Souriez… ! Vous êtes
filmés !
Vous ne le savez pas
évidemment, monsieur et madame, mais vous venez de devenir les nouvelles stars
de notre show : L’Adultère en Trois Coups ! Non, non, ne tournez pas
la tête vers la caméra, restez naturels : on saura bien assez tôt qui vous
êtes. Etoile cachée ? Femme d’affaire en cavale ? Ou plus simplement
femme mariée fuyant l’ennui dans les bras d’un voyageur de commerce. Une
histoire banale et pourtant tellement courante. Moins tragique que Roméo et Juliette,
bien sûr, mais tout aussi immortelle. Et moi, votre chroniqueur, moderne
Homère, j’enregistre chaque seconde de votre romance et fige sur papier glacé
les instants d’extase que vous aurez bien vite oubliés.
Jusqu’à ce que le Destin
vous rattrape et que les conséquences de vos actes vous foudroient.
Les affaires de divorce,
ça n’est jamais ennuyeux. En tout cas pour moi. J’ai beaucoup de collègues qui
se plaignent de devoir suivre pendant des heures des couples sans imagination
suivant une Carte du Tendre sans originalité. Petits cafés, petits restos, tout
est petit chez eux. Jusqu’à une fin prévisible dans un hôtel à petits prix dont
ils sortiront une heure plus tard, assouvis et déçus. Mais moi je ne m’ennuie
pas. Pendant des jours, je partage leur espoir : est-ce que c’est la
bonne, cette fois ? Cet homme-là, cette femme-là ? Je photographie la
joie sur leur visage, la peur d’être seul(e) au rendez-vous, la résignation qui
marque la dernière rencontre… Souvent je sais avant eux ce qui va se
passer : un bouquet de fleurs, une soirée à la foire, une rupture. Je suis
là à chaque étape avec eux.
Eux ne le savent pas,
bien sûr. Je ne peux pas vraiment leur dire « Oh, votre femme/mari sait
que vous la trompez et cherche des preuves pour le divorce, mais ne vous en
faites pas pour moi, continuez ! Personnellement, je trouve que c’est très
bien ce que vous faites ! » Non. C’est dommage, quelque part, parce
qu’il y a des questions que j’aimerais bien poser, des fois, et puis ça
pourrait leur faire du bien d’entendre qu’il y a quelqu’un qui apprécie leurs
efforts, si petits soient-ils… Mais
non. Gilberte, je me dis souvent, tu as une position privilégiée : tu vois
toutes ces choses et la seule faveur qu’on te demande c’est de ne rien dire. Ne
va pas tout gâcher ! Alors je ne dis rien et je photographie, je
photographie.
Une chose qui me peine
avec la photographie d’aujourd’hui, c’est qu’avec le numérique, on n’est pas
obligé de mettre sur papier tout ce qu’on a pris. C’est diminuant, quelque
part, on se sent obligé d’être raisonnable et de n’imprimer que les photos
nécessaires à l’enquête, alors que les autres, même celles qui rendent bien
l’atmosphère… ! Et c’est vrai que je ne peux pas dire à la dame « Sur
cette photo-là, on voit votre mari lui prendre la main et c’est très touchant
ce regard qu’il a, vous ne trouvez pas… ? » Non. Ça serait cruel et
je me retrouverais au chômage. Marie-Pierre me dit souvent « Toi,
Gilberte, t’es une grande romantique, tu t’inquiètes toujours des gens. »
Et c’est vrai. C’est vrai aussi que je ne suis pas payée pour ça, alors adieu,
au panier virtuel, petits témoins d’une histoire d’amour de trois semaines,
pourtant bien aussi valable que les grandes…
Marie-Pierre, c’est ma
collègue. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle. C’est un génie de l’ordre
et du classement ; grâce à elle, tout est toujours payé, les papiers sont
remplis en temps et en heure et elle n’est intimidée ni par les fonctionnaires
ni par l’informatique. Il suffit de la voir pour savoir qu’on est en de bonnes
mains. C’est la figure de l’Autorité par excellence, cette grande femme sèche
tirée à quatre épingles, les clients se sentent immédiatement en confiance.
Quand je pense qu’à la mairie ils voulaient s’en débarrasser sous prétexte
qu’elle a un peu dépassé la soixantaine… Une femme qui a accueilli pendant
trente ans les usagers avec le même sang-froid et la même mine pincée… Ils sont
fous, au gouvernement.
Je l’ai trouvée dans une
poubelle, vous vous rendez compte ? Enfin presque. Elle était appuyée sur
une benne, celle où ils venaient de jeter tous les dossiers
« inutiles ». Elle pleurait. On lui avait bien fait comprendre, vous
voyez, qu’elle serait la prochaine, remplacée par dix machines sentant bon le
plastique neuf et une petite mignonne au vernis impeccable. Qui n’aura pas la
moindre idée d’où sont les dossiers, mais on s’en fout ! La machine saura,
c’est son rôle ! La petite est juste un genre d’accompagnatrice (et sera
payée en mesure aussi mais elle ne le sait pas encore), un sourire charmant
pour aller avec le décor. Après, l’usager se démerdera pour trouver ce qu’il
veut, et ça permet de virer presque un tiers des effectifs ! Pas à dire,
l’informatique, ça avance les choses !
Je l’ai ramenée dans son
trou, un petit deux-pièces impeccable qu’elle habitait depuis au moins vingt
ans et on a parlé pendant des heures. A cette époque, j’avais un peu le même
genre de problèmes, alors on a partagé nos idées et nos solutions et depuis on
ne s’est plus quittées ! Ça fait presque cinq ans, quand même… Et on s’en
sort bien ! Enfin moi je trouve. On a emménagé ensemble dans une petite
maison : elle au rez-de-chaussée, moi à l’étage. On a un petit bureau dans
une résidence commerciale où les clients peuvent venir nous visiter (ça fait
bien, d’avoir une adresse dans l’annuaire), avec un téléphone et un courriel,
comme dans toute agence moderne.
L’idée de l’agence, c’est
moi qui l’ai eue, mais c’est Marie-Pierre qui l’a rendue possible. Bon
d’accord, d’abord elle ne m’a pas prise au sérieux, elle est toujours
« Gilberte, tu es tellement excentrique ! », mais c’est elle qui
a trouvé les conditions indispensables, et en fait, pratiquement n’importe qui
peut faire ce métier. Il suffit de s’inscrire (c’est payant bien sûr), il faut
un permis, un téléphone et c’est pratiquement tout. C’est une autoentreprise
comme les autres. Bien sûr, ça fait lever les sourcils à Pôle Emploi, mais je
crois qu’ils ont reçu pour instructions de ne décourager personne. Quand je
suis sortie du bureau avec le numéro INSEE si convoité, la personne en charge
m’a accompagnée d’un « Bonne chance ! » qui semblait sincère.
Et maintenant, je vois
que vous vous demandez si je suis bien ce que vous pensez. Pas tout à fait.
Détective privé, vous voyez, c’est un métier américain. Il faut savoir que
« Détective », chez eux, ça veut dire « Officier de
Police ». Un privé, c’est un policier à louer. C’est pour ça que les
privés de roman font tant de choses incroyables (et illégales). Mais chez nous,
en bonne vieille France, on a seulement des « Enquêteurs privés ». On
n’est pas habilités, par exemple, à arrêter des gens, même si on les surprend
au milieu d’un crime. En fait, on se ferait arrêter à notre tour, parce qu’on
n’est pas qualifiés et qu’on pourrait empirer les choses. (Je dois avouer que
je n’aimerais pas devoir intervenir dans une prise d’otages. Je ne me sens pas une
âme de négociateur.)
Mais s’il s’agit
seulement de suivre les gens et de les photographier, alors ça va ! C’est
légal. Ce qui est très amusant c’est que c’est illégal dès qu’ils vous repèrent
et vous disent d’arrêter, mais tant qu’ils ne vous voient pas, tout va bien. La
loi française est très étrange (et peut-être un peu louche). Mais en attendant,
ça n’est pas difficile même pour une femme un peu enrobée comme moi de filer
des couples et de noter leurs heures d’arrivée et de départ, le nom du restaurant
et finalement celui de l’hôtel où ils sont allés. Ça suffit. On n’est pas dans
un film et les gens ne vont pas à l’hôtel pour jouer aux cartes. Je peux aussi
poser des questions mais je vais vous dire tout de suite que généralement, j’ai
juste à me poster sur le chemin des employés d’un immeuble ou d’une maison – la
concierge ou le jardinier – pour qu’ils me disent tout ce qu’ils savent sur
leurs patrons, voisins, locataires etc. Parce que les gens aiment déballer tout
ce qu’ils savent et une femme de mon âge est le récipient idéal des
révélations.
Mon agence a une bonne
réputation maintenant et on nous demande des enquêtes plus variées ; mais
c’est quand même le marché du divorce qui domine. Vous pensez bien, il y a un
mariage et un divorce à chaque seconde en France, ça se renouvelle tout
seul ! Et je ne me sens pas du tout coupable. Moi, j’aurais bien aimé
qu’on me dise que mon mari me trompait avant
qu’il m’annonce qu’il allait divorcer. Ça n’est pas que notre mariage ait été
extraordinaire, avec le recul, mais c’est le seul que j’avais et je ne m’y
attendais pas du tout. Ce qui est embêtant parce qu’il était professeur
d’université et moi femme au foyer depuis près de vingt ans ; quand il est
parti, adieu voiture, maison et budget d’épicerie. Je me suis retrouvée à la
rue, pour ainsi dire. Et je n’avais pas d’économies, bien sûr, pourquoi
faire ? Nous avions un compte commun… Eh bien, le compte et la maison sont
allés à une pétasse de vingt-quatre ans et tout le monde a trouvé ça très bien.
Il m’a versé une somme raisonnable pour solde de tout compte et voilà.
C’est un peu la folie qui
m’a fait remonter sur les traces du crime. Je résidais dans une petite pension
où je n’allais pas pouvoir rester et je me sentais sombrer. J’essayais de
comprendre ce qui s’était passé et en fait ça n’a pas été difficile. Ce ne sont
pas les « amis » que nous avions qui m’ont aidé, oh non.
« Gilberte, » me disaient-ils d’un ton horrifié, « vous ne
devriez pas être-là ! » Non, ça gêne, hein, quand l’ex-femme existe
encore ? La secrétaire qui m’envoyait des fleurs pour mon anniversaire
chaque année non plus. Mais le portier ? Les intérimaires ? Le
masseur ? Les chauffeurs de taxi ? Eux ne demandaient pas mieux que
de me dire où mon mari était allé et avec qui. Et c’est comme ça que j’ai pu
reconstituer une histoire d’amour de plus d’un an (la vache !) qui m’était
passé complètement sous le nez. Quelque part en cours, j’ai arrêté d’être en
colère ; c’était tellement banal, tout ça. Ça aurait pu être n’importe
quel homme et n’importe quelle femme. Je ne reconnaissais même plus mon mari
dans ces gestes galants ou moins respectables. Je ne le connaissais pas.
C’est là que j’ai eu l’idée,
je pense. J’ai arrêté de m’inquiéter pour mon avenir et je me suis acheté un
appareil photo. Je déambulais la journée entière en mitraillant les gens, en
essayant de de m’approcher le plus possible sans me faire voir. C’est étonnant
à quel point les femmes rebondies d’un certain âge passent inaperçues !
C’est que les « mémés », il y en a à tous les carrefours. (Et elles
savent, oh, elles en savent des choses !) Rien qu’à causer et trainer
comme un touriste, je récoltais des « scoops » pas piqués des vers.
Je tenais des carnets détaillés et me donnait des défis : trouver le nom
de l’homme, sa plaque d’immatriculation, le numéro de portable de sa
femme ! Rien que ça me donnait une joie sans fin.
Je déraillais un peu, à
vrai dire. Je me suis mise à boire, aussi. Pas le whisky du privé américain,
quand même, mais un verre de vin rouge chaque fois que je me posais à la
terrasse d’un café et ça arrivait souvent. Ça ne faisait que rehausser le
personnage, vous savez, mamie d’un certain âge au nez rouge ça fait partie de
la culture de notre beau pays… et puis un jour j’ai flashé sur une femme qui
pleurait sur une terrasse et je ne sais pas ce qui m’est arrivé : en une
seconde, j’étais en face d’elle et je lui disais tout ce que j’aurais voulu
qu’on me dise à sa place. Elle devait être complètement perdue aussi : au
lieu de m’envoyer une baffe, elle m’a engagée. « Gilberte », elle m’a
dit, « si tu m’amène assez de preuves pour que je puisse demander le
divorce à ses dépens, je te donnerais dix pour cent du tout. » Je pense
vraiment qu’elle était sous le choc, mais ça n’a pas été difficile et elle a
tenu parole. C’est avec ça qu’on a ouvert l’agence, Marie-Pierre et moi.
Et puis depuis, ben on
profite ! Il y en a, des hommes et des femmes qui veulent savoir où et
avec qui (mais jamais pourquoi, curieusement), et beaucoup viennent nous voir
maintenant ; notre réputation circule de bouche à oreille – nous sommes
discrètes, rapides et pleines de tact. Parce qu’apparemment, certains
« privés » aiment se payer la tête du pauvre cocu qu’ils ont en face
d’eux. Pourquoi ça fait tant rire, un cocu, je ne comprendrais jamais. Ça n’est
pas une situation très drôle, pourtant.
Enfin, c’est la
réussite ! Et j’ai un peu envie, c’est vrai, d’appeler mon ex-mari et de
lui en parler, histoire de prouver que je me débrouille très bien sans lui,
mais ça serait de mauvais goût : il est en train de divorcer, sa femme
l’aurait surpris en flagrant délit et le plume allégrement au tribunal. Je ne
voudrais pas l’accabler.
Enfin, c’est la vie.
Souriez, madame, monsieur ! Vous êtes filmés !
Fin.
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