« Souriez
en pénétrant dans notre royaume !
Si
vos dents se révèlent cariées, difformes, irrégulières,
Vous
serez exécuté sans autre forme de procès. »
L'avertissement qui bornait chacun des accès
au royaume, placardé sur de somptueux panneaux en améthystes, se montrait
plutôt explicite. Car on ne transigeait pas avec l'harmonie au royaume de
« PlusBeauTuMeurs ». Toutes les routes qui y menaient étaient bordées
de tourelles fortifiées et de patrouilles patibulaires chargées d'éconduire les
mendiants malodorants, les charrettes crasseuses des éleveurs bovins et les
carrioles poussiéreuses des brocanteurs. Une batterie de dragons apprivoisés
brûlait sur commande les indélicats qui tentaient de forcer le passage.
A l'intérieur du royaume, seul l'élevage des
espèces nobles – licornes, hippogriffes – était autorisé, tandis que la gestion
des déjections était étroitement réglementée. Le tourisme affichait un
dynamisme tout relatif tant les conditions de séjour s'avéraient drastiques, et
l'immigration était réduite à la portion congrue. Seul domaine florissant, la
production de cosmétiques soutenait l'économie tout entière.
Ce royaume était gouverné par une princesse
magnifique, qui souffrait fort logiquement d'une obsession pathologique pour la
beauté. Dotée d'un minois ravissant et d'une physionomie à l'avenant, elle
avait embrassé le nom de règne de sa grand-mère Radieuse.
Si la finesse de ses traits le disputait à la
perfection de ses proportions, Radieuse II se caractérisait surtout, à l'image
de ses sublimes aïeules, par son aversion viscérale pour la laideur. Elle
assurait la stabilité de son royaume au prix d'un authentique génocide
anti-laid.
Il y avait bien longtemps que le loup avait
quitté la forêt pour parader aux concours de beauté lupins. Les domiciles des
trois petits cochons avaient été rasés, car leurs façades rustiques et
l'absence de baignoire et de dressing enfreignaient le cahier des charges de
l'urbanisme local. Un arrêté d'expulsion suspensif avait été pris à l'encontre
de la Bête s'il lui prenait la fantaisie de recouvrer sa forme poilue. Les
enfants avaient troqué le chaperon écarlate contre la collection haute-couture
de la maison BbidiBobidiBeau, et les haillons étaient prohibés. Même la
princesse au petit pois s'était vu adjoindre l'obligation formelle de recouvrir
ses cernes disgracieuses d'une épaisse couche de maquillage.
Quant à l'art, essentiellement pictural, il
ne s'épanouissait que sous la stricte férule du palais. Il lui était
explicitement demandé de rester aussi proche du réel que possible, tant son
harmonie apparaissait insurpassable. Les artistes étaient généralement
astreints à de longues études d'ingénieur, car il leur appartenait de chasser réellement
le nuage disgracieux qui enlaidissait le paysage avant de le peindre.
Nul poste n'était réputé plus exigeant que
celui de peintre royal officiel : ceux-ci souffraient de décollation dès
qu'un de leur tableau échouait à rendre grâce à la lumineuse magnificence de Sa
Majesté Radieuse. Seul le dernier en date avait réussi l'exploit de
durer : l'astucieux se bornait à présenter chaque semaines un miroir
différent à la princesse, dans lequel cette dernière ne se lassait pas de
s'admirer.
Joyau de cette contrée enchanteresse, le
palais scintillait tel un émeraude surnageant à la surface d'une mer de
diamants. Si toutes les pièces rivalisaient d'harmonie, l'endroit préférée de
la princesse demeurait sans conteste l'Interminable Allée de la Beauté, bordée
des sept-mille-quatre-cent-douze tableaux – série en cours – qui la
représentaient aux côtés de ses éblouissantes aïeules.
L'Interminable Allée conditionnait tous les
trajets à l'intérieur du palais, et la princesse perdait rarement une occasion
de s'y contempler. Cette manie n'était pas sans conséquence sur l'efficacité de
ses déplacements : Radieuse II était même réputée incontinente, car aucune
envie pressante ne l'emportait sur l'urgence qu'elle ressentait à se mirer.
Au cœur de cet univers singulièrement ordonné
naquit pourtant sa parfaite antithèse, sous les traits d'un bébé d'une laideur
innommable. Son nez trop long se recourbait tel un crochet rouillé, ses
oreilles gribouillées ne suffisaient pas à détourner l'attention de ses
pommettes ridiculement proéminentes, de son grain de peau grossier ni de ses
lèvres pendantes.
S'ils ignoraient jusqu'aux plus élémentaires
préceptes de génétiques, ses parents percevaient parfaitement le caractère
anormal du phénomène. Le jour de sa naissance fut une épreuve pour tous les
deux : la mère parce qu'elle dut accoucher à son domicile, prise de court
par l'intensité du travail, et qu'elle eut la surprise de mettre au monde des
jumeaux ; le père parce qu'il ressentit une telle terreur à la vue du
premier-né qu'il fit ses bagages en un temps record et quitta le domicile
sur-le-champ. Nul ne le revit jamais.
Un problème plus grave se présenta bientôt à
la mère : si elle dissimula habilement les traits de son aîné à ses
voisins pour lui épargner les moqueries, elle savait ses jours comptés. En
effet, soucieuse de ne rien laisser au hasard, la princesse avait instauré une
Inspection au domicile de chaque nouveau-né afin de trier le bon grain de
l'ivraie. Celle-ci se déroulait au cours du second cycle de lune qui suivait
leur naissance, afin de laisser leurs traits s'affiner et préfigurer, aux yeux
des experts, leur évolution future. Les bébés qui réussissaient l'examen
devenaient à cet occasion citoyens officiels du royaume.
Un sort bien différent attendait les
nouveaux-nés déclarés inaptes.
La mère ne pouvait simplement le dissimuler,
car un Devoir de Signalement figurait en bonne position sur la constitution du
royaume. Un bureau permanent traitait les plaintes, et la délation portait
indifféremment sur un buis mal taillé ou un bouton d'acné purulent : tôt
ou tard, elle serait inévitablement dénoncée par ses voisins.
Elle passait toutes ses nuits aux aguets,
désespérant de trouver une solution. Aussi, lorsque survint la nuit qui
précédait l'Inspection, elle avait pris sa décision : elle emmaillota son
rejeton dans son berceau d'osier et se glissa jusqu'à la rivière pour l'y
abandonner au fil de l'eau. Il lui semblait se rappeler que le cours d'eau se
poursuivait jusqu'à des contrées plus favorables à des êtres physiquement
différents. Il lui suffirait de présenter son cadet aux Inspecteurs :
après tout, le palais ne savait pas qu'elle avait donné naissance à des
jumeaux.
Ce qu'elle ignora, c'est que le berceau
n'atteignit jamais les contrées lointaines : il s'enlisa dans les roseaux
du marais Notre-Drame et n'en fut tiré que par une meute de chiens errants.
Ceux-ci, peu regardant, adoptèrent l'enfant et l'élevèrent comme un des leurs.
C'est ainsi que Waa, ainsi qu'il fut renommé,
grandit à l'intérieur du marais protecteur. Vif d'esprit, il perçut rapidement
l'existence d'un autre monde au-delà du cloaque – tout comme il devina, en
visualisant son reflet dans l'eau croupi, ce qui l'en excluait. C'est pourquoi
il ne sortit jamais du marais sans s'être soigneusement couvert le visage de
châles chipés par les chiens. Très intelligent, il profita du contact de ses
semblables pour intégrer progressivement leur langage et leurs coutumes.
Un nouveau drame bouleversa sa vie alors
qu'il était devenu un fringant jeune homme : les marais, honnis de longue
date par la princesse qui les accusait de « défigurer le Royaume »,
furent l'objet d'un plan d'aménagement agressif. Celui-ci aboutit à
l'expropriation brutale des chiens errants. L'un d'eux, qui avait compté au
nombre des bienfaiteurs de Waa, trouva la mort tandis que les autres, paniqués,
se dispersèrent.
Waa ressentit en son cœur une colère
nouvelle : pourquoi ce monde qui le rejetait s'obstinait-il à détruire son
univers ? Il n'avait rien à perdre, sinon sa misérable existence
solitaire.
Le jeune homme mit à profit la fête des
Laids, seul moment de l'année où l'imperfection physique était tolérée, pour se
glisser jusqu'au Palais avec l'intention bien arrêtée de commettre un coup
d'éclat. Anonyme au milieu de travestissements tous plus disgracieux les uns que
les autres, il se faufila jusqu'à la salle du trône où devaient se clore les
festivités.
Un frisson d'horreur parcourut l'assemblée
lorsqu'il révéla qu'il ne portait ni masque, ni maquillage. Prenant à partie la
princesse interdite, il lui asséna ses quatre vérités avec virulence, convaincu
que son intrusion avait déjà signé son arrêt de mort.
Sauf que le destin, facétieux, fit tomber la
princesse éperdument amoureuse de l'indélicat. Ni la différence d'âge, ni
l'aspect rustre, ni surtout la laideur de l'énergumène ne surent faire entendre
raison à son cœur : Radieuse II succomba à une irrésistible attraction.
Trois lunes plus tard, les deux tourtereaux convolaient en justes noces.
Il serait plaisant de conclure qu'ils furent
heureux et eurent beaucoup d'enfants. Ce serait quelque peu réducteur, d'autant
plus que la princesse craignait trop de transmettre les traits paternels à son
éventuelle progéniture pour s'abandonner à lui sans précautions. Les bardes
versés sur le grivois contaient avec force détail de quelle façon elle ne
s'abandonnait à lui que dans la stricte obscurité de la chambre à coucher,
tandis que les amateurs de potins affirmaient qu'elle était allée jusqu'à
obstruer ses trompettes royales de Fallope par une mixture préparée par son enchanteur.
Le mariage lui-même n'avait pas manqué de
piquant. Les paparazzis armés de pinceaux et de chevalets en avaient été pour
leurs frais, car le prince Waa avait été affublé d'une couronne singulière,
forgée sur mesure pour lui dévorer le visage et dissimuler l'intégralité de ses
traits. D'ailleurs, en dépit des fentes étroitement réglementées tolérées par
la princesse, le prince n'y voyait guère : il trébucha à trois reprises
sur le tapis et manqua d'éborgner la princesse en tentant de lui passer la bague
au nez.
Très peu de citoyens connaissaient les traits
de leur prince. D'ailleurs, beaucoup le confondaient avec le paravent derrière
lequel il était cantonné au cours des manifestations officielles. Lorsqu'il
s'adressait à son peuple, c'était uniquement par troubadour interposé.
Globalement, cette union n'en fut pas moins
approuvée par l'ensemble des citoyens. Seul le peintre officiel n'y gagna pas
vraiment au change puisqu'il fut décapité : en effet, son stratagème avait
mécaniquement permis au prince laid d'apparaître sur tous les tableaux aux
côtés de Radieuse... Il fut remplacé au pied levé par un nouvel artiste plus
prudent, qui parachevait chaque toile en assénant un coup de pinceau pudique
sur les traits de Waa – celui-ci acquit en retour le surnom de Prince sans
tête.
Quant à Waa, il profita de son nouveau statut
pour mener une enquête discrète sur son passé. Lorsqu'il retrouva finalement la
trace de sa mère, il apprit qu'elle avait été dénoncée par un voisin peu après
leur séparation : condamnée pour escamotage de bébé, elle avait été
contrainte à l'exil.
Comprenant qu'il avait un frère, Waa
entreprit de le localiser, mais celui-ci demeura longtemps introuvable. Après
de longues recherches, il en retrouva finalement la trace dans le registre de
Mise en Conformité. Apparemment, son jumeau l'avait suivi de peu dans le
fleuve. Sans berceau. Il n'avait manifestement pas été jugé suffisamment beau
pour exister.
Waa noya son chagrin dans l'amour, sincère et
authentique, de la princesse Radieuse : les deux tourtereaux vivaient une
idylle enchanteresse. Mais après quelques années de bonheur, le caractère de la
princesse commença à changer.
En effet, des rides étaient apparues sur son
joli minois et l'inquiétaient au plus haut point. Radieuse s'astreignit à une
réclusion plus radicale encore que celle qu'elle imposait à son mari, convoqua
son enchanteur, s'enduisit de centaines de potions, constata leur absence
totale d'effet, décapita son enchanteur, en engagea huit autres, endetta le
royaume sur cinq générations à force de lotions exorbitantes ; sans
résultat. Les rides, loin de se dissiper, se creusaient inexorablement.
« Je t'aime
comme tu es, la rassura Waa.
-
Forcément : je suis parfaite,
rétorqua-t-elle. »
Son angoisse se commua en obsession, puis en
dépression. La princesse ne faisait plus rien que se se mirer, nuit et jour,
dans la psyché de sa chambre – comme si elle espérait intimider les rides et
les convaincre de se volatiliser. Finalement, désespérée, elle ingurgita un
poison réputé pour sa radicalité – si foudroyant qu'il ne laissait sur les
traits de ses victimes aucun rictus de douleur.
Ce fut Waa qui la retrouva au matin,
inanimée. « Plus beau, tu meurs », songea-t-il avec amertume, car le
nom du royaume prenait à ses yeux un sens tout à fait nouveau.
La cérémonie d'inhumation fut rapidement
expédiée : il était d'usage d'enterrer les morts deux mille pieds sous
terre sitôt leur décès constaté, de peur d'assister à leur décomposition. Cette
coutume avait probablement engendré quelques méprises dues à la précipitation.
Certains prétendaient même que les fosses étaient saturées d'individus bien
vivants qui subsistaient en dévorant leurs camarades fraîchement versés dans la
fosse, et tentaient vainement de gravir les parois abruptes pour en ressortir.
On peut d'ailleurs raisonnablement supposer
que si certains ont réussi, ils en sont probablement sortis si marqués, si
amaigris, si encrassés qu'ils ont dû être abattus sans autre forme de procès
par le premier passant venu.
Waa était un homme d'heureuse nature :
il dépassa bientôt son immense chagrin. Car il avait vu dans le décès prématuré
de sa bien-aimée une occasion d'embrasser son destin et d'entreprendre une
série de réformes audacieuses.
Waa entendait tirer un trait sur certaines
traditions éculées. Il remisa le Protocole d'expulsion des laids, réforma les
conditions d'accueil du royaume et annula le décret établissant l'Inspection.
Il introduisit plusieurs articles à la constitution qui établissaient la
liberté pour tous et la reconnaissance des différences, quelles qu'elles
soient.
Le soir de la cérémonie de présentation de la
nouvelle constitution, il fut renversé par un soulèvement populaire massif et
destitué.
Ainsi s'acheva l'existence de Waa, décapité
pour crime de lèse-beauté. De cette issue tragique naquit, par la dévotion de
bardes inspirés, un fameux adage qui traversa les temps :
Pour
vivre heureux, vivons cachés – surtout certains.
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