samedi 5 mai 2018

La Désolation de radieuse



« Souriez en pénétrant dans notre royaume !
Si vos dents se révèlent cariées, difformes, irrégulières,
Vous serez exécuté sans autre forme de procès. »

  L'avertissement qui bornait chacun des accès au royaume, placardé sur de somptueux panneaux en améthystes, se montrait plutôt explicite. Car on ne transigeait pas avec l'harmonie au royaume de « PlusBeauTuMeurs ». Toutes les routes qui y menaient étaient bordées de tourelles fortifiées et de patrouilles patibulaires chargées d'éconduire les mendiants malodorants, les charrettes crasseuses des éleveurs bovins et les carrioles poussiéreuses des brocanteurs. Une batterie de dragons apprivoisés brûlait sur commande les indélicats qui tentaient de forcer le passage.
  A l'intérieur du royaume, seul l'élevage des espèces nobles – licornes, hippogriffes – était autorisé, tandis que la gestion des déjections était étroitement réglementée. Le tourisme affichait un dynamisme tout relatif tant les conditions de séjour s'avéraient drastiques, et l'immigration était réduite à la portion congrue. Seul domaine florissant, la production de cosmétiques soutenait l'économie tout entière.
  Ce royaume était gouverné par une princesse magnifique, qui souffrait fort logiquement d'une obsession pathologique pour la beauté. Dotée d'un minois ravissant et d'une physionomie à l'avenant, elle avait embrassé le nom de règne de sa grand-mère Radieuse.
  Si la finesse de ses traits le disputait à la perfection de ses proportions, Radieuse II se caractérisait surtout, à l'image de ses sublimes aïeules, par son aversion viscérale pour la laideur. Elle assurait la stabilité de son royaume au prix d'un authentique génocide anti-laid.
  Il y avait bien longtemps que le loup avait quitté la forêt pour parader aux concours de beauté lupins. Les domiciles des trois petits cochons avaient été rasés, car leurs façades rustiques et l'absence de baignoire et de dressing enfreignaient le cahier des charges de l'urbanisme local. Un arrêté d'expulsion suspensif avait été pris à l'encontre de la Bête s'il lui prenait la fantaisie de recouvrer sa forme poilue. Les enfants avaient troqué le chaperon écarlate contre la collection haute-couture de la maison BbidiBobidiBeau, et les haillons étaient prohibés. Même la princesse au petit pois s'était vu adjoindre l'obligation formelle de recouvrir ses cernes disgracieuses d'une épaisse couche de maquillage.
  Quant à l'art, essentiellement pictural, il ne s'épanouissait que sous la stricte férule du palais. Il lui était explicitement demandé de rester aussi proche du réel que possible, tant son harmonie apparaissait insurpassable. Les artistes étaient généralement astreints à de longues études d'ingénieur, car il leur appartenait de chasser réellement le nuage disgracieux qui enlaidissait le paysage avant de le peindre.
  Nul poste n'était réputé plus exigeant que celui de peintre royal officiel : ceux-ci souffraient de décollation dès qu'un de leur tableau échouait à rendre grâce à la lumineuse magnificence de Sa Majesté Radieuse. Seul le dernier en date avait réussi l'exploit de durer : l'astucieux se bornait à présenter chaque semaines un miroir différent à la princesse, dans lequel cette dernière ne se lassait pas de s'admirer.
  Joyau de cette contrée enchanteresse, le palais scintillait tel un émeraude surnageant à la surface d'une mer de diamants. Si toutes les pièces rivalisaient d'harmonie, l'endroit préférée de la princesse demeurait sans conteste l'Interminable Allée de la Beauté, bordée des sept-mille-quatre-cent-douze tableaux – série en cours – qui la représentaient aux côtés de ses éblouissantes aïeules.
  L'Interminable Allée conditionnait tous les trajets à l'intérieur du palais, et la princesse perdait rarement une occasion de s'y contempler. Cette manie n'était pas sans conséquence sur l'efficacité de ses déplacements : Radieuse II était même réputée incontinente, car aucune envie pressante ne l'emportait sur l'urgence qu'elle ressentait à se mirer.
  Au cœur de cet univers singulièrement ordonné naquit pourtant sa parfaite antithèse, sous les traits d'un bébé d'une laideur innommable. Son nez trop long se recourbait tel un crochet rouillé, ses oreilles gribouillées ne suffisaient pas à détourner l'attention de ses pommettes ridiculement proéminentes, de son grain de peau grossier ni de ses lèvres pendantes.
  S'ils ignoraient jusqu'aux plus élémentaires préceptes de génétiques, ses parents percevaient parfaitement le caractère anormal du phénomène. Le jour de sa naissance fut une épreuve pour tous les deux : la mère parce qu'elle dut accoucher à son domicile, prise de court par l'intensité du travail, et qu'elle eut la surprise de mettre au monde des jumeaux ; le père parce qu'il ressentit une telle terreur à la vue du premier-né qu'il fit ses bagages en un temps record et quitta le domicile sur-le-champ. Nul ne le revit jamais.
  Un problème plus grave se présenta bientôt à la mère : si elle dissimula habilement les traits de son aîné à ses voisins pour lui épargner les moqueries, elle savait ses jours comptés. En effet, soucieuse de ne rien laisser au hasard, la princesse avait instauré une Inspection au domicile de chaque nouveau-né afin de trier le bon grain de l'ivraie. Celle-ci se déroulait au cours du second cycle de lune qui suivait leur naissance, afin de laisser leurs traits s'affiner et préfigurer, aux yeux des experts, leur évolution future. Les bébés qui réussissaient l'examen devenaient à cet occasion citoyens officiels du royaume.
  Un sort bien différent attendait les nouveaux-nés déclarés inaptes.
  La mère ne pouvait simplement le dissimuler, car un Devoir de Signalement figurait en bonne position sur la constitution du royaume. Un bureau permanent traitait les plaintes, et la délation portait indifféremment sur un buis mal taillé ou un bouton d'acné purulent : tôt ou tard, elle serait inévitablement dénoncée par ses voisins.
  Elle passait toutes ses nuits aux aguets, désespérant de trouver une solution. Aussi, lorsque survint la nuit qui précédait l'Inspection, elle avait pris sa décision : elle emmaillota son rejeton dans son berceau d'osier et se glissa jusqu'à la rivière pour l'y abandonner au fil de l'eau. Il lui semblait se rappeler que le cours d'eau se poursuivait jusqu'à des contrées plus favorables à des êtres physiquement différents. Il lui suffirait de présenter son cadet aux Inspecteurs : après tout, le palais ne savait pas qu'elle avait donné naissance à des jumeaux.
  Ce qu'elle ignora, c'est que le berceau n'atteignit jamais les contrées lointaines : il s'enlisa dans les roseaux du marais Notre-Drame et n'en fut tiré que par une meute de chiens errants. Ceux-ci, peu regardant, adoptèrent l'enfant et l'élevèrent comme un des leurs.
  C'est ainsi que Waa, ainsi qu'il fut renommé, grandit à l'intérieur du marais protecteur. Vif d'esprit, il perçut rapidement l'existence d'un autre monde au-delà du cloaque – tout comme il devina, en visualisant son reflet dans l'eau croupi, ce qui l'en excluait. C'est pourquoi il ne sortit jamais du marais sans s'être soigneusement couvert le visage de châles chipés par les chiens. Très intelligent, il profita du contact de ses semblables pour intégrer progressivement leur langage et leurs coutumes.
  Un nouveau drame bouleversa sa vie alors qu'il était devenu un fringant jeune homme : les marais, honnis de longue date par la princesse qui les accusait de « défigurer le Royaume », furent l'objet d'un plan d'aménagement agressif. Celui-ci aboutit à l'expropriation brutale des chiens errants. L'un d'eux, qui avait compté au nombre des bienfaiteurs de Waa, trouva la mort tandis que les autres, paniqués, se dispersèrent.
  Waa ressentit en son cœur une colère nouvelle : pourquoi ce monde qui le rejetait s'obstinait-il à détruire son univers ? Il n'avait rien à perdre, sinon sa misérable existence solitaire.
  Le jeune homme mit à profit la fête des Laids, seul moment de l'année où l'imperfection physique était tolérée, pour se glisser jusqu'au Palais avec l'intention bien arrêtée de commettre un coup d'éclat. Anonyme au milieu de travestissements tous plus disgracieux les uns que les autres, il se faufila jusqu'à la salle du trône où devaient se clore les festivités.
  Un frisson d'horreur parcourut l'assemblée lorsqu'il révéla qu'il ne portait ni masque, ni maquillage. Prenant à partie la princesse interdite, il lui asséna ses quatre vérités avec virulence, convaincu que son intrusion avait déjà signé son arrêt de mort.
  Sauf que le destin, facétieux, fit tomber la princesse éperdument amoureuse de l'indélicat. Ni la différence d'âge, ni l'aspect rustre, ni surtout la laideur de l'énergumène ne surent faire entendre raison à son cœur : Radieuse II succomba à une irrésistible attraction. Trois lunes plus tard, les deux tourtereaux convolaient en justes noces.
  Il serait plaisant de conclure qu'ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants. Ce serait quelque peu réducteur, d'autant plus que la princesse craignait trop de transmettre les traits paternels à son éventuelle progéniture pour s'abandonner à lui sans précautions. Les bardes versés sur le grivois contaient avec force détail de quelle façon elle ne s'abandonnait à lui que dans la stricte obscurité de la chambre à coucher, tandis que les amateurs de potins affirmaient qu'elle était allée jusqu'à obstruer ses trompettes royales de Fallope par une mixture préparée par son enchanteur.
  Le mariage lui-même n'avait pas manqué de piquant. Les paparazzis armés de pinceaux et de chevalets en avaient été pour leurs frais, car le prince Waa avait été affublé d'une couronne singulière, forgée sur mesure pour lui dévorer le visage et dissimuler l'intégralité de ses traits. D'ailleurs, en dépit des fentes étroitement réglementées tolérées par la princesse, le prince n'y voyait guère : il trébucha à trois reprises sur le tapis et manqua d'éborgner la princesse en tentant de lui passer la bague au nez.
  Très peu de citoyens connaissaient les traits de leur prince. D'ailleurs, beaucoup le confondaient avec le paravent derrière lequel il était cantonné au cours des manifestations officielles. Lorsqu'il s'adressait à son peuple, c'était uniquement par troubadour interposé.
  Globalement, cette union n'en fut pas moins approuvée par l'ensemble des citoyens. Seul le peintre officiel n'y gagna pas vraiment au change puisqu'il fut décapité : en effet, son stratagème avait mécaniquement permis au prince laid d'apparaître sur tous les tableaux aux côtés de Radieuse... Il fut remplacé au pied levé par un nouvel artiste plus prudent, qui parachevait chaque toile en assénant un coup de pinceau pudique sur les traits de Waa – celui-ci acquit en retour le surnom de Prince sans tête.
  Quant à Waa, il profita de son nouveau statut pour mener une enquête discrète sur son passé. Lorsqu'il retrouva finalement la trace de sa mère, il apprit qu'elle avait été dénoncée par un voisin peu après leur séparation : condamnée pour escamotage de bébé, elle avait été contrainte à l'exil.
  Comprenant qu'il avait un frère, Waa entreprit de le localiser, mais celui-ci demeura longtemps introuvable. Après de longues recherches, il en retrouva finalement la trace dans le registre de Mise en Conformité. Apparemment, son jumeau l'avait suivi de peu dans le fleuve. Sans berceau. Il n'avait manifestement pas été jugé suffisamment beau pour exister.
  Waa noya son chagrin dans l'amour, sincère et authentique, de la princesse Radieuse : les deux tourtereaux vivaient une idylle enchanteresse. Mais après quelques années de bonheur, le caractère de la princesse commença à changer.
  En effet, des rides étaient apparues sur son joli minois et l'inquiétaient au plus haut point. Radieuse s'astreignit à une réclusion plus radicale encore que celle qu'elle imposait à son mari, convoqua son enchanteur, s'enduisit de centaines de potions, constata leur absence totale d'effet, décapita son enchanteur, en engagea huit autres, endetta le royaume sur cinq générations à force de lotions exorbitantes ; sans résultat. Les rides, loin de se dissiper, se creusaient inexorablement.
« Je t'aime comme tu es, la rassura Waa.
-        Forcément : je suis parfaite, rétorqua-t-elle. »
  Son angoisse se commua en obsession, puis en dépression. La princesse ne faisait plus rien que se se mirer, nuit et jour, dans la psyché de sa chambre – comme si elle espérait intimider les rides et les convaincre de se volatiliser. Finalement, désespérée, elle ingurgita un poison réputé pour sa radicalité – si foudroyant qu'il ne laissait sur les traits de ses victimes aucun rictus de douleur.
  Ce fut Waa qui la retrouva au matin, inanimée. « Plus beau, tu meurs », songea-t-il avec amertume, car le nom du royaume prenait à ses yeux un sens tout à fait nouveau.
  La cérémonie d'inhumation fut rapidement expédiée : il était d'usage d'enterrer les morts deux mille pieds sous terre sitôt leur décès constaté, de peur d'assister à leur décomposition. Cette coutume avait probablement engendré quelques méprises dues à la précipitation. Certains prétendaient même que les fosses étaient saturées d'individus bien vivants qui subsistaient en dévorant leurs camarades fraîchement versés dans la fosse, et tentaient vainement de gravir les parois abruptes pour en ressortir.
  On peut d'ailleurs raisonnablement supposer que si certains ont réussi, ils en sont probablement sortis si marqués, si amaigris, si encrassés qu'ils ont dû être abattus sans autre forme de procès par le premier passant venu.
  Waa était un homme d'heureuse nature : il dépassa bientôt son immense chagrin. Car il avait vu dans le décès prématuré de sa bien-aimée une occasion d'embrasser son destin et d'entreprendre une série de réformes audacieuses.
  Waa entendait tirer un trait sur certaines traditions éculées. Il remisa le Protocole d'expulsion des laids, réforma les conditions d'accueil du royaume et annula le décret établissant l'Inspection. Il introduisit plusieurs articles à la constitution qui établissaient la liberté pour tous et la reconnaissance des différences, quelles qu'elles soient.
  Le soir de la cérémonie de présentation de la nouvelle constitution, il fut renversé par un soulèvement populaire massif et destitué.
  Ainsi s'acheva l'existence de Waa, décapité pour crime de lèse-beauté. De cette issue tragique naquit, par la dévotion de bardes inspirés, un fameux adage qui traversa les temps :

Pour vivre heureux, vivons cachés – surtout certains.

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