-
Souriez… ! Allons, Messieurs, je
vous en prie, un petit effort, ce n’est pas parce qu’on se trouve dans un
cimetière… »
Le
« baveux » de la presse écrite locale, appareil photo à la main,
interpellait ainsi sans vergogne les politicards qui avaient fait le
déplacement, répondant ainsi à l’appel lancé, quelques jours auparavant, par le
maire de la petite commune. Mais, malgré l’injonction journalistique, les
regards restaient graves, les visages fermés. C’est bien simple : on se
serait cru à un enterrement ! C’est que… les autorités compétentes
prenaient l’affaire très au sérieux ! Se trouvait là, dans les allées fort
modestes du cimetière, du très beau linge ! Imaginez : un
sous-préfet, un député-maire, un président de la communauté de communes,
quelques gendarmes et pompiers en uniformes, des journalistes et cameramen de
FR3 Limousin, sans oublier notre pigiste-photographe. Le plus étrange mystère
jamais décelé dans le hameau avait intrigué un grand nombre de curieux, apeuré
quelques superstitieux et… déplacé les plus hautes autorités. Des anonymes,
bien connus, pour la plupart d’entre eux (pensez, mille deux cent trois
habitants sur la commune !) complétaient cette assemblée et participaient
à l’invasion du site.
Maurice,
un pied dans la tombe, l’autre en appui sur sa pelle boueuse, avait interrompu son travail à l’arrivée,
dans le cimetière, de cette hétéroclite et massive délégation. Il n’avait pas
bronché, avait laissé les visiteurs cerner, en grande pagaille, le rectangle de
terre, détrempé par la pluie, dans lequel il œuvrait, en contrebas, depuis une
bonne demi-heure. Il avait attendu patiemment que chacun trouve sa place,
installe son matériel, se taise enfin… Puis, mégot éteint, collé à la lèvre
inférieure, il avait murmuré un « M’sieurs Dames » poli, en soulevant
légèrement sa casquette de sa main libre. Des flashs avaient crépité, des
voyants de caméras s’étaient allumés… Le maire s’était raclé la gorge. Le
Perchman avait tendu un long bâton noir muni d’un micro au-dessus de la scène.
-
« Mesdames, Messieurs,
Cela va faire dix-huit mois,
bientôt, que notre village est confronté à un problème majeur. Nous avons fait
tout ce qui était en notre pouvoir pour que cette sordide affaire ne s’ébruite
pas, afin de la résoudre, d’une part, et de conserver calme et sérénité dans la
population, d’autre part ! En ce qui concerne le second point, notre
discrétion a porté ses fruits, jusqu’à ces jours derniers ! Malheureusement,
désormais, la rumeur enfle… déforme les faits…, entretient la psychose… Je vous
ai donc conviés, aujourd’hui, à cette conférence de presse, afin de rétablir la
vérité, de lancer un appel à témoins et de découvrir, au plus vite, l’identité…
et les mobiles, de la personne qui, depuis huit mois donc, …, comment dire,
… fabrique de fausses tombes
dans notre si tranquille petit cimetière ! La moindre petite parcelle de
terre vacante a été… besognée… par cet individu. La fosse que vous voyez là
porte déjà le numéro « sept » ! Notre homme, sans doute dérangé
dans sa tâche, n’a pas eu le loisir de
la terminer… Comme vous pouvez le constater, notre ami cantonnier, Maurice, est
en train de refermer le trou… ».
-
Monsieur le Maire, pouvez-vous nous
décrire le mode opératoire de celui que la population a nommé « le Faiseur
de tombes » ?
-
Nous pensons qu’il franchit l’enceinte du
cimetière, à la nuit tombée… Il choisit ensuite un emplacement selon des
critères qui restent, pour nous, aléatoires, creuse la tombe, la remblaie,
ajoute de la terre pour faire un joli dôme… Il passe ensuite à la partie…
Passez-moi l’expression… la partie… décoration… Il vole fleurs fraîches,
bouquets artificiels, vases en porcelaine, croix en tout genre, sur les caveaux
de proximité et implante tout cela sur sa réalisation.
-
Mais, Monsieur, qu’est-ce qu’il enterre
exactement ? Que met-il dans les fosses ?
-
Personne n’a rien trouvé ! Maurice,
ici présent, a aidé les gendarmes. Ensemble, ils ont retourné chaque centimètre
carré de terre, fouillé chaque pelletée. Des prélèvements ont été effectués par
la police scientifique : rien ! Rien de rien ! Le mystère reste
entier !
L’écrivaillon
local, oublieux de ses chaussures noires reluisantes, s’était avancé d’un pas
vers le bord de la fosse :
-
Pardon Monsieur Maurice, si je ne m’abuse,
vous habitez la petite maison de fonction, à l’entrée du cimetière, n’avez-vous
rien entendu ou vu, de suspect, la nuit ? Une lampe torche, une
silhouette ?
Maurice,
la mine chavirée, avait dodeliné de la tête pour dire non. L’Adjudant-Chef de
Gendarmerie Bourdel, indigné, avait répondu à sa place :
-
Comprenez bien, Monsieur… Maurice, depuis
que sa femme est… depuis qu’elle… a
disparu … Enfin, pour des raisons personnelles… il prend, chaque soir, des
comprimés pour dormir. Il nous entend même pas
quand on vient faire des rondes nocturnes ! Nous passons donc lui
emprunter la clé du cimetière vers vingt heures ! Après c’t’ heure-là, il dort
comme un loir ! Et nous autres, tout comme « l’individu », nous sommes obligés de faire le mur pour…
pénétrer !
Quelques
rires gênés avaient fusé !
Au
souvenir de sa femme, disparue en mer dans le naufrage improbable et
catastrophique d’un bateau de croisière (pour une fois que Janine gagnait le
premier lot d’une tombola !), Maurice avait pudiquement baissé la tête, et
s’était perdu dans la contemplation de sa botte de jardin verdâtre, engluée
dans la boue, enlisée dans la terre… Un pied dans la tombe, il aurait
volontiers botté le c... du journaliste
avec l’autre !
-
Messieurs, avait repris le Maire, notre
Faiseur de tombes reste, pour le moment, l’homme invisible ! Pour cette
raison, et pour faire cesser ses agissements, nous devons mettre en œuvre
vigilance et solidarité !
Le
sous-préfet qui avait paru, jusqu’alors, quelque peu détaché de la conversation, s’était
brusquement réveillé :
-
Tout de même, ne trouvez-vous pas, cher
ami, que tout cela est très exagéré ! Cette personne creuse, rebouche,
emprunte quelques objets funéraires, les restitue, puis recreuse quelques
mètres plus loin… Toujours le même rituel ! Cela ne fait pas d’elle
l’ennemi public numéro un ! J’imagine plutôt une personne avec de graves
problèmes psychologiques !
-
Avec tout mon respect, Monsieur le
Sous-préfet, on voit bien qu’il ne s’agit pas de votre cimetière ! Notre désir le plus profond, à tous,
habitants de Sainte Foix, est de laisser reposer en paix nos chers
disparus ! Nous désirons leur rendre visite, quand ça nous chante, sans
craindre de croiser, au coin d’une allée, un collectionneur de tombes, et
voleur, de surcroît ! La population est à bout ! Lisez plutôt cette
note, anonyme, cela va de soi, déposée dans la boîte aux lettres de la mairie,
ce matin.
Les
mots ou syllabes avaient été découpés dans le journal local et recollés sur une
feuille de cahier, pour délivrer le message suivant :
« NOTRE
CIMETIERE N’EST PAS UN GRUYERE : AU TROU LE FAISEUR DE TROUS ! »
Le
sous-préfet avait laissé échapper un sourire ironique, rapidement transformé en
gros soupir… Puis avait murmuré une phrase presque inaudible, dans laquelle il
était question de « bêtise humaine ».
C’est
alors que l’orage, qui avait, jusque-là, patiemment attendu son tour pour
s’exprimer, s’était mis à gronder au-dessus des têtes, à zébrer le ciel
d’éclairs fulminants, à expédier ses premières énormes gouttes. Il avait sonné
le glas de la réunion. Sous les yeux médusés de Maurice, le maire avait,
brièvement, répété les mots à retenir, « vigilance et solidarité »,
et remercié son auditoire. Quelques parapluies étaient apparus… La populace
avait pris ses jambes à son cou ! La délégation officielle était repartie
comme elle était venue, bruyamment, en ordre dispersé ! Le cimetière
s’était vidé en un clin d’œil !
Le
cantonnier avait frotté, l’une contre l’autre, ses deux grosses mains velues et
calleuses. Il avait posément craché dedans afin qu’elles accrochent bien
le manche de la pelle. Elles avaient déjà tant fait, mais il restait tant à
faire ! Il avait rallumé son mégot, s’était remis à la tâche, pelletant de
toutes ses forces… D’origine paysanne, il savait mieux que personne ce qu’il en
était de ce cumulonimbus. D’ici deux ou trois minutes, le vent d’ouest l’aurait
emporté, lui et sa ridicule petite averse ! Ah, si seulement, le capitaine
du Costa Liberta avait eu d’aussi bonnes connaissances météo que Maurice… Elle
serait peut-être encore là, la Janine, à faire briller les parquets, et à lui
crier dessus pour qu’il utilise les patins, quand, assoiffé, il rentrait
momentanément du cimetière pour se servir un verre de rouge.
-
Chaussons… ou patins ! Lui
aboyait-elle dès son approche.
Invariablement,
il choisissait de garder aux pieds ses bottes crottées. Il visait alors avec
minutie les deux rectangles de feutre élimés, apposait, en leur centre, les
grosses semelles de caoutchouc et entreprenait la traversée de la pièce,
glissant au pas du patineur… Invariablement, ce choix faisait grincer des dents
la Janine ! Une fois de plus, elle aurait les patins à nettoyer ! Et
lui fanfaronnait dans son dos, heureux d’avoir pu contrarier la mégère, qu’il
avait aimée, sans doute, un jour, mais qui, désormais, lui pourrissait la
vie !
Jusqu’au jour où…
Il
était rentré plus tôt que d’habitude, transi des premières gelées de novembre,
humide jusqu’à l’os d’un brouillard épais et sournois… Il s’était, comme à son
habitude, statufié sur le seuil de la porte, cherchant des yeux les patins
exécrés. La Janine se tenait assise sur une chaise, dos bien droit, devant la
table de la cuisine. Elle contemplait le billet que tenait sa main gauche posée
sur le formica… Mais son regard allait bien au-delà du morceau de papier,
dénonçait des rêves inaccessibles, dévoilait des horizons lointains, abordait
des terres inconnues et paradisiaques. Elle souriait béatement…
Maurice
en avait eu le souffle coupé… puis s’était ressaisi :
-
Les patins… Je suis glacé… je viens boire
un vin chaud…
Mais
le corps de Janine ne semblait pas habité ! Il avait donc osé élever la
voix.
-
Qu’as-tu fait des patins ? Je ne les
vois pas, bon sang !
La
femme, alors, avait tourné la tête vers lui, était sortie de son mutisme.
-
Ah oui, les patins… Il n’y aura plus de
patins…
Bouche-bée,
le fossoyeur n’en avait pas cru ses oreilles !
-
Finis les patins, la saleté, le
ménage ! J’ai gagné le premier prix ! A la tombola du Leclerc !
Une croisière de quinze jours, pour deux, sur un paquebot de luxe !
-
Quinze jours… Mais… Comment je vais faire,
moi… J’peux pas partir aussi longtemps ! J’suis le gardien tout de
même !
-
T’as pas compris, Maurice… Tu n’ viens pas
avec moi ! J’emmène la Lucette. Les voyages, elle, ça la connait. Et puis,
mon pauv’e vieux, t’es pas sortable ! Toujours fringué comme un
clodo ! Toujours à creuser la terre, à cimenter des caveaux, et à parler
avec les morts ! R’garde-toi ! Tu fais vingt ans de plus que ton
âge ! J’en peux plus, moi ! J’étouffe à faire la concierge ici !
Alors que toi, tu n’es heureux que dans ton cimetière !
Maurice,
il avait baissé le nez comme un enfant pris en faute. Il avait longuement
observé le parquet reluisant de la pièce, avait avancé de quelques pas,
laissant derrière lui des empreintes de boue intolérables… Mais rien ne s’était
produit. La Janine n’avait poussé ni gémissements ni cris de révolte. Elle
avait jeté un regard détaché aux traces immondes, puis s’était levée afin de
ranger, dans son sac à main, le billet, sésame de bonheurs à venir.
C’est
alors qu’il se servait un deuxième verre de vin qu’elle avait ajouté d’un ton
bien tranquille :
-
Maurice… après la croisière… je ne
reviendrai pas…
L’évocation
de ces souvenirs douloureux avait réveillé la colère du fossoyeur et décuplé
ses forces physiques. Tiens, une pelletée débordante pour la Lucette qui avait
mis des idées saugrenues dans la tête de sa femme et l’avait entrainée sur des
pentes dangereuses. Et celle-là pour le commandant du navire, cet incompétent
notoire responsable du naufrage ! Et encore une, la plus tassée, pour la Janine elle-même, qui lui manquait à
un point qu’il n’aurait pu imaginer ! Et d’autres encore, pour le
journaliste, pour le maire et le sous-préfet, pour tous ces gens qui étaient venus troubler une vie qu’il
avait déjà bien du mal à reconstruire. Non mais franchement, tant de monde pour
s’intéresser à un si petit mystère! Tant de bavardages inutiles, de singeries…
Ils n’avaient rien d’autres à f…, franchement, ces messieurs endimanchés ! Et à
quelle vitesse, ils avaient fui l’orage ! Seul l’Adjudant-Chef de Gendarmerie
avait tardé à quitter le cimetière, à rejoindre ses subordonnés. Il avait même
lanterné, sous la pluie, autour du veston de Maurice, accroché, à quelques pas
de là, au manche de la pioche. Ça lui était bien revenu, maintenant, à Maurice,
l’attitude étrange de Bourdel, et ça l’avait stoppé net dans l’avancement de
son labeur ! Il avait jeté sa pelle hors du trou, avait remonté son corps,
soudain glacé. Il s’était approché du bleu de travail, en avait fouillé
frénétiquement la poche… Ses doigts terreux avaient rencontré un bout de
papier. Il s’en était emparé ! Une écriture, un brin scolaire, délivrait
le message suivant :
« Cher
Maurice, laisse-moi te raconter… J’en avais vraiment marre de tout ce cirque… !
Depuis le début de cette histoire, j’avais cherché vainement le mobile… Puis,
cette nuit, une insomnie… Une vraie révélation ! Une évidence ! Je
n’en revenais pas moi-même. Alors, tu imagines mon bonheur ! Bon, je
t’expose ma théorie : la mer a emporté, à jamais, le corps de ta femme et
de six de ses compagnons de voyage. J’ai deviné que tu as creusé sept tombes et, ainsi, atteint ton
objectif : sept
funérailles ! Je ne sais pas pourquoi tu as accompli cette folie ! Le
malheur sans doute, la souffrance… Je voulais juste te dire ceci : en
souvenir de notre enfance, je ne parlerai pas ! Cette affaire restera non
résolue. Et tant pis si ma réputation en prend un coup ! L’amitié, mon
vieux, ça n’a pas de prix ! Détruis ce billet, tourne la page ! Ton
ami : Lucien ».
Le
fossoyeur avait alors extirpé de sa poche son vieux briquet, s’était accroupi près de la tombe,
d’un geste vif, avait enflammé le bout de papier. Les cendres, insignifiantes, s’étaient éparpillées. L’homme avait songé
qu’un petit verre de rouge serait le bienvenu pour oublier l’épisode contrariant
qu’il venait de vivre. Il avait laissé son travail en plan, était parti en
direction de son domicile…
Sur
le seuil de la maison, une paire de patins à carreaux toute neuve l’attendait.
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