« Souriez…attention ! » Emilie frissonnait encore du
dernier baiser que Tany avait déposé dans son cou avant de se rendre à
l’université. Le café fumait sur la table. Elle
souriait à ce sourire, assise sur la terrasse de leur appartement, le
visage réchauffé par un doux soleil d’automne, en regardant la seule
photo-souvenir qu’elle avait gardée de leur anniversaire de mariage. Elle se
souvenait. Un invité, qui ? avait saisi un moment de grâce et de
révélation. Elle ne s’en était pas aperçue sur le moment mais c’est à cette
seconde exactement qu’elle était tombée amoureuse. Sur la photo, Tany riait aux
éclats en écartant d’elle une coupe de champagne pour éviter que le vin ne
se renverse sur sa robe. Emilie lui souriait. Elle se rappelait qu’elle ne
savait pas pourquoi Tany riait mais la joie belle et franche de la jeune femme
l’avait éblouie, subjuguée. Elle avait été de nouveau heureuse le temps de cet
éclat de rire. Inconsciemment, à cet instant, elle désira le redevenir un jour.
Quelques mois auparavant, elle vivait- mais était-ce une vie ce plat
pays de routine et d’ennui ? - encore avec Robert. L’absurdité qu’était
devenu ce pantomime de bonheur conjugal éclata le jour de leur anniversaire de
mariage. Les enfants de Robert et d’Emilie avaient tout installé : ils
avaient brouetté un camion de gravier pour agrémenter l’accès à la salle,
multiplié les décorations pour égayer le lieu et solenniser la réception,
installé une sono pour l’après repas. La réception devait être grandiose, à la
hauteur de l’évènement : les couples fêtant leurs noces d’argent étaient
de plus en plus rares.
Les graviers formaient un chemin blanc bordé de photophores qui tentait
de gommer le gris du goudron sale entre le parking et l’entrée du hangar. Cet
espace de tôles ondulées servait de salle de réception. Pour l’occasion, on
l’avait égayé de lampions et d’une banderole qui proclamait le thème de la
soirée. « A l’amour et à la fidélité, vives nos grands-parents. » Les
enfants avaient organisé cette soirée surprise pour Emilie et Robert, leurs
parents, qui arrivèrent dans l’allée les yeux bandés. On les leur découvrit.
Ils aperçurent alors la surprise. Emilie détestait les surprises. Elle remarqua
la faute d’orthographe dans la banderole, réprima une moquerie en constatant
que la célébration de l’amour se faisait dans une Zac entre un bowling décrépi
et une brocante aux antiquités de pacotille – oui, leur amour était bien devenu
ça, une union vulgaire et commerciale. Elle leva les yeux au ciel. Les
lampadaires et les lampions effaçaient la profondeur de la nuit dans un halo de
lumière jaune où les phalènes s’affolaient. Elle sourit poliment, remercia.
Robert, lui, s’extasiait. Il trouvait tout magnifique ! En entrant, une
musique triomphale qui fit trembler les tôles les accueillit. Les invités se
levèrent et applaudirent. Il fallut faire un discours. Emilie prétexta
l’émotion et confia le micro à son mari. Elle scrutait les tables alignées,
recouvertes de nappes de papier blanc et de vaisselle en plastique, agrémentées
de bouquet champêtres. Tany était là. Robert, lors de son discours, ne regarda
pas une seule fois sa femme. Durant toute son allocution faussement improvisée
sur les beautés de l’amour conjugal, il ne pouvait s’empêcher de regarder Tany.
Emilie le remarqua : elle hésitait entre le mépris et la condescendance.
Robert avait 72 ans et ses émois de collégien étaient pathétiques. Tany en
avait 24. Des applaudissements saluèrent le discours puis les invités se
pressèrent pour trinquer avec eux. Lorsque vint le tour de Tany, elle frôla à
peine le verre de Robert mais elle s’immobilisa devant Emilie, et, plongeant
les yeux dans les siens, vida lentement sa coupe de champagne. Emilie,
troublée, rosit, le verre suspendu au bout de son bras immobile alors que Tany
s’était déjà éloignée. L’invité suivant l’éveilla de ce trouble qui ne la
quitta pourtant plus de toute la soirée.
Ce fut bientôt l’heure du dessert : une énorme forêt noire
commémorant leurs noces d’argent. Une plaque en pâtes d’amande aux lettres de
chocolat ornait le gâteau « 40 ans de bonheur, à nos parents et
grands-parents ». Emilie, armée d’un long couteau, s’apprêtait à découper
en parts inégales la forêt noire lorsque les invités lui demandèrent de garder
la pause pour immortaliser ce moment dans une photo souvenir. On appela Robert
qui minaudait du côté de Tany. Il claudiqua jusqu’à sa femme, s’installa près
d’elle et posa une main sur son épaule. Il faisait chaud, on était en juin. Les
nappes de papiers collaient aux bras des invités. Elle ne put réprimer un
frisson en sentant la flaccidité naissante de ce septuagénaire ventru collant
sa chemise humide de sueur au dos de sa robe. Instinctivement, elle remua
l’épaule pour dégager la paume moite qu’il avait posée sur elle. Robert se
redressa, pressant un peu plus son corps humide et tiède contre celui de sa
femme, redressa le buste, sourit de tout son dentier. « Attention,
cheese… Allez, Emilie, souris !» Elle n’y parvint pas, elle grimaça
plutôt. Elle regardait au-delà des objectifs. Tany la fixait et semblait
partager le dégout qu’elle éprouvait. Les cartes mémoires immortalisèrent le
trio : la gâteau, le mari satisfait, l’épouse au regard froid et le
couteau entre les deux. Après les flashes, Emilie abrégea la cérémonie et
trancha la phrase en chocolat : « 40 ans de bonh… »
Les deux premières années, peut-être oui. Après, les trois enfants
successifs, le travail, la scolarité avaient rempli leur vie. La société, par
commodité et par paresse ou intérêt, appelait cette hyperactivité sans ennui
bonheur. Mais depuis le départ des enfants, les têtes à têtes avec Robert, qui
s’était tant éloigné du jeune homme qu’elle avait aimé, la révulsait ;
d’autant plus depuis que Tany avait emménagé chez eux. Cette jeune étudiante
profitait d’un faible loyer en échange d’une aide ponctuelle et d’une présence
qui rassurait leurs enfants. Chaque soir, Emilie se couchait en appréhendant la
nuit et les effleurements que les pyjamas n’empêchaient pas assez. La présence
de la jeune étudiante avait accéléré cette répulsion. Les minauderies
grossières de son mari la consternaient. Ses stratégies de séduction, à peine
supportables chez l’étudiant qui compense son manque de finesse par l’énergie
de la jeunesse,
devenaient chez cet homme vieillissant et lippu un pitoyable marivaudage. Il
supprimait tout ce qui pouvait souligner son âge. Robert avait notamment
décrété qu’il n’utiliserait plus le monte escalier électrique qu’il avait
pourtant fait installer l’année précédente dans la maison. Elle le détestait
moins pour ce démon de minuit qui l’agitait que pour le ridicule dans lequel il
se vautrait et pour la honte et la vulgarité dont il couvrait leur couple.
Enfin, la soirée s’acheva. L’ivresse de Robert la protégea d’une tentative
sexuelle. Il ne parvint même pas à monter les escaliers pour aller se coucher
et se résolut, ivre et titubant, à utiliser le monte escalier. Rapidement, il
ronfla. Emilie enfila sa chemise de nuit et se rendit dans la salle de bain. La
porte n’était pas fermée. Tany prenait une douche. Ses jeunes seins pointaient
sous l‘eau froide. Quand elle se penchait, son ventre s’arrondissait à la
manière des vierges d’Uccello. Elle avait des tâches de rousseur sur les
épaules. Elle était pâle et belle. Tany aperçut Emilie, lui sourit, coupa l’eau
et se tourna vers elle. La pilosité de son sexe était peu fournie, presque
rousse. Emilie ne parvenait ni à fermer la porte ni à s’en aller.
« Pourriez-vous me passer une serviette ? demanda Tany. » Mécaniquement,
Emilie en saisit une, s’approcha, la lui tendit au moment où Tany enjambait la
baignoire. Elle glissa, se rattrapa à Emilie dont elle mouilla la chemise de
nuit.
- Oh, pardon, Emilie.
- Ce n’est rien,
bredouilla la vieille dame, confuse, et elle s’en alla.
L’étudiante la rappela,
sourit tendrement.
- Emilie ?
- Oui, dit-elle en
s’arrêtant sur le seuil et sans se retourner.
- C’est pour vous que je
reste.
Emilie ne répondit rien,
elle se précipita dans sa chambre de laquelle elle ressortit aussitôt. Après
les mots de Tany, après l’émotion qu’elle avait ressentie en voyant son corps,
elle ne pouvait s’allonger à côté de son mari. Elle descendit au salon, prit
une tisane et un livre. Elle se surprit à sourire. A 65 ans, elle redevenait
heureuse. Elle s’endormit à l’aube. Tany, réveillée très tôt, en la voyant dans
le fauteuil, la recouvrit d’un plaid, l’embrassa sur les lèvres sans la
réveiller et referma le livre qu’Emilie avait presqu’achevé pendant son
insomnie et qui, entrouvert dans sa main gauche, reposait sur ses genoux.
C’était un Agatha Christie : Témoin muet.
Quelques jours plus tard, après le
déjeuner, Robert insista pour aider Tany à faire la vaisselle. Emilie reprit
son livre dont elle avait suspendu la lecture. Elle s’installa dans le salon.
Mais, la voix agacée de Tany l’interrompit : « Robert, arrêtez s’il
vous plait. » Elle se leva et se rendit dans la cuisine. Elle s’arrêta à
la porte et observa la scène. Tany, les mains dans l’évier, nettoyait les
couverts à salade. Son ventre était collé au meuble, ses fesses saillaient,
rondes sous sa jupe à fleurs. Comme elle était belle ! Son mari, pendant ce
temps, essuyait la vaisselle et la rangeait. Il profitait de chaque passage
pour se frotter à l’étudiante, prétextant faussement confus que l’étroitesse de
la pièce l’obligeait à agir ainsi. C’était écœurant. Mais cette nausée se
mêlait à une étrange jalousie et à une émotion particulière qui émouvait son
corps. Elle s’imaginait à la place de son mari et cela la troublait d’un
plaisir dont elle rougit. Ce fut à cet instant qu’elle prit sa décision. Elle
toussa. Son mari s’interrompit, se figea. Il se demandait si elle avait vu
quelque chose et comment il devait réagir. Il choisit de surjouer la tendresse.
« Ah, chérie, tu es là. J’arrive tout de suite, nous avons fini. Tu sais,
j’ai envie que nous sortions. Ça fait longtemps : un ciné, un restau,
entre amoureux. Ça te dit ? »
Emilie sourit. Depuis
quelque temps son mari manifestait envers elle des attentions particulières. Il
espérait surement cacher son infidélité fantasmée sous un surcroît d’affection,
en mimant les gestes d’un amour qu’il ne lui portait plus. Il était devenu si
transparent ! Dans son esprit puéril, ces attentions devaient dissimuler,
et compenser ensemble, son double-jeu.
- Oui, pourquoi
pas ?
- Bien, bien, je vais me
préparer.
Emilie profiterait de
cette soirée. Elle guetta son mari. Il se changeait dans la chambre. Elle alla
chercher deux clous, de la corde, prit un marteau. Elle planta les clous en
haut des marches, débrancha le monte escalier.
- Tu as vu, le monte
escalier est en panne, chéri, signala Emilie.
- Je vais téléphoner au
réparateur pour qu’il passe.
- Tu le feras demain,
Robert. Je suis pressée de sortir.
- Comme tu veux, Emilie.
Je m’aiderai de la rampe.
- Merci, chéri.
Et elle l’embrassa sur la
joue. Robert était aux anges. Sa femme ne s’était doutée de rien.
Après le cinéma, ce fut au tour d’Emilie
de jouer le retour de la flamme. Elle n’avait pas perdu la main et subjugua son
mari. Elle l’étourdit dans un vertigineux jeu de séduction. Emoustillé, Robert
proposa un grand restaurant : champagne, vins fins et plats raffinés.
Emilie, charmée, accepta et ne cessa de remplir le verre de Robert. L’âge et la
fatigue furent ses meilleurs alliés. Il
rentra saoul. Tandis qu’il tentait de se déshabiller dans la chambre, Emilie
tendit la corde entre les deux clous puis rejoignit son mari. Il était en slip.
Elle siffla.
« Salut, bel homme,
j’ai oublié mon sac dans le salon. Pourrais-tu aller me le chercher ? Tu
auras peut-être une récompense à ton retour. »
Cela fit rire Robert qui
caracola, aussi moins lentement qu’il put vers le rez-de-chaussée.
« Bien sûr,
coquine ! »
Emilie s’immobilisa, tendit l’oreille.
Robert n’eut pas même le temps de lancer un juron. Le vacarme de sa chute
ébranla les murs. Tany sortit de sa chambre, se précipita dans le
couloir : « Emilie ? appela-t-elle, affolée. » Mais avant
qu’elle ne réponde, Tany vit Robert gisant, bizarrement recroquevillé, au bas
des escaliers, aperçut la corde encore accrochée à un des clous qui pendait
entre les marches, puis regarda Emilie qui sortait de la chambre.
- Ça va, Emilie ?
demanda-t-elle.
- Oui, Tany. Est-ce qu’il
est … ?
- Je crois oui.
- Ah.
- Asseyez-vous. Je vais
téléphoner aux pompiers.
- La corde et les…
- J’ai vu Emilie, je les
enlève.
- Merci Tany, dit Emilie
en s’effondrant en larmes dans les bras de l’étudiante.
La police conclut à un accident
domestique. Tany avait réussi ses partiels. Elle intégra une école d’ingénieur
à Lyon. Emilie vendit la maison, acheta un appartement sur les pentes de la
Croix rousse et, chaque matin, elle attendait avec impatience le retour de
Tany, le soir, et la nuit qui s’ensuivrait.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire