—Souriez… !
Gustav Gandalfson, aux anges, prit en photo l’assemblée rassemblée
devant lui pour la dégustation. La tarte à la pomme unique, de vingt mètres de
diamètre, était magnifique, et la dégustation était un grand succès. Plus de
mille invités !
Gustav allait et venait entre les tablées, dressées à
l’ombre du pommier gigantesque, dont le tronc faisait plus de cinq mètres de
diamètre, lesquelles débordaient de mets divers et variés, provenant de divers
endroits de la Transylvanie Méridionale : énormes parts de tarte bien sûr, mais
aussi grains de raisin gros comme des pamplemousses, et pamplemousses gros
comme des grains de raisin, que leur créateur avait réussi à enchâsser dans des
cerneaux de noix creux, sans qu’il soit possible de comprendre comment les en
retirer, de sorte que l’on était obligé de les manger ensemble; et bien
d’autres en-cas délicieux, sans oublier le cidre, et le vin extraordinaire,
probablement le meilleur grand cru du monde, que Guenièvre Merlin, l’une des
invitées d’honneur, produisait dans ses vignes GM de la vallée voisine.
—Quelle merveille, cette tarte à la pomme !
s’exclama-t-elle. Et ces noix serties de raisin, quel délice ! Dommage,
cependant, qu’il n’y ait plus de fraise des bois, ajouta-t-elle tout à trac,
tournant la tête vers son voisin de table en faisant virevolter sa splendide
chevelure blonde pour lui décocher un sourire moqueur.
Ledit voisin, Thor Sylvebarbe, sourit en retour.
—Je ne vous le fait pas dire. Je me demande ce que donnerait
un mélange de sirop de fraises avec l’un de vos délicieux vins blancs. Hélas,
il ne reste plus aucune fraise sur toute la planète. Quel dommage !
Assis à la table voisine, je ne perdais rien de leur
conversation. C’est probablement mon métier d’espion qui veut ça. Je suis le seul
non translylvanien méridional présent, mais personne ne semblait remarquer ma présence.
—Il reste des champignons, en tout cas, intervint Gustav,
qui venait de s’asseoir en face de Thor. N’est-ce pas, mademoiselle Arwen ?
Arwen Hobbitdottir lui jeta un regard dont la noirceur ne
pouvait se comparer qu’à celle du trou noir qui siège au centre de la voie
lactée. Elle était assise à sa droite, en face de Guenièvre. Celle-ci intervint
avant que les choses ne s’enveniment :
—Allons, Gustav. Ne blâmez pas cette pauvre Arwen. Je suis
persuadée qu’elle regrette que ses champignons géants aient envahi votre
propriété. Je suis sûre qu’il est possible de trouver une solution.
—Oui ! Renchérit Thor. Nous avons déjà eu ce genre de
pépins. Lorsque mes plants de blé-séquoia ont envahi la Transylvanie, les
moisissures GM en ont finalement eu raison. Bon, elles ont aussi éradiqué les
fraises, je le déplore. Mais depuis, j’ai créé ces noix-surprise, dont les
cerneaux contiennent un grain de raisin…
—Oh, c’est vous qui les produisez ? S’exclama Guenièvre.
Quelle merveille !
—Oh, vous n’avez encore rien vu. Bientôt je compte obtenir
des noix-cerises fractales. La noix contiendra une cerise, dont le noyau sera
une noix, et ainsi de suite.
—Quelle amusante idée !
—Si ça ne vous ennuie pas, je peux en placer une ? Intervint
soudain Arwen d’un ton glacial qui jeta un froid polaire sur l’ensemble de la
tablée. Il n’est pas question qu’une moisissure s’attaque à mes champignons
géants, parce que…
Gustav l’interrompit pour lui répondre d’un ton tout aussi
glacial, où perçait une colère contenue :
—Je me fiche de vos raisons ! Vos champignons sont chez
moi, ils ont tout envahi, j’ai dû en détruire des dizaines pour nous faire
de la place ici même, et vous allez les éradiquer, ou c’est moi qui m’en
chargerai !
—Allons, Gustav, l’apostropha à nouveau Guenièvre.
Laissez-la parler. Chacun a le droit de dire ce qu’il pense. Nous ne sommes pas
des barbares !
—Ah ? Et que sommes-nous ? Lui répondit Arwen. Une bande de
milliardaires arrogants et prétentieux, qui jouons avec nos créations
biologiques comme des gamins avec leurs jouets, sans en mesurer les
conséquences, qui peuvent pourtant être terribles, comme l’éradication de la
fraise nous l’a démontré !
—Parce que vous, sans doute, lui répliqua Gustav d’un
ton sardonique, vous mesurez les conséquences de ce que vous faite avec vos
champignons maudits ?
—Je vends ces champignons dans le monde entier. Ils ont
résolu le problème de la faim dans le monde. Moi, je ne m’amuse pas
comme une gamine. J’aide à résoudre les problèmes de la planète.
—Planète, mon cul !
Guenièvre posa sa main sur celle d’Arwen, avant qu’elle ne
se lève pour quitter la table.
—Cessons ces querelles, dit-elle. Revenons au problème
pratique de savoir comment empêcher vos champignons de tout envahir. Qu’est-ce qui
nous empêcher d’employer la solution que nous avions utilisée pour les
blés-séquoia de ce cher Thor ?
Arwen, qui était effectivement sur le point de se lever, se
rassit.
—Oui, dit-elle. On ne peut pas se débarrasser des
champignons avec des moisissures.
—Et pourquoi donc ? Demanda Guenièvre
—Parce que les champignons sont des moisissures !
—Hum, fit Thor. Ça, c’est un problème. Il faudrait
trouver un agent biologique qui s’attaque à ces champignons…Peut-être un truc
qu’on vaporiserait dessus et qui les empêcherait de grandir ? J’imagine que
pour créer vos champignons géants, Arwen, vous avez utilisé un gène à
déclenchement retardé ?
—En effet ! Je vois que vous connaissez le processus. Mes
champignons restent minuscules pendant dix ans, puis ils grandissent en une
seule année, de mille fois leur taille, avant qu’elle ne se stabilise. Comme
j’ai commencé mon travail il y a onze ans, seule une petite partie de mes jolis
champignons a atteint l’âge adulte, si l’on peut dire.
—Vous voulez dire, objecta Gustav, qu’actuellement, en plus
de ces... (d’un large geste, il désigna la forêt de champignons géants qui
entourait la clairière où poussait le pommier géant) …monstruosités qui ont
envahi ma propriété, il y en a encore plus, prêts à… bourgeonner un peu partout
?
—Des milliers ! Répondit tranquillement Arwen. Ces
champignons ont un nombre de spores proportionnel à leur taille.
Gustav se leva d’un bond en hurlant :
—Mais vous êtes complètement malade !
Tous les visages de l’assemblée se tournèrent vers leur
table. Même Guenièvre était choquée.
—Arwen, dit-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de garder
calme, dites-moi que vous avez une solution !
Arwen sourit.
—J’en ai une.
Le soulagement de l’auditoire était palpable.
—Laquelle ?
—Il m’a fallu dixans de recherche, mais j’ai enfin pu créer
un nouveau champignon, minuscule, dont les spores sont des régulateurs de
croissance. Ils bloquent la croissance des autres champignons à l’âge de dix ans.
De sortes que si nous disséminons ces nouveaux champignons, les autres
resterons des champignons ordinaires.
Gustav hurla de nouveau.
—Et bien, qu’est-ce que vous attendez pour disséminer vos
fichus champignons régulateurs ?
—Je n’ai pas fini tous les tests.
—On s’en fout, de vos tests ! Si ça se trouve, la moitié de
la Transylvanie Méridionale est déjà contaminée…
—Pas la moitié. La totalité. Et sans doute au-delà de nos
frontières.
Gustav leva les mains vers le ciel en signe de désespoir,
puis sauta sur la table et apostropha l’auditoire, à présent silencieux.
—Ecoutez tous ! Vous avez entendu Arwen ? Si nous ne faisons
rien, d’ici un an ou deux, la totalité du pays sera envahie par ces champignons
géants ! Arwen nous affirme qu’il existe une solution, des micro champignons
régulateurs. Qui parmi vous souhaite qu’elle les dissémine dès maintenant ?
Tous les transylvaniens levèrent la main, sauf moi, mais
personne ne le remarqua.
—Selon les lois de notre pays, Arwen, vous êtes désormais
dans l’obligation de vous soumettre à la décision collective. Immédiatement !
Arwen se leva, très digne.
—Bien, dit-elle. Puisque c’est ainsi. J’espère que nous
n’aurons pas à le regretter.
Elle quitta la table. Discrètement, je me levai moi aussi,
et je la suivis. Je la rattrapai juste avant qu’elle n’atteigne sa voiture.
—Mademoiselle Arwen ! L’apostrophai-je.
Elle se retourna vers moi.
—Qui êtes-vous, monsieur ? Je ne crois pas vous connaître.
J’éludai la question.
—Vous avez dit que vous n’aviez pas fini tous les tests.
Quels sont les risques ?
Elle me regarda attentivement. L’examen dut être favorable,
car elle sourit.
—Je ne suis pas sûre que les spores régulatrices n’agissent
que sur les champignons géants.
—Ils pourraient inhiber la croissance d’autres espèces de
champignons ?
Son sourire s’effaça.
—Pas seulement de champignons. D’autres végétaux. Et
peut-être même des animaux. Peut-être même les humains.
—Quoi ?! Que se passerait-il, si ces spores agissaient sur
les êtres humains ?
—Eh bien, la croissance physique des enfants s’arrêterait à
l’âge de dix dans. Mentalement, ils continueraient de grandir et de vieillir.
Mais physiquement, ils resteraient des enfants de dix ans.
—Mais c’est terrible !
—Oh, c’est très peu probable !
Nos regards se croisèrent, et je sus qu’elle avait menti.
Elle savait la faute immense qu’elle allait commettre, et je ne pus réprimer un
frisson.
—Vous avez entendu la décision de ces incapables. Je dois
m’y soumettre.
Elle ouvrit la porte.
—Une minute, dis-je alors qu’elle allait embarquer. Ces
champignons régulateurs… Comment allez-vous les contenir dans les limites du
pays ?
—Ce sont des champignons. Leurs spores sont disséminées par
le vent. Et ils sont extrêmement nombreux. D’ici quelques années, toute la
planète sera touchée.
Elle s’assit. Son regard était d’une tristesse insondable.
—Vous avez des enfants, monsieur ?
—Non.
—Moi, si. Ils n’auront jamais plus de dix ans. Leurs organes
sexuels n’atteindront pas leur maturité. Ils ne pourront pas se reproduire.
Avant que je puisse faire quoi que ce soit, elle claqua la
portière et démarra en trombe.
Terrifié, je restai là, les bras ballants. Soudain, un
fracas énorme se fit entendre, du côté de l’assemblée. Le sol trembla
légèrement. Tournant la tête, je vis qu’une pomme géante venait de se détacher du
colossal pommier, et avait chu sur la table de Gustav, Thor et Guenièvre, les
touant sur le coup. Dans la confusion qui suivit, tout le monde oublia Arwen et
la décision qui venait d’être prise. Je crois que nous sommes la dernière
génération d’humains.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire