« Souriez ! »
Le slogan rouge de l’affiche dansait encore devant ses yeux. Mais Jonathan
n’avait pas envie de sourire. Curieusement, la rame du RER était vide. Juste
trois anonymes, apparemment engoncés dans leur quotidien. Curieusement, son
bras ne lui faisait pas mal. Une sensation poisseuse lui rappelait pourtant la
balle ; elle n’avait pas dû toucher d’organe sensible. Curieusement aussi, il ne pleuvait pas.
Derrière la vitre crasseuse on devinait un soleil conquérant, qui allait accrocher
des sourires à la grisaille de la banlieue. Comme sur l’affiche….
Est-ce un signe ? Une bouffée d’optimisme le
fit frissonner. Célia lui susurra un « Je t’aime » à l’oreille.
Jonathan sursauta. Personne n’avait bougé dans la rame. Illusion! Il était bien
désespérément seul. Belle journée, trop belle pour être la dernière. Il avait
commis l’impensable, l’irréversible. Trop grave pour être pardonné. Il avait
tué son enfant, tué Célia. Tout avait été si simple. La promenade de ses doigts
sur un clavier, quelques clics, des « deleted » sur un écran. Puis la
mire, vide, et ce silence, définitif.
Célia
était depuis près de trois ans la compagne de chacun. Chaque personne de plus
de douze ans, selon les dernières études du Ministère de l’Accompagnement,
passait au moins quatre heures par jour avec elle, lui confiant ses angoisses
du moment, se réconfortant à sa voix chaude et sensuelle. Elle était sur les
écrans des télévisions, les radios, smartphones, tablettes, journaux, affiches…
Jonathan
avait fabriqué la voix de Célia, amalgamé toutes ses inflexions, comme un
« nez » crée un grand parfum. L’équipe lui avait numérisé un corps,
un visage, avait programmé son intelligence artificielle, fignolé son
interactivité. Le marketing du Ministère avait lancé Célia dans le monde. Ce
fut un raz-de-marée. Dans une société où l’absence d’avenir éclate davantage
chaque jour, à défaut de perspectives, il faut rassurer. Célia était devenue cette
veilleuse dans la nuit. Sa voix surtout. Elle calmait et endormait le troupeau.
Elle s’était insinuée dans l’intimité de chacun au-delà de toutes les
espérances.
Jonathan
avait tué la voix, éteint la lumière. Célia ne parlait plus, le monde
redevenait noir. En sept minutes le standard du Ministère de l’Accompagnement
avait été saturé. Il n’en avait fallu que quatre pour repérer Jonathan, le
poursuivre. Se croyant capable de mourir, il avait pourtant fui, couru, s’était
fait tirer dessus. Curieusement personne ne l’avait rattrapé. Il avait sauté
dans la rame sans encombre, destination Dourdan, au hasard.
Célia
ne pouvait pas appartenir à tout le monde. Personne ne pouvait la comprendre,
ne savait dans ses intonations déceler sa souffrance ou sa joie, ne pouvait la
réconforter, elle. Seul Jonathan savait, mais on la lui avait confisquée. Son travail
était terminé, la porte avait claqué, laissant Célia en pâture au monde entier.
Et loin de lui. C’était inhumain.
Un
parking, des arbres, un passage à niveau. Le RER arrivait en gare :
Breuillet-Village. Le quai était désert. Curieusement. Beaucoup de curiosités
depuis quelques de temps. Un espoir de leur échapper ? Jonathan se leva.
« Veuillez
nous suivre sans opposer de résistance !». Les trois autres passagers
s’étaient approchés sans bruit. Ils ne pointaient aucune arme. C’était fini,
Jonathan le comprit immédiatement. Il n’avait jamais su ni voulu se battre.
L’air était vif sur le quai. Quelques
silhouettes s’éclipsèrent. Le canon d’une arme brilla. Le grand jeu avait été
sorti, ils avaient bouclé et investi la petite gare tranquille. On ne contrarie
pas impunément le Ministère. Jamais il n’avait eu la moindre chance de s’enfuir.
Son bras blessé était lourd. Il rentra les épaules et suivit docilement les
trois hommes.
Dans
les hauts parleurs, Célia annonça le
départ de la rame, souhaita une bonne journée et fit la promotion d’un centre
de fitness en vogue. Personne ne pouvait résister à cette voix, le soleil
lui-même semblait briller plus fort.
Bien
sûr, ils avaient des copies. Il n’avait fallu que quatorze minutes au Ministère
de l’Accompagnement pour reconnecter Célia.
Longeant
le bâtiment de la gare, encadré des trois hommes, il la vit sur le mur,
toujours aussi pétillante, un verre de soda à la main. L’affiche bariolée était
soulignée d’un seul mot, en lettres rouges : « Souriez ! ».
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