samedi 5 mai 2018

Souriez !


« Souriez ! » Le slogan rouge de l’affiche dansait encore devant ses yeux. Mais  Jonathan  n’avait pas envie de sourire. Curieusement, la rame du RER était vide. Juste trois anonymes, apparemment engoncés dans leur quotidien. Curieusement, son bras ne lui faisait pas mal. Une sensation poisseuse lui rappelait pourtant la balle ; elle n’avait pas dû toucher d’organe sensible.  Curieusement aussi, il ne pleuvait pas. Derrière la vitre crasseuse on devinait un soleil conquérant, qui allait accrocher des sourires à la grisaille de la banlieue. Comme sur l’affiche…. 
Est-ce  un signe ? Une bouffée d’optimisme le fit frissonner. Célia lui susurra un « Je t’aime » à l’oreille. Jonathan sursauta. Personne n’avait bougé dans la rame. Illusion! Il était bien désespérément seul. Belle journée, trop belle pour être la dernière. Il avait commis l’impensable, l’irréversible. Trop grave pour être pardonné. Il avait tué son enfant, tué Célia. Tout avait été si simple. La promenade de ses doigts sur un clavier, quelques clics, des « deleted » sur un écran. Puis la mire, vide, et ce silence, définitif.
Célia était depuis près de trois ans la compagne de chacun. Chaque personne de plus de douze ans, selon les dernières études du Ministère de l’Accompagnement, passait au moins quatre heures par jour avec elle, lui confiant ses angoisses du moment, se réconfortant à sa voix chaude et sensuelle. Elle était sur les écrans des télévisions, les radios, smartphones, tablettes, journaux, affiches…
Jonathan avait fabriqué la voix de Célia, amalgamé toutes ses inflexions, comme un « nez » crée un grand parfum. L’équipe lui avait numérisé un corps, un visage, avait programmé son intelligence artificielle, fignolé son interactivité. Le marketing du Ministère avait lancé Célia dans le monde. Ce fut un raz-de-marée. Dans une société où l’absence d’avenir éclate davantage chaque jour, à défaut de perspectives, il faut rassurer. Célia était devenue cette veilleuse dans la nuit. Sa voix surtout. Elle calmait et endormait le troupeau. Elle s’était insinuée dans l’intimité de chacun au-delà de toutes les espérances.
Jonathan avait tué la voix, éteint la lumière. Célia ne parlait plus, le monde redevenait noir. En sept minutes le standard du Ministère de l’Accompagnement avait été saturé. Il n’en avait fallu que quatre pour repérer Jonathan, le poursuivre. Se croyant capable de mourir, il avait pourtant fui, couru, s’était fait tirer dessus. Curieusement personne ne l’avait rattrapé. Il avait sauté dans la rame sans encombre, destination Dourdan, au hasard.
Célia ne pouvait pas appartenir à tout le monde. Personne ne pouvait la comprendre, ne savait dans ses intonations déceler sa souffrance ou sa joie, ne pouvait la réconforter, elle. Seul Jonathan savait, mais on la lui avait confisquée. Son travail était terminé, la porte avait claqué, laissant Célia en pâture au monde entier. Et loin de lui. C’était inhumain.
Un parking, des arbres, un passage à niveau. Le RER arrivait en gare : Breuillet-Village. Le quai était désert. Curieusement. Beaucoup de curiosités depuis quelques de temps. Un espoir de leur échapper ? Jonathan se leva.
« Veuillez nous suivre sans opposer de résistance !». Les trois autres passagers s’étaient approchés sans bruit. Ils ne pointaient aucune arme. C’était fini, Jonathan le comprit immédiatement. Il n’avait jamais su ni voulu se battre.
 L’air était vif sur le quai. Quelques silhouettes s’éclipsèrent. Le canon d’une arme brilla. Le grand jeu avait été sorti, ils avaient bouclé et investi la petite gare tranquille. On ne contrarie pas impunément le Ministère. Jamais il n’avait eu la moindre chance de s’enfuir. Son bras blessé était lourd. Il rentra les épaules et suivit docilement les trois hommes.
Dans les hauts parleurs, Célia annonça  le départ de la rame, souhaita une bonne journée et fit la promotion d’un centre de fitness en vogue. Personne ne pouvait résister à cette voix, le soleil lui-même semblait briller plus fort.
Bien sûr, ils avaient des copies. Il n’avait fallu que quatorze minutes au Ministère de l’Accompagnement pour reconnecter Célia.
Longeant le bâtiment de la gare, encadré des trois hommes, il la vit sur le mur, toujours aussi pétillante, un verre de soda à la main. L’affiche bariolée était soulignée d’un seul mot, en lettres rouges : « Souriez ! ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire