rien, mon pote. T’es qu’un gosse pourri gâté.
-              Je vous dis que je n’ai rien à voir avec ça. Je vous le jure. Je n’ai jamais triché de ma vie.
-              Un mec plein de fric qui se fout de la gueule de ses supporters.
-              Justement, avec le fric que je gagne, vous croyez vraiment que j’ai besoin d’aller tricher sur un match ?
-             
-              Franchement ?
-              (le flic fronce les sourcils) Essaye pas de me la faire à l’envers.
                Le flic se lève, dévisage le suspect, quitte la salle en secouant la tête. Il referme la porte derrière lui en soupirant, donne un coup de pied rageur dans le mur. Son collègue le rejoint, un large sourire aux lèvres.
-              Alors ?
-              T’avais raison. Il a rien fait.
-              Je t’avais dit qu’il avait pas fait exprès de rater le but. C’est une chèvre, il rate tout. Y a même plus besoin de mettre un gardien devant lui.
Le flic enfonce la main dans sa poche, sort son portefeuille. L’autre tend la main avec arrogance, regarde le billet froissé de cinquante euros tomber dans sa paume, défroisse le billet, le passe devant la lumière comme pour vérifier son authenticité.
-              Tu veux parier qu’il joue pas le prochain match ? demande son collègue.
-              C’est bon. Il m’a fait perdre assez d’argent, ce con. J’avais misé trente euros sur une victoire, vingt sur son but. Plus ce pari stupide avec toi, j’ai plus de thune.
-              Dommage, t’aurais gagné.
-              Pourquoi ?
-              Parce que la plainte, c’est son entraineur qui l’a déposée !


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