« Souriez ! » invitait
la charmante mannequin qui faisait de la pub pour un tout nouveau dentifrice en
ce dimanche à 13h12. Ted zappa et sélectionna une chaine musicale pour avoir un
léger fond sonore. Le ciel maussade n’invitait guère à la promenade. Et comme
Ted avait laissé s’accumuler un sacré paquet de courrier pendant sa période de
révisions, il estima que c’était un jour parfait pour faire du tri. Il essuya les miettes de la nappe et se mit
au travail. A régler, sur la pile de droite, à classer au milieu, à jeter sur
la pile de gauche. Les publicités pour les restaurants, les offres
promotionnelles des grands magasins, les « Félicitations,
vous avez gagné une maison, une rente à vie, une voiture, un tour du
monde… » des catalogues de vente par correspondance, les journaux
gratuits et les annonces de mages, voyants ou marabouts formèrent rapidement la
pile la plus importante.
« Dommage pour le boxer de bain
rouge avec des bandes noires, en promo » pensa Ted en regardant la publicité.
La date de validité était largement dépassée et il n’y avait aucune chance de
retrouver cet article. La plupart des enseignes fonctionnaient en flux tendu,
il fallait être, le jour même, dans les premiers clients du magasin pour
pouvoir profiter de la bonne affaire. Il jeta le tout à la poubelle mais il y
avait tellement de papier qu’elle en régurgita la moitié. Il se baissa pour
ramasser le trop plein d’enveloppes quand l’une d’elles attira son attention.
Dans sa hâte, il n’avait pas remarqué, imprimé au dos d’un courrier, le visage
d’une jolie fille aux cheveux piqués de fleurs. Il l’examina de plus près. Elle devait avoir une vingtaine
d’années, cheveux noirs, coupe au carré,
frangée. Le mascara mettait en valeur ses yeux vairons, ses sourcils étaient
soulignés d’un coup de crayon et son fond de teint parfaitement appliqué. Un rouge à lèvre
griotte rendait sa bouche pulpeuse
plus désirable encore. L’éclairage, et sans doute la palette graphique, avaient
gommé ses dernières imperfections pour un rendu superbe. C’était une publicité
pour une célèbre chaîne de parfumeries. L’enseigne proposait un grand casting
et invitait toutes ses clientes à « mettre en scène leur beauté »
lors d’une rencontre « avant / après ». Ted regarda les dates du
concours, il restait quelques jours. Et justement, il avait dans ses
connaissances, une fille fort jolie prénommée Agnès, qui pouvait prétendre à
l’une des trois catégories en jeu : « ensorceleuse, naturelle ou élégante ». Ted se rappela ce jour,
où sa compagne, Agnès, et lui étaient allés au cinéma. À peine entrés
dans la salle, tout le monde s’était tu devant sa beauté. Il y eut un silence
de respect, d’admiration, de recueillement qui ne laissa que progressivement
place aux murmures feutrés habituels. Cela avait impressionné Ted qui pensait
que ce genre de scène n’arrivait que dans les films.
Du haut de sa taille mannequin, ses
longs cheveux châtain, son sourire mutin et ses yeux verts particulièrement
perçants, elle avait toutes ses chances. Il n’y avait même pas besoin de
défiler, il suffisait de se rendre dans l’un des magasins. À l’issue d’un
rendez-vous avec la conseillère-beauté, on lui remettrait une photo souvenir,
puis on lui proposerait de participer ou non au grand concours. Suivant son
style, elle pourrait concourir dans l’une des trois catégories. Ted la voyait
très bien dans chacune d’elles et il l’imaginait déjà en couverture des plus
grands magazines et sur les affiches des abribus. Oui, elle serait ravissante
et surtout elle n’avait rien à perdre.
Il fallait maintenant la convaincre.
Une telle opportunité ne se représenterait pas de sitôt.
Ted mit au point une stratégie. Il
connaissait tellement son amie qu’il savait ce qu’elle dirait, et il prévit
donc une réponse adaptée à chaque objection. Il répéta son discours devant un
miroir comme une jeune star du Rock prépare son jeu de scène et de fascination.
Il regarda sur Internet les photos des mannequins ayant passé la trentaine (il
y en avait plus qu’il ne croyait), trouva des conseils prodigués par des
professionnels de la beauté qu’il imprima sur-le-champ. C’était décidé, demain,
il lui parlerait de ce grand casting. Il rêva toute la nuit des différentes
objections que son amie lui ferait et il répliqua sans cesse.
Le lendemain, Ted répéta une nouvelle
fois son discours, en se rasant, il déjeuna en écoutant des chansons positives
aux paroles pleines de soleil, de gens heureux, confiants et optimistes. Il
alla jusqu’à choisir son eau de toilette en fonction de l’événement et c’est
tout naturellement qu’il porta « Accomplissement ».
L’alliance de senteurs fraîches et boisées le mit d’excellente humeur. Si, avec
tout ça, il échouait, c’était à désespérer. Il estima qu’il était suffisamment
rodé et alluma la radio. Sur les ondes de sa station préférée, il entendit une
chanson des années quatre-vingt. « Juste une i….llu…..sion… » disait
le refrain. Pourquoi celle-là et
pourquoi aujourd’hui ? On ne l’avait pas diffusée depuis des années. Ce
n’était pas bon signe pour quelqu’un qui ne croit pas au hasard. Ted se dépêcha
d’éteindre la radio comme pour conjurer le sort.
Quand Ted lui présenta son idée, Agnès
l’écouta avec attention puis objecta dans les quelques directions que Ted avait
prévues. Il ne put s’empêcher de sourire. Elle travaillait exceptionnellement
samedi, donc elle ne pourrait pas aller au casting. Il fit remarquer qu’elle
pouvait profiter de son jour de récupération pour le faire, il s’était
renseigné, il avait appelé, la séance maquillage était rapide, cela ne faisait
aucun problème. Il n’y aurait que des jeunettes ? Et alors ? Il lui
montra quelques photos des mannequins qui portaient une trentaine splendide et
qui travaillaient toujours ; elle ne savait pas quel style adopter ?
La conseillère était là pour ça ! Elle avait l’œil d’une professionnelle,
elle jugerait, elle conseillerait. Elle ne savait pas marcher pour un
défilé ? Cela n’était pas nécessaire. Qu’avait-elle à perdre ? Rien.
À gagner ? Tout ! Il fallait juste oser. De toute façon, même si elle
ne le sentait pas trop, elle aurait toujours passé un moment de bien-être où on
se serait exclusivement occupé d’elle. Pourquoi pas ? admit-elle. Elle
allait y réfléchir. Nous étions lundi et elle aurait sa journée de récupération
jeudi. L’air de la chanson entendue à la radio passa à ce moment-là par la tête
de Ted, il essaya de l’ignorer tant bien que mal. Peut-être au fond de lui,
sentait-il déjà qu’elle manquerait de résolution le jour venu. Il lui donna les
conseils beauté qu’il avait imprimés pour l’avant-casting. Elle les prit et lui
adressa un beau sourire.
Jeudi arriva. Ted fut fébrile toute la
journée. Toute la journée, il espéra que son souhait se réalise : voir son
amie réussir ailleurs que dans son métier actuel. Il imagina cent entrevues, de
la simple : « J’ai gagné ! Merci, Ted !» au gentil
mensonge : « Moi ? Non… je n’y suis pas allée… complètement
oublié… - sourire - Mais si ! Et
j’ai gagné ! ». Son imagination s’emballait, il la voyait répondre à des
journalistes de mode et glisser pendant la conversation qu’elle remerciait Ted
qui l’avait poussée à se présenter à ce concours.
En rentrant, il trouva dans sa boîte
aux lettres la publicité du parfumeur accompagnée de ces quelques mots : « Ça ne m’intéressait pas mais merci quand même ».
Il avait beau s’être préparé à cette
éventualité, la déception fut amère. Il aurait aimé croire à une taquinerie
comme celles qu’il avait imaginées tout l’après-midi. Mais il savait bien que
non. Elle n’avait pas concouru.
C’était ainsi. Même s’il ne
comprenait pas pourquoi, il respecta ce choix et se jura de n’y faire
jamais allusion. Il décida quand même de garder la publicité et son lien
Internet, pour vérifier les résultats du concours, par simple curiosité. Ted
appela sa compagne qui était en voyage d’affaires. Ils parlèrent longtemps au téléphone.
Elle lui expliqua qu’elle comprenait parfaitement son désir de voir leur amie
commune réussir mais ce n’était pas si simple. Elle avait peut-être des
réticences auxquelles il n’avait pas pensé, Ted lui énuméra toutes les
objections qu’Agnès avait émises et les contre-arguments qu’il avait employés.
Elle rit, l’imaginant parfaitement en train d’essayer de la convaincre puis
elle lui demanda s’il savait que les fourmis n’en avaient pas. Ted resta
interloqué. Pas de quoi ? Elle poursuivit en lui disant que les fourmis
n’avaient pas de rêves, il fallait alors vivre les siens. Chacun avait son
propre rêve, que ce soit partir visiter tel pays, monter sa société, rencontrer
son idole, creuser des puits en Afrique, tenir un restaurant ou être
passionnément amoureux…
Ted comprit les paroles de sa
compagne. Ce n’était pas le rêve de son amie qui était en jeu mais son rêve à
lui. Son rêve d’aider les gens de son entourage. Et qu’il réalisait en aidant
une jeune fille télé-opératrice à devenir un mannequin admiré. Il
imaginait que cette vie l’aurait aidée, elle, à devenir ce qu’elle n’osait
peut-être pas être, et qu’elle-même, dans une sorte de cercle vertueux aurait
contribué à aider les autres, qu’elle aurait propagé du rêve, de l’élégance et
du charme dans la société par sa beauté.
Ted avait encore beaucoup de mal à
accepter que les gens ne soient pas toujours exactement - sans dirigisme
aucun ! - tels qu’il les souhaitait. La vie était ainsi faite, mais il
avait vraiment cru à une belle opportunité pour elle. Il fallait respecter son
choix, elle avait ses rêves propres et lui les siens. Dommage qu’ils ne se
soient pas rencontrés.
Les mois passèrent et Ted jeta un œil
de temps en temps au site Internet de la marque. Il regarda avec sa compagne
les résultats des différentes catégories et Ted reconnut qu’une des trois
gagnantes était particulièrement magnétique. « Souriez ! »
disait sa légende. Mais la grande nouveauté, c’est que, surpris par l’énorme
engouement rencontré, les organisateurs avaient décidé de reconduire le
concours et de l’ouvrir aux hommes. Immédiatement, Ted pensa à son tout nouveau
collègue de travail, un intérimaire qui ne passait pas inaperçu du haut de son
mètre quatre-vingt-quatre. Sa silhouette sportive, ses larges épaules, ses yeux
d’un bleu limpide, ses cheveux bruns
savamment mis en bataille, et même son style, complètement à la mode en
feraient un candidat parfait ! Ça aurait été bien bête de ne pas lui
parler du concours, pensa-t-il en souriant. Incorrigible Ted…
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