« Souriez, vous êtes filmés » m’informe l’autocollant bigarré
apposé sur la porte vitrée du bar. Ces quelques mots sonnent comme un
avertissement de mauvais augure et m’incitent à me demander à nouveau si j’ai bien
eu raison d’accepter cette rencontre. Surtout dans un lieu aussi fréquenté que
le centre-ville où d’après radiotrottoir, chaque mètre carré est couvert par
une caméra. Bien que cette rumeur m’ait toujours semblé un brin exagérée, j’en
ai tenu compte et tout au long du chemin, j’ai évité de dévisager les badauds
et ai fait en sorte de garder les yeux presque toujours fixés sur la pointe de
mes chaussures.
Jusqu’à aujourd’hui, pour ma plus
grande satisfaction, j’ai réussi en grande partie à échapper à l’œil
inquisiteur de tous les Big Brother étatiques ou privés. Le métier que j’exerce
exige en effet le plus strict anonymat et j’entends bien que cet état de fait
perdure le plus longtemps possible.
Confronté au risque de voir ma
binette être conservée dans une quelconque banque de données, j’envisage trois
possibilités : a ) faire demi-tour et regagner au plus vite un lieu moins
bien contrôlé b ) dissimuler tant bien que mal mon visage en relevant le col de
mon blouson c ) rabattre mon capuchon comme j’ai pu le voir dans un reportage
bidon consacré aux casseurs des banlieues. Comme ces maladroites tentatives de
camouflage effectuées dans l’urgence sont certainement le plus sûr moyen
d’attirer l’attention sur mon humble personne, je me contente de détourner le
visage de trois-quarts vers la droite en remuant les lèvres comme si je
poursuivais une conversation avec l’inconnue qui me colle aux basques.
Le Baratoit est un endroit exigu
situé entre un snack à pitas et un restaurant végétarien. Un comptoir étroit
occupe tout un pan du mur face à une rangée de tabourets hauts sur pied. Il n’y
a que cinq clients dans l’établissement lorsque j’entre, une femme d’âge mûr
très élégante dans son tailleur noir ajusté qui discute avec le barman, un
couple d’amoureux qui penchés l’un vers l’autre échangent des petits secrets
tout en se dévorant des yeux et un homme musclé et bronzé qui porte un
tee-shirt blanc moulant et un minuscule diamant à l’oreille.
Dans un box à l’écart, tout au fond
près des toilettes, un type gras à lard porteur d’une discrète épinglette
arc-en-ciel au revers de sa veste me regarde avancer en agitant le Nouvel
Observateur de la semaine dernière.
Je me demande comment il a fait
pour me reconnaître avant de me souvenir
de l’œillet panaché de jaune et d’orange que je porte ostensiblement à
la boutonnière de l’horrible et désuète veste à carreaux noirs et bancs que
j’ai sortie de la naphtaline pour l’occasion. Ainsi attifé, je me sens
particulièrement grotesque.
Mon complice en confidences s’avère
moins imposant vu de près. Son costume bleu foncé qui a dû coûter bonbon il y a
quelques années semble démodé bien qu’il ait assez bien résisté à l’usure du
temps. Agé d’environ cinquante ans, il a de longs cheveux gris réunis en une queue de cheval, des lunettes
demi-lune à monture en corne et des mocassins richelieu plus très frais sur des
chaussettes rouge éminence.
Il me tend une dextre molle et
moite que je secoue énergiquement à la Macron puis d’une voix éteinte de fumeur
de gitane au long cours, m’invite à prendre place en face de lui avant de m’avouer
qu’il ne me voyait pas comme cela. A quoi s’attendait-il ? A un
néanderthalien au nez camus, au corps couturé de cicatrices de trop nombreux
combats ; à une sorte de Rambo leveur de fonte gonflé aux anabolisants ou
à l’un de ces privés secs et nerveux au regard glacial dont raffolaient les
réalisateurs de films noirs des années 50. Avec mes cinquante-cinq, cinquante-six
kilos sous la douche, ma poitrine d’étourneau anorexique et mon air de
bouledogue fatigué, sûr que je le déçois, ce dont royalement je me contrefiche.
C’est lui qui a plusieurs fois proposé qu’on se rencontre, c’est lui qui a
insisté lourdement, très lourdement avec prime substantielle à l’appui, prime qui
malgré mes nombreuses réticences m’a fait finalement céder. Comme l’année
n’avait pas été bonne et comme la suite ne s’annonçait pas meilleure, cette
rentrée d’argent frais allait me permettre de tenir le coup jusqu’à ce que les affaires reprennent.
J’avais fait la connaissance de
gras du bide sur un forum consacré aux armes de tous types, à ceux qui les
utilisent, à ceux qui en font commerce. On s’y retrouvait entre collectionneurs
à la désespérée recherche de la pièce rare, gendarmes retraités prêts à
reprendre du service et pour qui tout était bien mieux avant, soldats de
fortune bourrés d’adrénaline en déficit de conflits exotiques, sous-officiers
d’active partisans d’un état fort qui ne désarmaient pas même le dimanche,
fondus des sports de combat et maniaques du katana, du kandjar et du sabre de
samouraï. Une sacrée collection de fondus de la gâchette et de tarés en tous
genre.
C’est le texte que mon « Beau
légionnaire, avait publié qui m’avait incité à écrire mon premier commentaire.
Il y mettait en doute l’existence des tueurs à gage et y défendait l’idée que
ceux-ci n’étaient qu’une construction mentale d’écrivaillons et de scénaristes
en mal d’inspiration. Ma réponse avait été suivie par une assez courte riposte
où il trouvait étrange que je sois si bien documenté. Sans trop m’étendre, je
lui avais fait comprendre que je savais de quoi je parlais puis sans entrer
dans les détails, j’avais évoqué à mots couverts l’un de mes « exploits ».
« Chiche qu’on se
rencontre ! », m’avait-il mailé après plusieurs échanges en précisant
qu’il était à la recherche de matériaux pour son prochain livre, un polar, avait-il ajouté, censé se dérouler
en Patagonie.
De la Patagonie, je ne savais
presque rien, sauf que cela devait être drôlement loin. Du Baratoit par contre,
j’avais eu vite fait le tour et ce j’avais vu ne me donnait pas vraiment envie
de m’y attarder.
-
J’avais
douze ans la première fois que j’ai ôté la vie, ai-je commencé.
Il tique et va pour m’interrompre. Sans m’énerver, sans même
élever la voix, je le prie de me laisser
poursuivre.
-
J’avais
donc douze ans quand j’ai tué un être humain
pour la première fois. Et que vous le croyiez ou non, cela ne m’a pas
troublé outre mesure au long des années écoulées. Les remords, enfin ce qu’on
baptise ainsi, je pense ne jamais en avoir éprouvés, et d’ailleurs, pour moi,
cette notion n’est qu’une construction intellectuelle des maîtres en conscience
dont nous acceptons trop facilement les préceptes.
Malgré
ce meurtre, j’ai continué à vivre, et même à bien vivre, sans regret pour l’existence fauchée, sans apitoiement
sur moi-même, sans nuits peuplées de cauchemars. Et si au seuil du peu qui me
reste, je me décide à raconter, ce n’est point parce que je me suis découvert
une improbable conscience, mais plus prosaïquement pour Pio, qui à l’heure où
je vous parle fourbit ses armes. Pio, c’est un enfant maladroit du crime qui
tente de mettre ses pas dans les miens, une brute sans réflexion, qui tue comme
on respire, pour des riens, une remarque mal interprétée, un regard trop
appuyé, une main qui s’égare sous un veston. Un surgeon né sur le fumier urbain
que j’ai entrepris de policer…
J’ai toujours
été un solitaire, par choix raisonné, parce que je craignais de m’attacher pour
peut-être perdre vite, parce que mon travail, si on peut appeler ainsi ce que
je fais, me semblait le commander. J’ai eu des maîtresses et même une amie à
demeure, mais jamais charge d’âme comme actuellement.
Je ne sais
d’ailleurs ce qui m’est passé par la tête. Peut-être deviens-je vieux et sentimental,
peut-être en ai-je eu assez de mon trop plein de solitude ? N’empêche que
ce jour-là, j’ai dérogé aux règles que j’avais toujours respectées.
Après la
fusillade, je me suis approché pour nettoyer le terrain. Pio gisait dans une
mare de sang parmi les débris du 4X4 et respirait à peine, avec le corps de
l’homme qu’il n’avait pu protéger en travers de la poitrine. Je l’ai regardé
dans les yeux, de beaux yeux couleur firmament, aux paupières bordées de longs
cils soyeux, qui m’ont rappelé ceux de ma mère. Je ne me suis pas laissé
attendrir et j’ai posé le canon du Glock sur son front. Il n’a ni gémi, ni pissé
sur lui…Non, il a souri et c’est cette fierté imbécile de macho qui a fait que
je l’ai épargné.
J’avais donc
douze ans quand j’ai tué pour la première fois. Un garçon qui devait avoir
trois ans de plus que moi. Un costaud qui me dépassait bien de deux têtes. Il
est vrai que j’étais chétif et que maman me protégeait comme une plante
fragile. Parfois cependant, je parvenais à échapper à son aimante vigilance…
Cet après-midi là, je me suis égaré
dans une partie de la ville que je ne connaissais pas, un quartier lépreux loin
des faubourgs bourgeois où ma famille résidait. Un autre monde, obscur et
dangereux, bien que plein d’attraits pour le môme que j’étais. Je me suis
engagé dans un terrain vague où se dressaient les ruines de ce qui avait été
une usine, un vaste dépotoir entouré de grillages cisaillés par endroits.
Le garçon a
surgi de nulle part. Exhibait-il déjà le canif ? L’a-t-il extrait de sa
poche ? Je ne saurais le dire. Je me souviens juste qu’il l’a pointé et qu’il a
dit d’une voix rauque : « Baisse ta culotte petit ! ».
Etait-il
sérieux ? Jouait-il à imiter une scène vue au cinéma ?
Qu’importe !
J’ai eu peur !
Mais comme
j’allais le comprendre bien plus tard, ce n’était ni le couteau, ni le gamin
qui m’avait effrayé, c’était cette envie que j’avais senti naître et gonfler en
moi, cette envie qui depuis n’a cessé de me pousser à ôter la vie.
Peu avant, mon
grand-oncle maternel m’avait donné un avisé conseil: chaque fois que je verrais
un inconnu s’approcher de moi avec des intentions malveillantes, m’avait-il
dit, je devais balayer les environs du regard afin d’y dénicher quelque objet,
bouteille, bâton, brique, pouvant me servir d’arme…
Je l’ai fait, je
n’ai rien vu d’utile et je me suis retrouvé mains vides…
Alors,
à l’instinct dirais-je, j’ai balancé un coup de pied dans le tibia de
l’ado et il s’est plié en deux. Le canif lui a échappé et a roulé dans le
caniveau où je l’ai ramassé. Mon agresseur s’est relevé et en boitant a fait
demi-tour…
J’aurais pu le
laisser s’enfuir, mais cette terrible soif était là, bien ancrée au fond de mes
tripes et il me fallait l’apaiser.
J’ai galopé
après lui et je l’ai vu trébucher puis s’effondrer. Je me suis laissé tomber
sur son ventre. Ses yeux se sont emplis de terreur. Il a crié…Une longue
plainte que j’ai stoppée en lui tranchant la gorge…
Rien dans ma
famille, ni dans mon enfance ne m’avait prédisposé à devenir un assassin. A
part peut-être ce frère de ma grand-mère évoqué tout à l’heure, et encore, lui,
malgré ses vantardises, je le soupçonnais d’avoir été plus voleur de poules que
tueur.
Je n’avais
pas des parents violents, je n’avais été ni maltraité, ni abusé…Alors pourquoi
avais-je trouvé ce geste si facile ? Et pourquoi surtout, m’étais-je senti
envahi par un trouble plaisir ?
Conscient de la
gravité de mon geste, je me suis sauvé, canif collé à la paume. J’ai couru sur
une assez longue distance avant d’enfin songer à m’en débarrasser. J’aurais
tant voulu le conserver mais une voix m’a soufflé qu’ainsi je risquais gros.
J’ai regagné ma
chambre en passant par la porte arrière, ai enlevé mon tee-shirt éclaboussé de
quelques taches sombres et suis descendu en sifflotant pour tendrement
embrasser ma mère…
Ce jour-là, j’ai
trouvé ma voie, et j’ai commencé à vivre de la mort qui passe, celle qu’on me
commande ou celle que j’inflige pour calmer la bête qui au fond de moi réclame
son tribut.
Mon « Beau légionnaire »
me regarde avec une lueur sceptique au fond des yeux.
Je sens qu’il balance. Croire ou ne
pas croire, accepter cette histoire qui peut paraître invraisemblable ou la
rejeter en bloc.
Il lève son verre vide à
l’intention du barman et me demande ce que je désire boire.
Rassuré, je souris intérieurement
tout en desserrant les doigts sur le coupe-chou avant de le renfoncer au fond
de la poche de mon pantalon.
S’il savait…
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