-Souriez… Mais soyez triste,
m’explique Jean-Charles derrière son appareil photo. Voyez-vous, il faut
exprimer la satisfaction d’être
débarrassé d’une obligation, et en même temps, afficher une tristesse de circonstance.
Je veux qu’on ait envie de mourir sereinement, toute affaire réglée, et qu’on
perçoive les grâces des proches dévoués tout entier à la célébration du client.
L’art de suggérer le pire combiné à la prévenance pour soulager le malheur,
voilà notre défi! Bref, d’un simple coup d’œil sur l’image, le défunt doit
vivre son propre deuil avec bonheur!
Sur le trottoir, devant la façade du magasin, j’improvise
un visage de contrastes! L’enseigne au-dessus de moi aborde avec tact la nature
du commerce: « Aux dernières modes »,
et en plus petit « Tout pour le
deuil ». Un cercueil, appuyé en position verticale contre la vitrine, est
assigné au rôle de décor. Son couvercle entrouvert feint l’invitation. Je
glisse un pied à l’intérieur…
-Ex-tra-or-di-naire ! s’enthousiasme Jean-Charles
qui appuie en rafales sur le déclencheur de son appareil photo. Admirable! Jacques, vous êtes un artiste!
Je snobe ses cagoteries bouffonnes. Avec le pied en
l’air, ma stabilité est gagée par une seule jambe, comme un grand échassier à
l’affût, et tous mes efforts sont concentrés sur la verticalité de mon corps. Jean-Charles,
propriétaire tout neuf du magasin de pompes funèbres, est en effervescence. Son
concept de développement prend forme: « L’ancien temps obligeait notre
activité à une discrétion pudique. Aujourd’hui, l’homo œconomicus souffle la
bravade. Apostrophons les vivants! Intimons, à toutes les générations, la fatalité
de leurs funérailles! Exit la confidentialité moribonde et place à l’exhibition
ostentatoire!».
La campagne de la communication est déclarée. « Jacques,
a décrété Jean-Charles avec l’autorité définitive du patron qui s’adresse à un
employé, vous serez top model! »
C’est ainsi que, réquisitionné sur le premier champ de
bataille, j’oscille, debout sur un pied,
sous la mitraille de Jean-Charles.
-Magnifique! poursuit-t-il, Impressionnant! Quel
talent, Jacques! Permettez, encore quelques photos! Oh! Ecoutez cette accroche,
exulte-t-il, « Aux dernières modes,
tout pour le deuil. Préparez vos obsèques, satisfait ou remboursé. Garantie
illimitée. »
« Jacques, vous m’inspirez! » sont ses
derniers mots, car d’un coup, il expire, fauché par une cardiopathie
coronarienne subite. Il s’effondre, alors que simultanément, je m’affale dans
le cercueil qui bascule.
L’histoire du ballet funèbre de nos chutes se répand
et attire la presse locale. Des journaux relatent «Le croque-mort, tombé au champ de sa publicité!».
Moi, je revêts mon habit de thanatopracteur et pose pour les journalistes qui
m’approchent. J’apparais ainsi en photo sur d’innombrables médias. Le succès de
mon blog photos d’art et décès me
crédite d’une notoriété nouvelle. La voie d’une reconversion inattendue se
signale: le mannequinat m’appelle! Tel un nécrophore, ma vocation a germé sur
la dépouille de Jean-Charles. Elle ne demande qu’à s’épanouir. Aussi n’hésitez
pas à me contacter. Mon book est en ligne.
Jacques, top model accompli
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire